TERRORISME ET DEMOCRATIE
Michel Marchand, octobre 2015. (du MS 21)
Au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo et de l'Hyper Casher en janvier 2015, le MS21 (texte du 8 février 2015) condamnait sans équivoque la barbarie de ces crimes, tout en regrettant que les auteurs de ces assassinats n’aient pu être jugés et non abattus purement et simplement par les forces de l’ordre. D’autres craintes étaient également exprimées, celles notamment de voir émerger de nouvelles lois sécuritaires et il apparaissait nécessaire de clarifier les relations que notre pays entretient avec certains pays du Moyen-Orient qui d’un côté apparaissent comme des partenaires politiques et commerciaux, et de l’autre n’hésitent pas à financer et soutenir des mouvements radicaux islamistes afin d'empêcher l'émergence de régimes démocratiques. Ces événements tragiques éclairaient enfin plus que jamais la nécessité de repenser un autre modèle de société pour prévenir les dérives constatées avec effroi et de replacer en son cœur les valeurs de la République d'égalité et de laïcité.
L'ouvrage récent du philosophe Michel Terestchenko (« L’Ère des ténèbres ») apporte une pleine confirmation des craintes exprimées par MS21 et l'on ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage qui trace très clairement les perspectives sombres de naissance de sociétés totalitaires où les principes démocratiques risquent fort d'être balayées. Il nous a semblé opportun de revenir sur ces événements et de les resituer à la fois dans la chronologie de l'actualité politique de ces derniers mois et dans le contexte international du conflit du Moyen-Orient.
1- L'exigence de justice et de droit
Face aux événements tragiques de janvier, seules deux personnes, Robert Badinter et Pierre Joxe, se sont exprimées publiquement pour que les auteurs des assassinats (les frères Saïd et Chérif Kouachi, Amedy Coulibaly) soient jugés en connaissance de cause. Or, comme dans l’affaire Mohammed Merah à Toulouse, tout semble indiquer qu’ils ont été exécutés délibérément, « neutralisés » selon l'euphémisme plus que douteux prononcé par F. Hollande, pour que justice ne soit pas faite, comme s’il était primordial qu’ils ne parlent pas. Aucun responsable politique ne s'est par ailleurs interrogé sur les modalités d'action des forces de l'ordre qui auraient pu conduire à leur arrestation plutôt qu'à leur exécution. On peut faire le parallèle avec le cas du terroriste norvégien d'extrême droite, Anders Breivik qui provoqua une tuerie en juillet 2011 à Oslo et sur l'île d'Utoya, faisant 77 morts et plus de 150 blessés ; il fut capturé par les forces de l'ordre et jugé par un tribunal norvégien. En France, la voix de la Ministre de la justice fut inaudible pendant les événements de Janvier, alors que tout criminel doit pouvoir bénéficier d'un procès équitable. Étrange et aussi inquiétante contradiction de la France de Charlie durant la marche républicaine, symbole d'unité nationale, proclamant les valeurs républicaines de notre pays sans s'interroger sur l'exigence de justice et sur le fait que la peine de mort a été abolie en France depuis plus de trente ans. Traiter les terroristes par l'élimination et la liquidation et non par la justice est l'expression de la déshumanisation de notre société. Il y a tout lieu de craindre un risque de banalisation de l’exécution des coupables au détriment du jugement de ces derniers selon les lois de la République. C’est à la justice que revient le rôle prééminent de montrer aux citoyens qu’ils vivent dans un État de droit. Que justice soit rendue dans le respect du droit, c’est bien là le seul et vrai devoir d’une nation à l’égard des victimes.
