Charlie : Les leçons d'un massacre
Par Jacques Sapir
Le massacre commis par les assassins au siège de Charlie Hebdo a choqué, bouleversé, indigné. Mais il nous interpelle aussi. Il est de la tache de la police de complètement éclaircir les complicités dont les auteurs de ce crime atroce ont pu bénéficier. Ce sera l’objet de l’enquête et, il faut l’espérer, du procès à venir pour ces assassins. Mais, d’ores et déjà, deux problèmes émergent : celui de la Nation, et donc de la souveraineté, et celui de la laïcité.
L’échec de l’intégration est d’abord le refus de la Nation
Ce que révèle les dérives sectaires, certes très minoritaires, mais qui existent néanmoins dans une partie de la jeunesse française, c’est le sentiment d’anomie quant à l’identité. Une partie des jeunes, issus de l’immigration, ne peuvent pas s’intégrer car ils ne savent pas à quoi s’intégrer. Une expression importante, et oh combien juste, de Mai 1968 était que l’on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance. De même, on ne s’intègre pas à un PIB. Ces jeunes qui parfois manifestent de manière bruyante leur attachement au pays d’origine de leurs parents savent qu’en réalité ils sont rejetés par les sociétés d’Afrique du Nord. Ils ne se sentent pas Français, car on n’ose plus parler de la France. Pourtant, que les choses aillent mal, et l’on y revient immédiatement. Dans son allocution du 7 janvier, le Président de la République n’a fait nulle part mention de l’Europe. C’est un oubli des plus révélateurs.
Mais, ces jeunes savent bien qu’ils sont nés quelque part et que leur histoire personnelle est irréversible. Ce sentiment peut conduire à des réactions très diverses. Certains peuvent trouver en eux-mêmes les ressources pour chercher malgré tout à s’intégrer. On s’incline ici devant Ahmed Merabet, 42 ans, enfant de l’immigration, policier de la brigade VTT du commissariat du XIème, lâchement assassiné de sang froid par les tueurs qui ont frappé Charlie Hebdo ; de même on s’incline devant Franck Brinsolaro, policier du service de la protection, qui avait en charge la protection de Charb. Il en va aussi, mais on en a moins parlé et il faut le regretter, de nombreux soldats français morts dans les opérations extérieures. Par exemple au Mali, comme le sergent-chef Thomas Dupuy, ou encore en Afghanistan ; ces hommes témoignaient de cet attachement à la France terre d’adoption devenue patrie et pour laquelle ils sont morts. Oui, l’intégration fonctionne, mais elle ne touche désormais qu’une partie de ceux qu’elles devraient toucher. Il est à craindre, si l’on n’y prend garde que ce processus ne s’amplifie
L’illusion du religieux, la prégnance du narcissisme.
D’autres se tournent vers la religion et peuvent finir dans le fanatisme. Mais, derrière l’apparence d’une montée de la religiosité, c’est en réalité à une montée des affirmations identitaires et narcissiques que l’on assiste. Les crispations autour des tabous alimentaires et vestimentaires, sur les signes extérieurs (comme la question du voile chez les musulmans) ont avant tout pour but d’identifier brutalement une communauté, de la séparer du reste de la population et de l’enfermer sur des références mythifiées pour le plus grand profit de quelques uns. Ces pratiques, en produisant des mouvements de réactions, font en réalité progresser la division des individus entre eux au lieu d’y mettre fin. Dans la quête de la pureté, et toute religion distingue le « pur » de « l’impur », il ne peut y avoir de mouvement collectif, si ce n’est de petites communautés en proie aux réactions violentes d’autres communautés. C’est d’ailleurs la le piège qui nous est tendu par les meurtriers, comme l’a bien souligné Robert Badinter au journal de FR2 le mercredi 7 janvier. Il est frappant que Marine le Pen, dans sa courte déclaration (toujours sur Fr2) ait dit en substance la même chose.
