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1939-1945 Renault dans la collaboration (1e partie)

 

 

Renault dans la collaboration, c’est une question qui est un peu revenue à l’ordre du jour. Elle a été relancée sur des bases intéressées de court terme, mais elle mérite de l’être sur des bases générales, vu son intérêt pour la connaissance historique.

 

Louis Renault et les autres dans la conjoncture présente

Commençons par les circonstances particulières. Vous le savez, il y a quelques années, après y avoir beaucoup réfléchi et l’avoir de longue date préparée, les héritiers de Renault, les petits-enfants de Renault, ont décidé de lancer une grande opération de récupération des pertes de leurs actifs industriels en se retournant contre l’État. Ils ont expliqué que les mesures prises contre Renault de 1944 jusqu’à la nationalisation-confiscation de la Société anonyme des Usines Renault (SAUR) du 16 janvier 1945, étaient des mesures tout à fait injustes à l’égard d’un grand-père quasi résistant, qui avait tout fait pour servir le secteur civil et la population française pendant la guerre ; qu’elles constituaient de pures spoliations et que par conséquent il fallait revenir sur cette iniquité, qui avait été le produit d’une sorte d’alliance contre nature entre De Gaulle et l’abominable Parti Communiste, alliance sur laquelle on était, sur le plan politique, heureusement déjà revenu. Ça a donné lieu pendant plusieurs années – l’opération ayant été lancée en grand depuis 2009 et surtout 2011 – à un déversement médiatique considérable qui a bénéficié de tous les moyens possibles radiophoniques et audiovisuels.

Il se trouve que je travaillais sur la collaboration économique, ce qui incitait à poser la question de Renault dans le cadre du thème plus général de la collaboration patronale, devenue une sorte de sujet tabou depuis quelques décennies. Or, à la faveur de l’ouverture des archives, j’ai, à partir des années 1980 et surtout 1990, découvert dans les sources originales ce qu’il était impossible de découvrir avant leur ouverture au public : c’est-à-dire jusqu’à quel degré l’industrie française, le capital financier français s’étaient engagés au service du IIIème Reich pendant l’Occupation de la France.

Les archives s’ouvraient mais, ça tombait mal, l’atmosphère générale se fermait : les classes dirigeantes étaient désormais traitées avec un infini respect, et, logiquement, les historiens académiques étaient devenus beaucoup moins curieux : la curiosité sur « ceux d’en haut » compromettait sérieusement les carrières. Alors même que les archives révélaient les agissements réels du grand patronat pendant la guerre, avait commencé à s’imposer la mise en cause du concept même de Collaboration, définie comme volonté d’entrer dans des relations privilégiées avec le partenaire, l’occupant allemand.

 

Cette mise en cause s’est accompagnée d’un autre aspect majeur, le changement de l’image générale de l’Occupation. Jusqu’à la décennie 1990, on avait, somme toute, même si ça manquait parfois de sincérité, à peu près respecté l’idée du Résistant ou de la Résistance : globalement, la Résistance à l’occupant restait considérée comme honorable, par opposition à la Collaboration. On estimait qu’il y avait ceux qui avaient lutté au nom de l’indépendance nationale, pour rétablir la souveraineté nationale violée par l’invasion et l’occupation allemandes du territoire, et puis il y avait le camp des « collaborateurs ». Car, même si on estimait que la collaboration économique n’existait pas, ou si l’on n’avait pas les moyens de la connaître avec précision, on tolérait quand même l’idée qu’on avait collaboré en France et que, ma foi, le patronat avait collaboré plutôt plus que la moyenne. Tout le monde ou presque connaissait la formule de De Gaulle accueillant le Président du Centre National du Patronat Français, Georges Villiers, qui avait été nommé maire de Lyon par Vichy en 1940, à la place du radical Herriot évincé, et l’était resté jusqu’en janvier 19431. On en a fait ces dernières années un résistant mais cette image n’existait pas après la Libération. Le grand patronat avait dû attendre 1946 pour reconstituer officiellement son organisation, la Confédération générale du patronat français, en en changeant d’ailleurs le nom (Conseil national du patronat français). Et de Gaulle était parfaitement compris des Français quand il disait à Georges Villiers, reçu alors : « Messieurs je ne vous ai pas vus beaucoup à Londres ».

