« Le bombardement chirurgical ou tactique n’existe pas »
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Guha-Sapir est la directrice du Centre de recherche sur l'épidémiologie des désastres. Elle a publié en septembre dernier un rapport sur les victimes tuées en Syrie.
Sur la photo : Guha-Sapir. Par David Fernandez
Vous avez publié en septembre dernier un rapport sur les victimes tuées en Syrie. Comment a été reçu ce rapport ?
Notre intention en réalisant cette étude était d’attirer l’attention du grand public, au moins le grand public informé qui lit ce que publie la presse au sujet de l’étude, afin qu’il soit conscient des implications d’un bombardement sur un pays. Je crois que nous aurions été naïfs si nous avions pensé y arriver, mais au-delà de l’intérêt scientifique de l’étude, nous voulions que les Européens et les Américains soient conscients qu’ils sont responsables des conséquences du bombardement.
Le récent bombardement d’un hôpital à Kunduz en Afghanistan confirme nos résultats. Ce que nous avons dit de manière implicite dans notre étude est que, selon nos chiffres, le bombardement chirurgical ou tactique n’existe pas. Le résultat du bombardement a été la mort de civils, de femmes et d’enfants. Ça c’est la réalité. 22 personnes, patients et soignants, sont mortes suite à cette frappe. Je ne peux pas en arriver à dire que les cibles étaient les enfants et les femmes, en revanche je peux affirmer que les rebelles ne semblent pas avoir été la cible.
Vous avez également étudié l’impact que les conflits armés sont en train d’avoir sur les sociétés. Quelles sont vos conclusions ? Ces sociétés sont-elles récupérables ?
Si l’on prend le seul exemple du Moyen-Orient, notre expérience nous montre qu’il n’y a aucune récupération possible. L’Irak est en ruines depuis 15 ans. La Libye est dans un état tellement chaotique...Elle a très mauvaise mine. Il est très difficile de dire combien de temps vont durer l’instabilité ou la guerre au Moyen-Orient.
D’un autre côté, regardons les exemples de pays en Afrique qui ont traversé de nombreuses années de guerre civile : le Mozambique, l’Angola, la Sierra Leone, le Liberia, sont des pays qui ont connu de longs et sanglants conflits. Et maintenant, ce n’est pas qu’ils sont devenus des pays riches, mais la violence a en grande partie disparu. Ce qui s’est passé (et qui se passera en Syrie aussi), c’est que la guerre détruit les infrastructures et que les personnes qui ont une certaine éducation se voient forcées de fuir le pays. Les Syriens qui arrivent en Europe font partie de la classe moyenne : instituteurs, infirmières, mécaniciens... Cette population s’en va et c’est leur pays qui en pâtit. Ce qui a été un défi en Afrique et qui va en devenir un pour la Syrie c’est la perte du capital humain.
La majorité des personnes qui ont fui la Syrie se retrouve désormais dans les pays limitrophes. De quoi ont-ils besoin ? Comment y vit-on jour après jour ?
En Turquie, en Jordanie... Plus de 2,5 millions de réfugiés se trouvent dans ces pays, beaucoup plus qu’en Europe. Il est intéressant de noter deux choses : les réfugiés syriens qui ont franchi la frontière sont dans des conditions meilleures, ils font partie de la classe moyenne ou populaire-moyenne et ont eu les moyens de voyager depuis le centre de la Syrie jusqu’à la frontière et l’ont franchie. Parce que la Syrie n’est pas l’Afrique, les conditions sanitaires y sont similaires à celles que l’on trouve dans certains pays d’Europe. Les gens avaient accès à une bonne éducation, à de bonnes conditions sanitaires et donc ces 2,5 millions de réfugiés sont en général en bonne condition. Et une fois que tu as passé la frontière, tu as le droit à la protection de l’ONU. Chaque fois que tu passes la frontière tout va bien. Mais lorsqu’il s’agit de faire l’inverse, c’est là que les problèmes commencent.
Tu as environ 4,5 millions d’individus (cela donne en tout sept millions de personnes d’un pays qui en compte 20 millions) coincées en Syrie à cause du manque d’argent, du manque d’information, de l’analphabétisme, ou pour quelque autre raison. Ce sont ces personnes-là qui sont en danger.