Par ce retour au religieux, on croit ainsi se protéger de l’anomie. En réalité, on s’y précipite tête baissée. Il faut ici faire le constat de l’échec d’une intégration pour une partie des populations immigrantes car ces dernières n’ont pas eu de références qu’elles pouvaient assimiler. L’intégration est un processus d’assimilation des règles et des coutumes, qui est en partie conscient (on fait l’effort d’apprendre la langue et l’histoire de la société dans laquelle on veut s’intégrer) mais qui est aussi en partie inconscient. Pour que ce mécanisme inconscient puisse se mettre en place, encore faut-il qu’il y ait un référent. La disparition ou l’effacement de ce dernier au nom d’un « multiculturalisme » qui ne désigne en fait que la tolérance à des pratiques très différentes, est un obstacle rédhibitoire à l’intégration. De fait, de même que pour échanger il faut instituer des objets que l’on n’échange pas, pour intégrer et aboutir à un principe de tolérance des individus il faut définir des limites très claires, des points sur lesquels il n’est pas question de transiger. Ici encore, on découvre les dégâts produits par un relativisme outrancier qui se pare des atours des sciences sociales pour mieux en subvertir les enseignements.
La trahison des élites et la perte de souveraineté.
Il faut en suite souligner l’immense responsabilités des élites politiques, de l’UMP comme du PS, qui abandonnent la France à petit pas, soit parce qu’ils ne croient plus en notre pays (mais comment fait alors la Corée du Sud ?), soit par intérêt bête et méchant, la volonté de vivre la vie des élites mondialisées. Ce qu’oublient tous ces politiques qui ont cédé aux sirènes de la pipolisation c’est que pour plus de 95% de la population française, la vie réelle se passe dans le cadre des frontières de ce pays que l’on nomme France. Pour ceux qui ne croient plus en la France, on aurait pu s’attendre à la tentative au moins de construire une Europe véritablement fédérale, sur le modèle de l’Allemagne ou des Etats-Unis. C’est un projet que l’on peut comprendre. Mais ce projet a échoué. Il aurait fallu le proposer quand le mur de Berlin est tombé. A la place, on a voulu perpétuer le méthode traditionnelle de la construction européenne, celle des « petits pas ». Nous en payons aujourd’hui le prix, avec une France qui n’est plus tout à fait un pays puisque l’on a abandonné nombre de prérogatives régaliennes, de la monnaie au budget, aux institutions européennes, et une Europe qui ne sera jamais un pays comme on le constate tous les jours, et en particulier dans la réduction du budget européen, qui se trouve aujourd’hui être inférieur à 1,3% du PIB. Le système confédéral qui en résulte, et qui en résulte par défaut, produit la crise tant économique que politique que l’Europe traverse. Cette crise qui a dévasté la Grèce, le Portugal, l’Irlande, l’Espagne et l’Italie et qui demain, si nous n’y prenons garde, dévastera la France.
La Cour Constitutionnelle allemande à bien vu le problème, elle qui a rappelé dans un de ses arrêts de 2009 qu’il n’y avait pas de peuple européen, et que seuls les différents pays étaient le cadre de la démocratie. De cette entre-deux où nous végétons nait l’anomie. De l’anomie naissent des monstres. Tous les responsables politiques français qui n’ont pas voulu entendre ce qu’avait dit clairement notre peuple il y a dix ans de cela, lors du rejet du projet de Constitution européenne par référendum, en sont responsables. Ils sont donc profondément disqualifiés pour appeler aujourd’hui à l’unité nationale.
L’Europe fédérale étant impossible, et avec elle le mythe d’une « Europe sociale », antienne du PS et d’une partie de la gauche et aujourd’hui désormais pleinement déconsidérée il faut donc rapidement revenir en arrière et redonner à la France les instruments de sa souveraineté. Cela passe par la monnaie, bien entendu avec la dissolution de la zone Euro, mais aussi par les différentes règles contraignantes quant au budget. Il est souhaitable que ceci se fasse à l’échelle européenne. Mais ce qui est souhaitable n’est pourtant pas toujours possible. Il est nécessaire que cela soit fait de toute manière, que nos partenaires le veuillent ou non.