Avant les années 1990, de tels propos étaient encore licites, même en milieu académique. Puis ils sont devenus beaucoup moins corrects, et le combat contre le concept même de collaboration s’est doublé – personne n’en sera surpris – d’une offensive de plus en plus ouverte contre les résistants et la résistance, le respect pour les uns et l’autre étant taxés par l’historiographie dominante de « résistancialisme »2. Au stade avancé de cette évolution, et nous l’avons atteint depuis un moment, non seulement la résistance et la collaboration ne pouvaient plus être sérieusement étudiées mais on pouvait réhabiliter Vichy. Et, c’est ce qui – à bas bruit ou plus ouvertement – se produit ces dernières années, avec une forte accélération qui se mesure par la production historiographique française. Laquelle développe cette idée qu’il y aurait un bon Vichy, assez débonnaire, qui aurait été un petit peu gâté sur la fin. Voyez, le mauvais de Vichy résulte d’une évolution imprévisible, comme pour l’Union Européenne : tout ça était convenable, jusqu’à la dérive tardive (avril 1942 et le retour de Laval, ou janvier 1944 avec Darnand au « Maintien de l’ordre ») qui est venue faire dérailler tout ça. Avec un Vichy assez honorable, soluble dans les solutions « occidentales » de l’après-guerre, contrasteraient par contre les pratiques abominables des résistants. Vous avez sans doute été frappés ces derniers temps par le fait qu’il n’y a pratiquement pas d’émission télévisée qui ne traite de la Libération sans afficher les horribles images de « l’épuration sauvage ». En particulier, bien entendu, cette image qui est devenue insupportable et symbole de barbarie, de femmes tondues, tout simplement, nous assure-t-on (ce qui est démenti par les archives des instructions de justice3), parce qu’elles avaient eu des relations amoureuses et/ou sexuelles avec des Allemands. On en était déjà à ce stade de la perception générale de Vichy, flatteuse, et de la Libération, ignominieuse4, lorsque, entre 2009 et 2014, les héritiers ont réalisé leur grande opération publique de lessivage et blanchiment. Ils ont alors amené la télévision à s’émouvoir unilatéralement, sans une voix discordante, sur Louis Renault5, à se pencher sur ses vacances émouvantes avec son petit garçon sur les plages de l’Ouest. C’est cette conjoncture qui a conduit les anciens de Renault, militants ouvriers descendants de résistants, et une historienne amatrice d’archives (expression qui semble relever du pléonasme) à passer alliance pour qu’on en sache un peu plus sur ce qui s’était vraiment passé.

Nous avons donc à cet effet formé une association, l’association « Résistance », qui a eu pour double objectif de combattre la dépréciation de la Résistance et la négation de la Collaboration patronale. Bien sûr, dans l’énorme tapage médiatique qui a envahi le champ ces dernières années, l’effort de l’association représente peu de chose. Mais il a quand même marqué des points et même si on n’a pu faire circuler qu’un tout petit filet de vérité, vous êtes là, vous faites partie de ceux qui font reculer les mensonges. On a évoqué tout à l’heure la période actuelle où les luttes sont difficiles, où elles ont été très affaiblies. Ça ne fait que souligner l’importance de chaque personne consciente des réalités pour qu’on soit en mesure de lutter contre le courant dominant et pour que des petits ruisseaux naissent les grandes rivières. Les grandes rivières, en l’occurrence, c’est que Louis Renault et la société anonyme des usines Renault méritent d’être connus parce que leur histoire vraie est significative de ce qui a caractérisé tout le grand patronat français : je dis bien, non une partie, mais tout le grand patronat français.

Tout à l’heure, Michel a dit à quel point était décisive la dimension de classe de l’histoire. Plus j’avance dans la fabrication de l’Histoire, plus je suis frappée par l’importance de cette dimension qui est aujourd’hui pratiquement exclue, interdite du champ académique : un jeune chercheur ne peut pas, et ce depuis un certain temps, orienter son travail de thèse autour de la conviction, tolérée il y a quelques décennies, que les classes s’opposent objectivement, que « l’Histoire n’est que l’Histoire de la lutte des classes » ; que, par cette affirmation, Karl Marx a simplement décrit une réalité confirmée par les sources économiques, sociales et politiques, françaises et internationales. Si nous avons, avec l’association Résistance, avec les anciens de Renault, avec des militants de la CGT et des militants politiques, avec les forces de progrès, qui ont toutes joué un rôle, marqué quelques points, c’est un acquis important aussi pour cette liberté historique, retirée aujourd’hui aux jeunes chercheurs. Car tout mouvement en avant à cet égard leur donnerait un petit plus de liberté ; et il bénéficierait à l’enseignement général de l’Histoire, qui a fait l’objet d’un excellent petit ouvrage dont l’un des auteurs, Gisèle Jamet6, se trouve dans cette salle ; il permettrait de faire davantage dès aujourd’hui pour nos enfants, confrontés au double mur de la dégradation de l’histoire à l’école et de l’intoxication audiovisuelle, et pour les adultes, alors que toute émission de télévision ou de radio est devenue une épreuve cruelle pour ceux qui savent deux ou trois choses précises sur les faits présentés.

