Vous allez adorer les algorithmes de la censure
La lutte contre la désinformation est en marche. Le New York Times a récemment consacré un long article aux diverses entreprises lancées pour purger Internet des fake news. Aux manettes de ces outils du futur, les médias traditionnels, Facebook, Google et même l’Otan. Pensée unique et intelligence artificielle. Le cocktail risque de détonner, nous avertir Robert Parry. (IGA)
Quelques jours seulement après avoir arboré des pins du Premier amendement lors du diner des correspondants de la Maison-Blanche — pour célébrer la liberté de la presse — les médias mainstream US sont de retour pour défendre une idée bien différente : comment utiliser des algorithmes pour purger Internet de ce qui est considéré comme des « fake news ». Comprenez, ce que les médias mainstream jugent comme étant de la « désinformation ».
Le New York Times est l’un des plus ardents promoteurs de ce nouveau modèle orwellien de la censure. Dans ses éditions du mardi, il a consacré les deux tiers d’une page pour encenser les entrepreneurs high-tech peaufinant l’intelligence artificielle qui sera capable de traquer et éradiquer les supposées « fake news ».
Pour justifier cette stratégie draconienne, le Times n’a cité qu’un seul exemple de « fake news » affirmant que le candidat présidentiel préféré de l’establishment français, Emmanuel Macron, avait reçu un financement d’Arabie saoudite. Cette fausse histoire avait été publiée par un site web qui imitait la charte graphique du journal Le Soir et qui a permis de remonter à un numéro de téléphone du Delaware.
De tels articles fabriqués intentionnellement, de même que les théories complotistes sans fondements, constituent un fléau d’Internet et méritent une vigoureuse condamnation. Cependant, le Times ne s’inquiète pas du risque potentiel de voir un groupe restreint d’entités journalistiques mainstream baser leur jugement sur ce qui est vrai ou faux à partir d’algorithmes qui pourraient purger Internet de tout avis contraire.
Alors que le Times est membre du réseau First Draft financé par Google — tout comme d’autres médias traditionnels tels que le Washington Post et le site de propagande pro-Otan Bellingcat —, l’idée d’éliminer les informations qui s’opposent aux vérités définies par ce groupe peut sembler attrayante pour le Times et les autres initiés. Après tout, ne serait-ce pas cool d’avoir un outil high-tech qui réduit automatiquement ceux qui vous critiquent au silence ?
Pas besoin de beaucoup d’imagination pour deviner comment la combinaison de la pensée unique et de l’intelligence artificielle pourrait créer un futur orwellien dans lequel une version de l’histoire serait racontée et l’autre version disparaitrait de l’horizon, tout simplement.
Autant le Times, le Post, Bellingcat et les autres se considèrent comme la source de toutes les sagesses, autant la réalité prouve qu’ils ont tous commis d’importantes erreurs journalistiques, contribuant parfois à d’horribles crises internationales.
Par exemple, en 2002, le Times signalait que l’achat de tubes en aluminium par l’Irak révélait un programme secret d’armes nucléaires (alors que les tubes étaient en fait destinés à l’artillerie) ; le Post a écrit comme un fait acquis que Saddam Hussein cachait des stocks d’armes de destruction massive (qui en réalité n’existait pas) ; Bellingcat a déformé la portée d’une roquette syrienne contenant du gaz sarin dans un quartier près de Damas en 2013 (ce qui a donné l’impression que le gouvernement syrien était coupable alors que la fusée avait été apparemment tirée depuis un territoire contrôlé par les rebelles).
Ces faux rapports — et beaucoup d’autres provenant des médias traditionnels — ont été réfutés en temps réel par des experts qui ont publié des informations contradictoires sur Internet. Mais avec le réseau First Draft et ses algorithmes aux manettes, les épurateurs d’informations auraient pu éliminer les avis contraires comme des « fausses nouvelles » ou de la « désinformation ».