Sociétés hétérogènes, sociétés denses.
Mais, construire une Nation, ou la reconstruire, impose de réfléchir à ce qui peut faire lien entre des individus différents ayant des croyances différentes. Quelle peut être la nature de ce ciment ? On pense qu’aujourd’hui, en ces temps que l’on veut « mondialisés », que l’économique est supposée l’emporter sur le politique. Les relations « de marché », se substitueraient donc aux relations faisant la trame de la société. Cette dernière ne serait donc que la résultante d’une somme de « contrats », entre deux ou plusieurs personnes, et pourrait donc s’appréhender à travers chaque contrat particulier. Ceci implique une dépersonnalisation de l’action et le rôle des normes qui en découle, dépersonnalisation qui repose sur des principes voisins de ceux de l’économie monétaire parfaite décrite par G. Simmel[1]. Mais Simmel lui-même était conscient qu’une société dont le ciment ne serait pas un ensemble d’institutions combinées et inter-agissantes, qui ne sauraient alors être séparées les unes des autres dans l’analyse, ne pourrait aboutir qu’à l’anomie[2]. Nous vivons en réalité dans des sociétés à forte densité économique, mais aussi sociale. Disons tout de suite que cette définition de la densité n’est pas celle du géographe ou du démographe, même si elle leur emprunte naturellement certains aspects. Les sociétés modernes ont en effet pour caractéristiques d’être dense, non seulement humainement (sens géographique et démographique) mais aussi en raison des interactions de plus en plus développés et de plus en plus puissantes entre les acteurs. Ces interactions découlent de ce que l’on peut appeler le « progrès des forces productives » pour reprendre une formule de Marx. Ce sont les effets d’externalité toujours plus importants qu’induisent les moyens matériels mis en œuvre depuis le XIXème siècle. Nous devons à Durkheim la paternité de la notion de densité sociale. Dans son ouvrage Les règles de la méthode sociologique il établit la notion de densité dynamique et de densité matérielle de la société[3]. cette densité dynamique correspond aux nombres de relations qui existent entre les unités d'une société donnée:
"La densité dynamique peut se définir, à volume égal, en fonction du nombre des individus qui sont effectivement en relations non pas seulement commerciales mais morales; c'est-à-dire, qui non seulement échangent des services ou se font concurrence, mais vivent d'une vie commune"[4]. La densité matérielle correspond quant à elle à la densité démographique, mais aussi au développement des voies de communication et de transmission. Pour Durkheim, ces deux densités sont nécessairement liées: "Quant à la densité matérielle (...) elle marche d'ordinaire du même pas que la densité dynamique et en général peut servir à la mesurer"[5].
L'hétérogénéité des agents dans une société qui est matériellement dense induit alors une hétérogénéité et une multiplicité des formes d'interactions. La complexité qui en résulte ne peut être traitée que par des ensembles d'institutions et de formes organisationnelles. Ces ensembles institutionnels et ces formes organisationnelles doivent être complémentaires, soit dans les règles qu'elles produisent soit dans les effets que ces règles engendrent. Cette double complémentarité fait obstacle à toute tentative de reproduire la logique de l'atomisme à l'échelle des institutions. Il faut dès lors prendre en compte la nécessité de l'action collective[6]. On retrouve ici l’apport de la philosophie pragmatique de Dewey[7]. Le rapport à l'institutionnalisme ouvre donc la question de son rapport au holisme méthodologique[8].
La laïcité, compagne obligée de la souveraineté.