Face à la menace terroriste, latente ou réelle, se développe par conséquent une zone élastique de non-droit dont nul ne sait jusqu'où elle peut s'étendre. L'exemple nous vient évidemment des États-Unis qui au lendemain des attentats du 11 septembre, au nom de la légitime défense, prit la décision de traquer dans le monde les combattants suspectés de liens avec le terrorisme, de les déporter et les torturer dans des centres de détention et d'interrogatoire clandestins situés pour certains d'entre eux dans plusieurs pays de l'Union européenne, comme la Roumanie, la Pologne et la Lituanie. La dénonciation de la torture pratiquée par la CIA par la Commission sénatoriale américaine en 2014 n'a pas empêché par la suite, sous la Présidence de B. Obama, les campagnes d'exécutions extrajudiciaires à l'aide des drones, selon le principe : tuer plutôt que capturer. Pour le seul Pakistan, sur la période 2010-2013, les victimes des frappes de drones ont été estimées entre 2 500 et 3 300, ordre de grandeur étant donné le secret qui accompagne de telles opérations qui occasionnent de multiples dommages collatéraux selon l'expression consacrée, c'est à dire civils, hommes, femmes et enfants. L'une des méthodes d'élimination les plus implacables et répugnantes consiste, une fois la cible atteinte, de faire agir à nouveau les drones armés en direction des personnes qui viennent porter assistance aux blessés.
2- Terrorisme et mondialisation
La lutte contre le terrorisme a très vite pris le visage de la lutte du Bien contre le Mal, la lutte contre la barbarie des mouvements jihadistes, la lutte contre l'obscurantisme, la lutte de la démocratie contre les régimes totalitaires, la lutte des croyants contre les infidèles. Guerre sainte d'un côté, guerre contre la terreur de l'autre. Le terrorisme est aussi prétexte pour se livrer à des opérations militaires, comme les bombardements des populations civiles par l'armée israélienne sur Gaza en été 2014. Dans cette confrontation, chaque camp prétend incarner le Bien et lutter contre le Mal. Si l'on veut sortir de ce manichéisme, il faut bien alors essayer de comprendre l'autre, les violences de l'islamisme radical ne sont pas tombées du ciel. Le terrorisme islamiste, dans toute sa violence insupportable, est aussi l'expression d'une réaction à la domination impérialiste occidentale que ces sociétés ont connue tout au long de leur histoire, la dernière en date étant l'invasion de l'Irak par la coalition des forces armées emmenée par les États-Unis. « Cette violence n'est pas islamique : elle est anti-impérialiste » note Olivier Roy spécialiste du monde musulman. Mais que cette violence soit le fait de jeunes élevés en France, voilà qui suscite à présent stupeur et interrogation.
Le parcours des jeunes terroristes cités, M. Merah, A. Couloubaly, les frères S. et C. Kouachi, relève d'une dérive sociale, chemin de déshérence et de petite délinquance, conduisant à la prison et à l'horizon ultime à l'incarnation du « héros négatif » habité par l'esprit du sacrifice dans la mort donnée et la mort reçue. Cet engagement radical trouve un terreau favorable chez un jeune individu qui aura été préalablement désocialisé. Ceci participe à ce grand mouvement de « déculturation » propre au processus de mondialisation. La thèse d'un lien entre la violence du Jihad islamiste et la mondialisation économique néolibérale fondée sur la recherche seule du profit a été avancée dès 1995, les deux facettes constituant deux modalités, tout à la fois opposées dans leur idéologie, mais communes dans leurs effets, à savoir la mise en pièce systématique de la souveraineté des nations et des principes de la démocratie. La réactualisation de cette réflexion n'a pas eu lieu après les attentats de janvier 2015. Il a été jugé préférable par le gouvernement de ne pas engager un tel débat politique et de s'interroger sur la solidité sociale et démocratique de notre société. Plutôt que de vouloir comprendre comment notre société a pu évoluer pour que de tels actes soient commis et trouvent en plus un écho favorable par quelques élèves dans 200 établissements scolaires, le gouvernement a préféré chercher une réponse strictement sécuritaire au défi qui était lancé à la société française par ces assassinats.