De ce que je sais, l’aide qui est offerte aux réfugiés de Syrie dans des pays limitrophes est meilleure dans certains pays que dans d’autres. De ce que je sais, au Liban et en Jordanie la situation est chaotique du fait des campements qui ne sont pas en très bon état et qui ne sont pas très organisés. Ce qui risque probablement d’arriver c’est que ces réfugiés entrent en conflit avec la population locale, pas tant au niveau politique (entre chiites et sunnites), mais plutôt parce que ce sont sur les autochtones que cette présence se fait ressentir, tout simplement. Nous l’avons vu en Asie lors de la guerre du Vietnam, mais aussi au Darfour : l’aide étrangère arrive, avec des équipements et des médicaments en passant par des zones qui n’ont pas accès à cela, elle va directement jusqu’au camp et permet d’offrir des soins. Lorsque la population locale commence à dire : « Oh, attends, pourquoi ces personnes reçoivent-elles ces soins alors que nous, nous n’arrivons même pas à voir le médecin parce qu’il ne vient que deux heures chaque matin ? » Cela crée des différences. Il existe une règle internationale, j’ignore si elle est appliquée ici ou pas, qui consiste à donner aussi aux gens qui habitent autour des camps la possibilité d’accéder aux soins, mais la charge de réfugiés dans ces pays est déjà très élevée.
Le Centre de recherche sur l’épidémiologie des désastres est une référence au niveau international sur la question de la gestion des catastrophes climatiques. Ces catastrophes ont-elles augmenté ? Est-ce que l’on peut déjà les mettre en relation avec le changement climatique ou devons-nous être plus prudents ?
Si je regarde la tendance générale sur les catastrophes climatiques dans plusieurs pays, je vois que les inondations augmentent, oui. C’est la catastrophe qui s’est le plus multipliée dans le monde, y compris en Europe (les inondations qui ont lieu en France il y a quinze jours ont provoqué la mort de 20 personnes, ce qui est beaucoup pour un pays développé comme la France). L’autre catastrophe qui a je crois une relation directe avec le changement climatique et qui a beaucoup à voir avec les tensions sociales, bien que les médias ne le rapportent pas souvent ou bien le font trop tard, c’est la sécheresse. On n’aime pas parler de la sécheresse, ce n’est pas spectaculaire comme les séismes ou les tornades qui laissent les maisons en mille morceaux, mais la sécheresse...il n’y a pas grand chose à dire sur la sécheresse, on n’en parle pas beaucoup. La sécheresse est très nuisible car, si elle s’aggrave, on la qualifiera même de dramatique si des personnes s’évanouissent mais, si elle ne fait que s’aggraver, elle fait se déplacer des individus, des centaines de milliers de personnes migrent. C’est ce qui s’est passé en Afrique en 2011. Lorsque les personnes se déplacent, l’agitation sociale civile surgit. Dans le passé, des révoltes politiques qui ont fait tomber des régimes ont été déclenchées par des sécheresses. Avec la sécheresse, les ruraux se déplacent jusqu’à la ville et c’est ce qui déclenche l’agitation politique.
En Asie, les inondations sont un problème assez fréquent. Quand il y a des inondations en zone rurale, les gens migrent jusqu’à la ville où ils n’ont ni droits, ni terres, et où personne ne s’occupe d’eux, et ils en viennent à bâtir des bidonvilles. C’est une pression qui provoque ensuite des bagarres et des fusillades. Alors si tu regardes un peu plus loin que les catastrophes climatiques, et pas seulement les trois jours qui suivent celle-ci, la migration due aux désastres climatiques a des conséquences politiques.
Quelles étaient vos attentes concernant le Sommet sur le climat à Paris (COP21) ?
Je crois que l’Europe est un problème marginal quand on regarde la carte globale. Je ne veux pas dire que c’est bien que les gens viennent en Europe. Nous essayons de faire passer le message aux autorités de l’UE qu’il faut qu’ils fassent plus d’efforts au niveau des pays d’origine. Cela ne sert à rien d’ériger des barrières, ni à court terme ni à long terme, la solution se trouve au niveau du pays d’origine, c’est là que l’on a besoin de leur engagement.