Ce qui est sûr, il faut le dire honnêtement, et nous l’avons dit et répété tous autant que nous étions, c’est que Renault n’était pas le seul collaborateur mais qu’il était emblématique. Le plus souvent, on ne le sait pas, parce qu’aujourd’hui, on pleure surtout sur l’affreuse épuration. D’épuration, il n’y a pas eu, plus on était éminent, plus on avait commis d’horreurs, plus vite on a été lavé, blanchi, pas seulement en Allemagne occidentale ex-nazie, pas seulement en Italie ex-fasciste, mais aussi en France. Travaillant depuis plusieurs années sur la farce de l’épuration, qui fera probablement l’objet de mon livre prochain, j’en arrive quasiment à perdre le sommeil parce que ce lessivage n’a même pas épargné la collaboration de sang : on peut avoir tué, fait tuer 5 personnes, 10 personnes, 100 personnes et bien plus (les chefs de la police, dont Bousquet, et de la magistrature et les ministres de Vichy ont souvent à leur actif bien plus que ça, un certain nombre de grands patrons aussi d’ailleurs) et puis être resté bien tranquille quelquefois dès la Libération. Mettre l’accent sur le seul Renault suggérerait que vraiment c’est une exception, un personnage abominable dans un paysage serein. Non, ce n’est pas vrai, ses pairs en ont pratiquement tous fait autant mais Renault était le plus gros, et son entreprise la plus énorme. Elle s’était installée à l’extrême fin du 19ème siècle, et avait déjà considérablement prospéré grâce à la Première guerre mondiale, qui a beaucoup de caractéristiques communes avec la Seconde. C’est à dire que, à cette occasion, Renault avait surexploité la classe ouvrière et avait accaparé une masse de terrains dont on n’a même pas idée : ça a généré d’ailleurs dans les années 1920 une série de procès pour spoliations de petits propriétaires des terrains de Billancourt, affaires que personne ne connaît mais dont on trouve l’écho dans les archives policières de la Préfecture de Paris. Le patron de Renault avait été financé par l’État dans des conditions inouïes, comme d’ailleurs ses congénères, et il était devenu un exploiteur à énorme échelle : il possédait, à près de 100%, la plus grosse entreprise automobile dans un secteur automobile que, vous le savez, la France représentait avec éclat puisqu’elle a été un des grands constructeurs d’automobiles de la première moitié du 20e siècle. Ce Louis Renault a été emblématique et on l’a saisi comme symbole parce que ses petits-enfants voulaient faire payer le contribuable autant et plus qu’il avait déjà payé dans la première guerre mondiale, l’entre-deux guerres et la Seconde Guerre mondiale7. Nous trouvions cela très désagréable et nous avons fait un petit peu de clarté sur un phénomène qui est – j’y insiste – significatif.

La guerre de classes dans les années 1930

C’est à dire un Renault – commençons par l’avant-guerre – qui est évidemment un des symboles de l’exploitation ouvrière, de la surexploitation ouvrière et de l’enthousiasme pour la répression, au point que, vous le savez, les ouvriers de Louis Renault avaient pour habitude de le surnommer le « saigneur de Billancourt », avec un A. La Société anonyme des Usines Renault (SAUR) battait les records en matière d’accidents du travail ; les machines explosaient, il y avait 5 morts ici, 10 par-là, de ces morts, vous le savez, qui ne sont pas recensés par les journaux, pas plus dans l’entre-deux-guerres qu’aujourd’hui. Cet énorme exploiteur avait pour objectif politique, comme l’ensemble du grand patronat, la liquidation de la République, parce qu’il considérait ce régime comme une entrave au déploiement ad libitum de la liberté patronale. Sous la république, il y avait des syndicats jugés, même quand une partie d’entre eux étaient raisonnables car contrôlés et quand l’autre partie, combative, était persécutée ou interdite d’action ; il y avait un Parlement qui ne servait pas à grand-chose mais qui faisait obstacle à la rapidité des décisions ; il y avait des partis ouvriers dont l’un était particulièrement combatif, enfin tout ça était très déplaisant.