3- La fausse réponse
La victoire de Ben Laden n'a pas été seulement l'effondrement des tours jumelles à New York mais dans l'adoption quelques semaines plus tard du Patriot Act par le Congrès,c'est à dire l'autorisation donnée à la CIA de pratiquer l'arbitraire et la torture, de procéder aux exécutions ciblées et extrajudiciaires avec le déploiement à présent exponentiel de drones de surveillance et de drones armés, et de mettre en place un dispositif de surveillance généralisé à l'échelle de la planète. La victoire de Ben Laden est la mise en fragilité des démocraties occidentales, au niveau des institutions et des lois votées qui conduisent à l'arbitraire et risquent sous peu de ne plus garantir la protection individuelle des citoyens.
A la suite des révélation faites par Edward Snowden sur le système d'écoute généralisé mis en place secrètement par les États-Unis, notamment par l'agence américaine NSA, le Parlement européen rendait public en 2014 un rapport pour dénoncer tout à la fois la violation des normes juridiques et des droits fondamentaux à la vie privée, l'absence de contrôle des autorités politiques sur les services de renseignements, la surveillance de masse illimitée des données personnelles qui conduit toute personne à être potentiellement considérée comme un « suspect », le recours à l'argument de la sécurité nationale pour justifier de telles pratiques. Le réquisitoire du Parlement européen concluait que le respect de la vie privée n'est pas un luxe mais « la pierre angulaire de toute société libre et démocratique ».
La crainte de voir se mettre en place de nouvelles lois sécuritaires en France dans le droit fil du « Patriot Act » américain ne fut pas sans fondement. Le Conseil des ministres publiait le 19 mars un communiqué (deux mois seulement après les attentats de janvier) présentant un nouveau projet de loi relatif au renseignement pour donner aux services de renseignement les moyens à la hauteur de la menace terroriste. Le renforcement des moyens d'action des services spécialisés était présenté comme s'inscrivant dans un cadre légal précis garantissant le respect des libertés publiques et de la vie privée. A cet effet, une nouvelle autorité administrative indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) est chargée de veiller au respect du cadre légal. Le projet de loi instaure également un droit de recours devant le Conseil d’État.
De nombreuses associations, comme la Ligue des droits de l'homme (LDH), le Syndicat de la magistrature, l'Observatoire des libertés et du numérique ont dénoncé le caractère liberticide de cette loi. Il apparaît tout d'abord que le gouvernement a utilisé les attentats de janvier 2015 comme prétexte pour faire adopter un projet, prêt sans doute depuis longtemps, dans la logique dénoncée par Naomy Klein dans son ouvrage désormais célèbre « La Stratégie du Choc ». Les motifs d'inquiétudes sont nombreux. C'est globalement un bouleversement de l'ordre institutionnel au seul profit du pouvoir exécutif. L'autorité judiciaire, considérée par la Constitution comme étant « gardienne des libertés individuelles » perd tout pouvoir dans ce domaine au profit du seul Conseil d’État. La loi sur le renseignement, adoptée en procédure accélérée le 24 juillet 2015, va bien au-delà de la lutte contre le terrorisme puisqu'elle englobe également les intérêts économiques et scientifiques de la France. Elle organise l'impunité des agents de l’État, en couvrant du secret défense la totalité des actes intervenus dans le cadre de cette loi. Tout le dispositif est placé entre les mains de l'exécutif La Commission de contrôle (CNCTR) fonctionne selon une logique inversée pour autoriser ou non la recherche de renseignements : un seul membre de la commission suffit pour l'autoriser, la majorité absolue des membres de la commission doit se prononcer pour y renoncer et en cas d'urgence, la décision se passe de l'avis de la commission. L'atteinte à la liberté individuelle devient ainsi la règle, la protection l'exception. La loi sur le renseignement installe par conséquent un dispositif de contrôle des citoyens qui va bien au-delà des seules actions de lutte contre le terrorisme. C'est bien une atteinte aux principes de la démocratie qui se révèle avec cette loi sur le renseignement.
4- Un pacte social et républicain à retrouver.