Mais, reconnaître l’importance d’un point de vue analytiquement holiste, pose alors la question de savoir sur quelle base va-t-o construire les règles et les institutions, bref les formes collectives, dont on a besoin. Il y a la nostalgie d’un âge mythique où était affirmée la trilogie « Un Roi, une Loi, une Foi ». Cette nostalgie s’exprime tant chez les fondamentalistes musulmans que chez les identitaires. Mais, cet idéal mythique a été fracassé un fois pour toute par l’hétérogénéité des croyances qui s’est imposée comme un fait majeur avec la Réforme. Les guerres qui ont résulté ont été parmi les plus atroces et les plus inexpiables que l’Europe a connues. La seule solution résidait dans le découplage entre la vie publique et la vie privée, et le cantonnement de la religion à cette dernière. Ceci a été reconnu et théorisé à la fin des Guerres de Religion par Jean Bodin dans une œuvre posthume, l’Heptaplomeres[9], compagnon secret des Six livres de la République. Son contenu ne fait que prolonger celui des Six livres. De quoi s’agit-il donc ? Bodin imagine que sept personnages, qui tous pratiquent la médecine[10] et qui professent tous une foi différente, sont réunis dans un château. Chacun son tour, ils vont chercher à convaincre les six autres. Naturellement, c’est à chaque fois un échec, et pour une raison simple : la foi n’est pas affaire de raison. Quand le septième de ces personnages a parlé se pose alors une question redoutable : que vont-ils faire ?
La réponse est éclairante à deux titres. La première est qu’ils décident de ne plus parler entre eux de religion, autrement dit celle-ci est exclue du débat public et devient une « affaire privée », même si, par courtoisie, ils s’engagent tous à aller aux célébrations des uns et des autres. La seconde est qu’ils décident d’œuvrer en commun « pour les bien des hommes ». Une autre fin aurait été possible. Ils auraient pu décider de se séparer et de travailler séparément chacun dans leur communauté. Il y a là la seconde « invention » de Bodin. On insiste, à juste titre, sur la première qui est la distinction entre une sphère publique et une sphère privée. Elle est essentielle. Mais, elle ne doit pas masquer la seconde, qui n’est pas moins importante. L’invention de la sphère privée, et du cantonnement de la foi à cette dernière, ne prend sens que parce que des personnes de fois différentes se doivent de cohabiter ensemble. Que Jean Bodin insiste sur l’action en commun de personnes aux convictions religieuses différentes est très important. Cela veut dire qu’il y a des choses communes, des Res Publica, qui sont plus importantes que les religions. Cela signifie aussi que ce que nous appellerions dans notre langage la « laïcité » est une des conditions de l’existence des sociétés à composition hétérogènes[11]. En retranchant de l’espace public les questions de foi on permet au contraire au débat de se constituer et de s’approfondir sur d’autres sujets. En ce sens, Bodin pose le problème de l’articulation de l’individualisme avec la vie sociale, problème qui est au cœur du monde moderne.
Souveraineté et laïcité
Il nous faut aujourd’hui réagir. Non pas en exigeant un durcissement des peines et de l’arsenal répressif. Cela peut être nécessaire, mais il faut savoir que l’on reste, là, dans le domaine essentiellement symbolique. On fait de la gesticulation politique. La réaction doit être plus profonde et, en un sens, plus radicale. Face à la montée de l’anomie et de ses monstres il faut reconstruire d’urgence les conditions d’exercice de la souveraineté du peuple dans le cadre de la Nation. Mais, pour cela, il est impératif d’avoir une attitude ferme en ce qui concerne la laïcité, qui est la garantie fondamentale de nos libertés. Oui, nous devons nous rassembler et retrouver les fondements de la Res Publica. Mais nos dirigeants élus ou anciens élus sont les derniers à pouvoir le faire
Les assassins ne paraissent forts que parce que nous sommes faibles, et oublieux des principes dont nous sommes porteurs. Nous les avons laissé monter sur nos épaules. Redressons nous et ils joncheront la terre !