Risques totalitaires
Il devrait également y avoir la peur — même parmi ces gardiens autoproclamés de la « vérité » — que leurs algorithmes puissent un jour être utilisés par un régime totalitaire pour piétiner les dernières braises de la démocratie réelle. Mais même en cherchant bien, vous ne trouverez aucune réflexion de ce genre dans l’article du Times écrit par Mark Scott. Au lieu de cela, le Times glorifie les créateurs de ce Meilleur des mondes.
« Dans la lutte contre les fausses nouvelles, Andreas Vlachos, un ingénieur informatique grec vivant dans une ville anglaise du nord, est en première ligne », ajoute l’article. « Fort d’une décennie d’expertise en apprentissage machine, il fait partie d’une start-up britannique qui sortira prochainement un outil de fact-checking automatisé, juste avant les élections britanniques qui se tiendront en juin. Il prône également une compétition mondiale qui mettrait les magiciens de l’informatique en concurrence, depuis les Etats-Unis jusqu’à la Chine, pour tirer profit de l’intelligence artificielle dans le combat des fake news…
“Alors que l’Europe se prépare à plusieurs élections cette année après la victoire du président Trump aux États-Unis, M. Vlachos, âgé de 36 ans, fait partie d’un nombre croissant d’experts technologiques à travers le monde qui exploitent leurs compétences pour faire face à la désinformation en ligne. … Les informaticiens, les géants de la technologie et les start-ups utilisent des algorithmes sophistiqués et des rames de données en ligne pour localiser rapidement — et automatiquement — les fausses nouvelles bien plus vite que les groupes traditionnels de fact-checking.”
The Times cite les promoteurs de cet effort de censure high-tech sans sourciller :
“Les algorithmes devront faire le gros du travail dans la lutte contre la désinformation”, a déclaré Claire Wardle, responsable de la stratégie et de la recherche chez First Draft News, une organisation à but non lucratif qui s’est associée à des entreprises technologiques et à des rédactions pour réfuter les fausses informations sur les élections aux États-Unis et en Europe. “Il est impossible de faire tout cela manuellement”.
L’article continue : “Jusqu’à présent, les informations complètement fausses se sont faites plutôt rares [en Europe]. Au lieu de cela, les faux reportages proviennent plus souvent d’Européens actifs sur les médias sociaux qui parlent de vraies informations, mais tirées de leur contexte. Les faux reportages proviennent également de fausses déclarations propagées par des groupes soutenus par l’État comme Sputnik, l’organisation de presse russe”.
Peu de preuves nécessaires
À défaut de fournir des détails sur la prétendue culpabilité de Sputnik, l’article du Times mentionne un autre article du Times daté du 17 avril et écrit par Andrew Higgins. Cet article accuse le réseau russe RT de “fausses nouvelles”, car il avait décelé une poussée dans les sondages d’opinion en faveur de François Fillon, ce dernier étant accusé dans les médias traditionnels d’entretenir des relations avec le président russe Vladimir Poutine. Curieusement, cependant, plus loin dans le même article, Higgins reconnaît que “dernièrement, M. Fillon a vu une hausse dans de véritables sondages d’opinion”.
(Finalement, Fillon a terminé à une forte troisième place avec 20 % des voix, un point derrière Marine Le Pen du Front National et quatre points derrière Emmanuel Macron, les deux finalistes. Il est également curieux de voir le Times pointer du doigt RT pour résultats de sondage soi-disant bidon alors que le même Times prédisait, avec une certitude de 90 % et encore 85 % le 8 novembre, que Hillary Clinton gagnerait les élections présidentielles aux Etats-Unis.)
Au-delà de l’absence de preuve de la culpabilité de la Russie dans ces opérations de “fausses nouvelles”, l’article de mardi dans le Times se tourne vers l’opération de propagande et de guerre psychologique de l’OTAN en Lettonie, le Centre de communication stratégique d’excellence (Stratcom), avec son directeur Janis Sarts tirant la sonnette d’alarme sur “une montée accrue de la désinformation.”