Pour revenir au sujet de la COP à Paris, nous y avons participé. C’était la vingt-et-unième réunion, cela fait beaucoup de réunions. J’étais au Sommet de Copenhague, nous étions des milliers et des milliers de personnes. Je ne veux pas penser à l’empreinte carbone, les gens arrivent en avion, tu as beaucoup de réunions auxquelles assistent de nombreuses personnes. Je crois qu’à Copenhague il y avait 80 ou 100 mille personnes. Je n’arrive pas à voir quelles répercussions ces réunions ont eues sur la population en Afrique, ou en Asie par exemple. Peut-être qu’il y en a eu, et ce serait merveilleux, mais moi je ne les vois pas. Je crois qu’il y a une chose à laquelle on n’a pas assez prêté attention c’est que le débat stagne à un niveau stratosphérique. Tu es à Copenhague ou à Paris et on discute de sujets qui n’ont pas beaucoup de rapport avec ce qui se passe dans une commune du Guatemala, du Vietnam, de l’Afrique ou de l’Inde par exemple. On ne fait pas assez d’efforts pour se retrouver à la croisée des chemins, pour voir comment ce problème peut être abordé dans les cinq ou dix ans à venir (et pas dans 50 ou 100 ans). Les personnes les plus touchées par le changement climatique doivent se rendre au collège dans les prochaines années, ils doivent se nourrir. Je crois que la COP21 doit trouver des solutions plus pragmatiques.
Guha-Sapir, lors de l’entretien
Qu’a-t-on appris des désastres provoqués par le changement climatique ?
La seule conséquence de la présence internationale que j’ai notée au sujet du changement climatique concerne les initiatives de développement, qui ont de nouveau le vent en poupe, et qu’on exécute sans réfléchir : on construit trop d’autoroutes dans une zone où le sol n’absorbe pas l’eau correctement, et qui se traduit par des inondations dans cette zone. L’intervention armée de la communauté internationale n’a quasiment jamais eu de résultat positif. Il y en a eu, oui, comme en Sierra Leone par exemple. Mais en Irak ou en Libye... ç’a été des échecs cuisants. Je crois que si on s’apprête à éliminer ou à déstabiliser l’individu qui dirige l’état, tu as besoin d’un plan. Si l’on n’en a pas, alors ce n’est pas la bonne solution. Maintenant, si on élimine le président de la Syrie, on se retrouvera avec 160 groupes de rebelles qui sont en train de s’entretuer.
Ces désastres ont-ils des effets spécifiques pour les femmes ?
C’est une chose que nous avançons, mais nous n’avons pas de chiffres. En situation de guerre ou d’urgence, où tu dois te déplacer et te déplacer rapidement, le problème est que les femmes, et en particulier les femmes jeunes, ont deux ou trois enfants en bas âge, et il est totalement impossible pour une femme de se déplacer avec deux enfants en bas âge, elles n’ont que deux bras, c’est un problème pratique, tu tiens un enfant par la main et l’autre dans tes bras, tu ne peux pas te rendre depuis ton village jusqu’à l’endroit où la nourriture est distribuée, à 40 km de là ; tu n’as pas encore de maison, tu dois bouger (sans même compter les autres objets que tu dois transporter). Ceci est un obstacle absolu, c’est très important, c’est ce qui rend les femmes vulnérables. Les femmes sont fortes – je ne parle pas de force physique – dans les pays pauvres les femmes sont fortes, mais avec deux très jeunes enfants tu ne peux pas bouger. Ils bombardent ton village en Syrie et toi tu ne peux pas bouger.
On a aussi l’habitude de souligner le fait qu’elles sont plus solidaires et qu’elles gèrent mieux l’aide humanitaire.
L’aide que l’on fournit aux femmes est mieux utilisée, et pas seulement en situation d’urgence, dans une situation normale également. Les femmes sont des meilleures gestionnaires. Si tu as un camp de réfugiés qui compte 30 000 personnes, avec des assemblées (les camps sont divisés en quartiers et chaque quartier a son chef), les femmes, bien qu’elles soient analphabètes se sont révélé être de formidables gestionnaires. C’est pour cela qu’on essaie qu’il y ait une femme à la tête des quartiers, on lui donne les moyens et l’autorité, et cela fonctionne magnifiquement bien. Je crois qu’on ne les utilise pas assez. En parlant avec une ONG américaine avec laquelle nous collaborons, l’International Rescue Committee, une des études que nous avons réalisée ensemble en Ouganda donne des résultats intéressants : comme le niveau d’analphabétisme des femmes est assez élevé (on ne facilite pas l’accès aux femmes à l’éducation), si la condition pour être agent d’une ONG dans le village est de savoir lire et écrire, tu peux être sûre que les femmes seront recalées.
Entretien réalisé à la Casa Encendida de Madrid, à l’occasion de l’inauguration du cycle « Crises oubliées ». Traduit de l’anglais par Mariajo Castro pour Diagonal et de l’espagnol par Rémi Gromelle pour Investig’Action
Source : Diagonal
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