Renault, il faut le dire, s’inscrit parmi les premiers tuteurs du complot contre la République. Car il s’est agi d’un complot, bien que la plupart de mes collègues pratiquent à ce sujet la tactique de « l’éclat de rire pour masquer au public la vérité », expression qu’Henri Guillemin a justement utilisée à propos de la réaction des comploteurs du tandem Cagoule-Synarchie à la révélation, en septembre 1937, du complot contre la République qui avait Pétain et Laval pour chefs apparents (et le noyau synarchique du capital financier pour chef réel)8. Le coup d’État raté d’Eugène Deloncle et consorts, ha, ha, ha, c’était une plaisanterie. La Cagoule aurait « un parfum de romantisme noir », ce serait un pur « épiphénomène » dont on ne comprend pas la survie dans les têtes, ironise l’historiographie dominante. Non, c’était bien « une organisation politique d’envergure », au service du patronat le plus concentré, regroupé dans la synarchie9.

Renault, Louis Renault, tout son appareil et tout son entourage ont joué un rôle déterminant dans la constitution des ligues fascistes, puis dans l’organisation fondée en 1935-1936 qui s’est appelée La Cagoule et qui les a toutes regroupées, et dans la tactique de la tension. Vous avez peut-être vu récemment à la télévision une excellente émission sur « les années de plomb » en Italie et ce qu’on appelle la stratégie de la tension, c’est-à-dire les explosions répétées, les assassinats politiques, qu’il fallait mettre au compte des « rouges », eh bien, nous avons eu tout cela en France en 1937. Et Renault et les siens ont largement contribué au triomphe de cette ligne politique. Parlons d’ailleurs à cet égard de son entourage et notamment de son neveu par alliance François Lehideux, dont il avait fait un administrateur délégué avant d’en faire son directeur général, qu’il délègue formellement en 1935- 1936 à l’organisation des luttes de classes à la SAUR : c’est Lehideux qui est le fer de lance de la répression au moment où la classe ouvrière s’organise (Michel l’a dit tout à l’heure), c’est-à-dire quand en 1934-1935, elle se radicalise et que la léthargie d’après les échecs de 1920 cède devant la crise qui s’aggrave.

Renault, Lehideux et leur entourage sont partie prenante dans le complot préparatoire au régime de Vichy dont Lehideux lui-même sera un des plus importants ministres. Je ne reviens pas ici sur les détails, présentés dans mes ouvrages10, mais je cite pour mémoire le procès de mars 1939 sur la terrible répression qui suit l’échec de la grève de novembre 1938 chez Renault, cette grève qui administre une remarquable leçon patronale dans la conduite de la lutte de classes, et une leçon sur le rôle de l’État au service du grand patronat. Elle mérite un petit arrêt. Le 24 novembre 1938, une grève, parfaitement légale de l’avis écrit du commissaire de police de Billancourt, entamée à 14h30 se solde par l’entrée en masse dans les heures qui suivent de la police11 dans des conditions inouïes de brutalité – avec lesquelles vient de renouer la répression des manifestations de 2016 contre la « loi Travail » : c’est-à-dire avec une police qui donne de la matraque, qui insulte les ouvriers grévistes, qui leur tape sur la tête en criant : « un coup pour Blum ! un coup pour Thorez ! un coup pour Jouhaux ! » Une police qui anticipe directement, avec les mêmes fonctionnaires de police, la répression de sang de l’Occupation. C’est la même répression, avec les mêmes responsables et acteurs au sommet, et les mêmes victimes, puisque Renault et tout son appareil sont en liaison quotidienne, je dis bien quotidienne, avec les autorités les plus élevées de la répression : François Lehideux bombarde de ses courriers le ministre de l’intérieur, le préfet de police, ainsi le 24 novembre, contre la grève12, et le préfet de la Seine13, à propos de tout et n’importe quoi.