Stratcom, qui supervise la guerre de l’information contre les adversaires désignés de l’OTAN, mène actuellement un “hackathon” pour trouver des programmeurs qui pourront développer une technologie capable de traquer les informations considérées comme “fausses” par l’Otan.
Sarts précise même que l’objectif de Stratcom n’est pas seulement de supprimer des informations contradictoires, mais aussi d’éliminer les points de vue déviants avant que trop de gens puissent les voir et les entendre. “Des acteurs étatiques ont tenté d’amplifier des points de vue spécifiques pour les intégrer dans l’opinion majoritaire”, a déclaré Sarts au Times.
Comme l’indique le Times, une grande partie de la pression pour couper les “fake news” est retombée sur les géants technologiques US tels que Facebook et Google. Et ils répondent :
“Après avoir essuyé des critiques sur son rôle dans la diffusion de fausses informations lors des élections américaines, Facebook a introduit un outil de fact-checking avant les élections néerlandaises de mars et le premier tour de l’élection présidentielle française du 23 avril. Facebook a également supprimé 30 000 comptes en France qui avait partagé de fausses nouvelles, une petite fraction des quelque 33 millions d’utilisateurs de Facebook dans le pays ».
Un mouvement croissant
Et, selon le Times, ce mouvement de censure se répand :
‘Les législateurs allemands réfléchissent à infliger de lourdes amendes aux entreprises de technologie si elles ne répriment pas les fausses nouvelles et les discours de haine en ligne. Depuis l’année dernière, Google a également financé près de 20 projets européens visant à vérifier les risques potentiels de fausses informations. Google a ainsi apporté son soutien à deux groupes britanniques qui cherchent à utiliser l’intelligence artificielle pour vérifier automatiquement les affirmations en ligne avant les élections législatives du 8 juin. …
‘David Chavalarias, un universitaire français, a créé un outil numérique qui a analysé plus de 80 millions de messages sur Twitter au sujet des élections en France, aidant les journalistes et les vérificateurs à passer rapidement en revue les affirmations qui se propagent sur le réseau social.
‘Après l’élection présidentielle aux États-Unis l’an dernier, Dean Pomerleau, un informaticien de la Carnegie Mellon University à Pittsburgh, a également mis ses followers au défi sur Twitter pour proposer un algorithme qui pourrait distinguer les fausses affirmations des informations réelles.
‘En travaillant avec Delip Rao, un ancien chercheur de Google, il a offert un prix de 2 000 $ à tous ceux qui pourraient répondre à ses besoins. Au début de cette année, plus de 100 équipes du monde entier s’étaient engagées dans le Fake News Challenge de M. Pomerleau. En utilisant une base de données d’articles vérifiés et leur expertise en intelligence artificielle, des équipes rivales — combinant des étudiants, des programmateurs indépendants et des sociétés technologiques existantes — ont déjà réussi à prédire la véracité de certaines affirmations dans près de 90 % des cas, a déclaré M. Pomerleau. Il espère que le taux montera jusqu’à 95 % d’ici la fin de son concours en juin.’
Ainsi, vraisemblablement basé sur ce que le Times, le Post, Bellingcat et les autres oracles de la vérité déclarent vrai, 90 % ou plus d’informations contradictoires pourraient bientôt être vulnérables aux algorithmes de la censure qui peuvent rapidement détecter et éliminer des points de vue divergents. Tel est l’avenir orwellien tracé pour la ‘démocratie’ occidentale. Et le New York Times bout d’impatience de voir ce ‘marché des idées’ réglementé — on pourrait dire truqué — prendre la relève.
Article original NYT Cheers the Rise of Censorship Algorithms paru sur Consortium News
Traduit de l’anglais par Investig’Action
Source: Investig’Action