BARBARIE
Comme beaucoup d'autres, sans doute, je me réveille depuis deux jours avec une boule au ventre. Je suis triplement touché par le massacre perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo, le 7 janvier : comme être humain, comme auteur et comme militant de gauche. Cela ne me donne aucun droit particulier. Ma peine et ma peur n'ont pas plus de valeur que celle des autres. Mais, au fur et à mesure que l'abrutissement se dissipe, il faut bien tenter d'ordonner les idées, d'envisager la suite, de savoir comment continuer à vivre, à écrire, à militer avec ça.
En tant qu'être humain, je suis effaré par cette violence qui nous saute à la gueule. Je suis effaré lorsque je ressens ma haine, mon écœurement et ma peur, et que je sais qu'elle est le quotidien d'une partie de la population mondiale. Comment peut-on supporter cette barbarie, qu'elle soit heureusement exceptionnelle ou malheureusement habituelle ? On ne peut pas. Pas sans devenir fou et soi-même barbare ou sans tout faire pour y mettre fin. Il n'y a que deux réactions possibles : l'escalade de la violence ou la politique. Confrontés à la nullité et à la trahison d'une partie de nos dirigeants, nous avons tendance à l'oublier : la politique est le seul moyen de régler les conflits autrement que par la violence. Faire de la politique, c'est s'accorder sur des valeurs et produire du droit pour les mettre en pratique. Le retour de la barbarie, évident depuis le début des années 2000, nous rappelle que nous avons en grande partie échoué. Plus que jamais, nous avons besoin de reconstruire nos sociétés, nationales et internationales, c'est à dire de faire de la politique.
Je suis profondément choqué, évidemment, que l'on s'en prenne à un média, et que l'on exécute des gens pour leurs idées. J'ai longtemps lu Charlie Hebdo, « mon » journal d'adolescent et de jeune adulte. C'est même Charlie Hebdo qui m'a donné l'envie d'écrire, à une époque où, dans un seul journal, je trouvais les analyses économiques de Bernard Maris, mais aussi les bijoux littéraires de Fajardie et de Gébé. Plus tard, j'ai été pris entre deux sentiments contradictoires. D'un côté, mon anti-cléricalisme me poussait à soutenir ce combat contre l'intégrisme religieux, qui doit pouvoir passer par la satire. D'un autre côté, ma raison politique me faisait croire qu'il était dangereux, dans un contexte extrêmement tendu, de persister dans la provocation, de conforter les fous dans leur folie. Quoi qu'on en pense, cela ne peut cautionner aucun acte violent.
Tuer est la dernière extrémité, le moyen ultime pour faire taire. Mais réfléchissons aussi à la façon dont se déroulent, de nos jours, les débats d'idées. C'est un climat d'intolérance qui s'est généralisé dans les grands médias, sur les réseaux sociaux, dans les salles de réunions publiques. Créer l'amalgame, dégainer l'insulte, abaisser l'autre, ne plus interroger ni nos théories ni nos pratiques. Le 7 janvier, la liberté d'expression a pris plusieurs rafales dans le corps, mais elle est indestructible. Il y a plus grave encore : c'est notre capacité d'exprimer des idées contradictoires sans sombrer dans la violence – verbale, symbolique ou physique – qui est globalement menacée. Faire société implique de faire de la politique et la politique implique de s'exprimer. Or, nous perdons chaque jour un peu plus notre capacité à nous exprimer pacifiquement, y compris au sein d'une même famille politique. La mienne, la gauche, par les valeurs qu'elle défend, a le devoir d'être exemplaire. Nous devons réfléchir, écrire, parler en refusant la violence et le schéma des jeux du cirque imposé par les grands médias. Cela s'appelle la dignité. Nous en avons besoin dès maintenant, pour affronter ce drame, et pour la suite, qui promet d'être rude.
Pourtant, il faut dire les choses, et aller au bout de l'analyse politique, qui ne peut certainement pas être neutre. Après les États-Unis, l'Espagne, le Royaume-Uni, la France est touchée par la barbarie du terrorisme. Cette barbarie terroriste répond à d'autres barbaries. Celle qui consiste à faire perdurer un ordre mondial fondé sur les inégalités et l'exploitation, dans une logique néo-coloniale, qui cultive le désir de vengeance et crée de toute pièce le fanatisme dans les pays les plus pauvres. Celle qui consiste à laisser, dans un pays très riche, une part croissante de la population vivre dans des conditions indignes et humiliantes, tout en faisant du luxe et de la richesse des marqueurs de réussite sociale, ce qui produit le désespoir et la haine au cœur même de notre société dite « développée ». Je ne parle pas d'un passé que je laisse à mes ancêtres, d'une dette « historique » pour laquelle il faudrait se flageller, mais du présent, du monde et de la France dans lesquels je vis.
Les injustices n'excusent en rien la barbarie terroriste, mais elles l'expliquent. D'autres barbares ne sont toujours pas recherchés par la police : les dirigeants de l'industrie française de l'armement, heureux d'augmenter leurs profits grâce à la violence ; les dirigeants politiques et les économistes libéraux qui les conseillent, heureux de redresser la balance extérieure de la France grâce aux ventes d'armes (premier poste excédentaire, et de loin) ; les traders « investissant » sur les marchés de matières premières et déclenchant des drames humains en quelques clics de souris ; les multinationales françaises pillant les ressources des pays du Sud ; les prescripteurs d'austérité pour les couches populaires alors même que nous débordons, en France, de richesses créées. Autant d'injustices qui créent des fous, tuant des innocents. Une folie dont nous n'arriverons jamais à nous protéger.
Car tous les gens sains d'esprit s'en doutent, il est physiquement impossible de lutter contre le terrorisme par la répression sécuritaire. Toutes les polices, toutes les armées, tous les systèmes de surveillance ne suffiront jamais à « protéger » les lieux publics ou privés. Le seul moyen de lutter contre le terrorisme est d'en supprimer les causes, de ne plus créer ces opprimés, qui deviendront désespérés, et dont une infime minorité sombrera dans la folie. La seule solution est la justice, dans la société française comme dans les relations internationales. Une justice définitivement incompatible avec le capitalisme, dont Jaurès disait qu'il porte en lui la guerre « comme la nuée porte l'orage ». La guerre a changé de forme, mais elle reste toujours aussi barbare, et le capitalisme porte toujours en lui cette barbarie.
On peut, à contre-coeur, supporter le temps du deuil une union nationale de citoyens. Mais si les dirigeants français actuels, socialistes ou de droite, avaient un soupçon de dignité, ils reconnaîtraient leur échec, changeraient radicalement de politique ou bien quitteraient le pouvoir. Nous savons tous qu'il n'en sera rien. Nous avons donc une grande responsabilité : penser la suite et construire un projet de société qui nous sauve de la barbarie. Comme l'a dit Noam Chomsky,« Tout le monde s'inquiète de stopper le terrorisme. En fait, il existe un moyen simple : arrêter d'y participer ». L'espace politique est partagé en deux : ceux qui continueront à alimenter la barbarie et ceux qui s'engageront pour y mettre fin. J'ignore quel nom donner aux premiers. Comment désigner une catégorie politique qui comprend des socialistes, des réactionnaires, des ultra-libéraux, des extrémistes de droite ? Les seconds, par contre, n'ont pas ce problème. Ils sont la gauche. Nous sommes la gauche.