On peut à peine imaginer la minutie et l’inventivité de ses suggestions et exigences auprès des chefs de la police, dont je vais donner un seul exemple, sous le président du Conseil radical Daladier. Quand le Parti communiste est interdit par le décret-loi, le 26 septembre 1939, ça n’est pas la droite, c’est la gauche « raisonnable » qui est aux affaires : très exactement jusqu’au 21 mars 1940 où c’est l’homme de droite Paul Reynaud qui remplace l’homme de gauche Daladier, Daladier qui, avec des accents déchirants, décrivait, pendant la campagne électorale de 1936, la rapacité et la férocité des patrons de mines de charbon.

Sur la continuité entre la république agonisante et Vichy, le décret-loi Daladier du 26 septembre 1939 dispense de longs développements. Les dernières arrestations de résistants communistes de l’Occupation se font au nom de divers « chefs » de crimes, « terrorisme » et communisme : au printemps et à l’été 1944, la police de Vichy continue à arrêter, pour déporter les militants, pour les faire fusiller par les Allemands, sur la base du décret-loi Daladier du 26 septembre 1939. Et, lorsque le Parti communiste est interdit, la plupart de ses grands militants et responsables sont arrêtés et incarcérés (ou en fuite). L’occupant, renseigné et aidé par les dirigeants de l’État (Lehideux compris) et de l’appareil policier français, qui lui livreront ces chefs communistes, pourra aisément, désigner les otages : les communistes passeront alors du statut d’emprisonnés, à terme puis à vie, à celui, après remise au Reich depuis l’été et l’automne 1941, d’exécutés ou de déportés.

C’est depuis les interdictions d’août-septembre 1939 et la « drôle de guerre » que Renault, les siens et le capital financier français amorcent ce que Fernand Grenier, à Alger en mars 1944, appellera face à « l’homme de sang » Pierre Pucheu14, « l’extermination des cadres du mouvement ouvrier »15. Lehideux harcèle encore le préfet de la Seine le 19 mai 1940 (France déjà écrasée par la Wehrmacht) pour lui demander de fermer tous les cafés autour de Billancourt parce que les militants communistes continuent à s’y rencontrer clandestinement – ordres aussitôt exécutés16.

Il existe dans Gallica, une collection de L’Humanité17, à laquelle vous avez accès si vous disposez d’un ordinateur, c’est une Humanité qui vaut vraiment d’être lue parce que vous y trouvez l’écho de la vie sociale, des luttes des travailleurs : c’est même, avant-guerre, la principale source de la connaissance du mouvement ouvrier, dimension syndicale comprise, grâce aux rapports quotidiens des correspondants du travail. Je renvoie à ce sujet au très bon livre de Jean Paul Depretto et Sylvie Schweitzer sur Renault, sur l’usine Renault dans l’entre-deux guerres18. L’Humanité est aussi une remarquable source politique. Et on s’aperçoit en lisant le compte rendu du procès de mars 1939 de Renault contre les grévistes de novembre 1938, parmi lesquels Jean-Pierre Timbaud, que leur défenseur, Me Moro-Giafferi19, décrit aussi précisément que les archives policières le fonctionnement du fascisme ordinaire à la SAUR : « j’accuse la maison Renault de provocation et j’exprime la crainte qu’il y ait parmi le patronat des extrémistes affolés. La direction de Renault est connue par l’opinion publique pour la violence des opinions publiques qu’elle manifeste et qu’elle pratique ». Moro- Giafferi explique comment la maison Renault soutient les cagoulards, et révèle entre autres que, dans le dossier des enquêtes conduites depuis 1936 sur les cagoulards, a été découvert un chèque de la Maison Renault. Il y a là une philippique que vous apprécierez sans doute beaucoup20. Les lecteurs de cette intervention précise du très grand avocat peuvent comprendre autant que les chercheurs dépouillant les archives policières que la lutte des classes, en l’occurrence menée par Renault et son entourage, n’est pas une invention marxiste.

Notes :

1 Sur l’évolution de Georges Villiers, index de mes ouvrages Industriels et banquiers français sous l’Occupation, Paris, Armand Colin, 2013, et Les élites françaises, 1940-1944. De la collaboration avec l’Allemagne à l’alliance américaine, Paris, Dunod-Armand Colin, 2016

2 https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9sistancialisme

3 Archives BB18 et BB30 notamment, que je consulte depuis plusieurs années pour préparer un nouvel ouvrage.

4 Sur l’atmosphère politique et historiographique, Lacroix-Riz, L’histoire contemporaine toujours sous influence, Paris, Delga-Le temps des cerises, 2012, « Troublante indulgence envers la collaboration », Monde diplomatique, juillet 2015, p. 24 ; http://www.humanite.fr/critique-de-livre-par-claude-mazauric-la-grande-bourgeoisie-et-linavouable- collaboration
5 http://louisrenault.com/2015/12/28/lhumanite-du-23-decembre-2011-face-a-la-famille-renault-france-3-ecarte-annie- lacroix-riz-par-claude-mazauric/

6 Il faudrait mettre entre toutes les mains l’ouvrage de Gisèle Jamet et Joëlle Fontaine, Enseignement de l’histoire. Enjeux, controverses autour de la question du fascisme, Adapt-Snes éditions, Millau, 2016 (réédition prévue, Paris, Delga).

7 Rappelons que, via les frais d’occupation et le clearing, l’occupant n’a de 1940 à 1944 rien payé en France, et le contribuable tout, Industriels et banquiers français, p. 25-26 et passim.

8 Sur l’intelligente « tactique de l’éclat de rire », Guillemin, sous le pseudonyme de Cassius, La vérité sur l’affaire Pétain, Genève, Milieu du Monde, 1945, rééd., éditions d’Utovie, 1996, p. 50. Je l’ai décrite dans Le choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2010, chapitres 1 et 6, et l’applique à la négation de la trahison de Bazaine par l’historiographie dominante, « La défaite organisée de 1870 », Actes du colloque Henri Guillemin sur la Commune du 19 novembre 2016, à paraître, éditions d’Utovie, 2017.

9 « Avant-guerre, la Cagoule a pu apparaître comme une menace sérieuse contre la République. En réalité, elle a été un épiphénomène, certes bruyant, sanglant, fascinant même pour une frange réactionnaire, mais elle ne fut en rien, ni en 1936, encore moins sous l’Occupation, une organisation politique d’envergure. Apparemment, son parfum de romantisme noir ne s’est pourtant pas totalement évaporé. » Henry Rousso, Libération, 31 mai 1991, « Les Cagoulards, terroristes noirs »; critique, Le choix de la défaite, p. 43-44, et passim.

10 Le choix de la défaite et De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008, index François Lehideux.

11 Rapport officiel du commissaire de police de Boulogne-Billancourt, ? janvier 1939, BA, 2136, Renault, archives de la Préfecture de police (APP).

12 Lettres « recommandée[s] » et signées de Lehideux au ministre de l’intérieur Albert Sarraut et au préfet de police Roger Langeron, co-organisateur de la répression, 24 novembre 1938, BA, 2136, Renault, APP.

13 Sylvie Schweitzer, « Partis et syndicats aux usines Renault (1936-1939) », mémoire de maîtrise, université Paris 1, 1975, résumé et cité par La défaite du Front Populaire, Paris, Maspéro, 1977, p. 143-149; De Munich à Vichy, p. 95, et chapitre 3; Industriels et banquiers, p. 51-52.

14 Pertinax, Les fossoyeurs : défaite militaire de la France, armistice, contre-révolution, New York, 1943, 2 vol., t. II, p. 240 ; sur Pertinax, infra.

15 Contexte, Les élites, p. 181 sq.

16 Lettre de François Lehideux, directeur général des usines Renault, au préfet de la Seine Achille Villey, Billancourt, 19 mai 1940, et note de la préfecture, BA, 2136, Renault, APP, et Industriels et banquiers français, p. 52.

17 1904-26 août 1939 (date de son interdiction par décret-loi Daladier), et 1944, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb327877302/date

18 Jean Paul Depretto et Sylvie Schweitzer, Le communisme à l’usine. Vie ouvrière et mouvement ouvrier chez Renault, 1920-1939, Roubaix, Edires, 1986.
19 Et non, comme je l’ai dit le jour de la conférence, Marcel Willard, qui fut un des avocats du procès des députés communistes de janvier 1940

20 L’Humanité, 7-t 9 mars 1939. Sur le traitement des ouvriers extraits de l’usine après une heure de grève, tabassés, insultés, arrosés avec les lances à incendie, sous l’œil hilare de deux mondains tout juste sortis de leurs mondanités mondanités respectives, le préfet de police Langeron et Lehideux, les 290 arrêtés, entassés dans les commissariats, Depretto et Schweitzer, Le communisme à l’usine, p. 264-271, et De Munich à Vichy, p. 95-96, et photos du cahier central.

Source : Investig’Action

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