A côté de l'injonction massive de la quasi-totalité de la classe politique de mettre en place des lois sécuritaires, les événements tragiques de janvier 2015 éclairaient plus que jamais la nécessité de repenser un autre modèle de société dans un schéma social cohérent où la compétitivité, l'argent ne sauraient être les seuls ressorts dynamiques du « vivre ensemble ». La dilution de notre humanité ne doit pas s'opérer dans ce modèle néo-libéral qui est présenté comme étant la seule alternative politique (le fameux TINA « There is no alternative » de Margaret Thatcher). D’autres éléments doivent être rappelés, protégés ou mis en œuvre, comme les services publics en matière d’éducation, de santé, de transports, les politiques de l’emploi et de l'habitat propres à supprimer le chômage et la précarité. C’est bien d'un autre projet de société qui doit être envisagé pour prévenir les dérives constatées avec effroi. Cette autre vision nécessite de replacer en son cœur les valeurs de la République : égalité et laïcité.
Les départs en Syrie et en Irak s’amplifient (+ 107 % sur un an) et les structures qui travaillent à la prévention des dérives djihadistes apportent des éléments d'informations précieux sur cette radicalisation au sein de la société française. Pour Alain Ruffion, psychanalyste engagé dans cette démarche, « le fil rouge de l’engagement djihadiste est une recherche de sens et d’un idéal à la fois identitaire, religieux et politique, par opposition à une société française perçue comme injuste et discriminante ». Ce sont des univers mentaux douloureux qu'il convient de partager afin de rechercher des alternatives saines. De manière plus prosaïque, cela passe aussi par une aide à l’insertion dans le monde du travail et un retour à l’emploi. Toujours selon Alain Ruffion « ces jeunes ont perdu espoir dans la démocratie, leur désespoir est énorme. Face à ce naufrage, tout le monde doit se remettre en question : le système éducatif, les services de l’emploi, comme les entreprises… Face à la tentation du djihadisme, la responsabilité est collective ».
Revoir le système éducatif ? Cela renvoie entre autre à la réforme si controversée du collège et à la décision de supprimer le grec et le latin, nos Humanités et par ricochet à une part de notre humanité. Le lien peut paraître lointain avec l'actualité immédiate, il ne l'est pas forcément. Il est paradoxal de condamner l'obscurantisme religieux des djihadistes de détruire ce qui ne leur ressemble pas comme les Buddhas de Bamiyan, Palmyre, les manuscrits de Tombouctou et en même temps de notre côté vouloir s'attaquer à nos Humanités, à ce qui nous ressemble et constitue le socle de pensée et de langage de notre société. Thierry Grillet, dans son essai pour sauver le grec et le latin, s'interroge sur cet acharnement à défaire ce qui permet à beaucoup d'exclus de la culture de se distinguer. A cette interrogation, on ne peut s'empêcher de penser au film d'Abdellatif Kechiche L'Esquive où un groupe d'adolescents d'une cité HLM répète un passage de la pièce de Marivaux Le jeu de l'amour et du hasard, ni de se souvenir de la raillerie de N. Sarkozy à propos de La Princesse de Clèves enseignée au lycée. Les langues anciennes nous rappellent la signification des mots. Ainsi, T. Grillet précise que dans le terme « islamophobie », le grec phobos ne signifie pas « haine » mais « peur » de l'Islam. Autre exemple de la vivacité de nos langues dites « mortes » qui seraient à évacuer selon l'idée qu'elles seraient inutiles. Le même auteur attire l'attention du lecteur sur l'épaisseur sémantique du mot « hôte », où la racine latine (hosti-) prend à la fois le sens d'ennemi, d'où les termes hostile, hostilité et en même temps sous une autre forme (hospes) le terme d'hospitalité. L'hostilité peut donc se retourner en hospitalité. Ce détour sémantique éclaire étrangement la situation actuelle où l'Europe est confrontée à la question des flux migratoires et à la question de l'accueil des migrants, à la question de « l'hospitalité ». Ce qui règle les mouvements de populations dans l'espace Schengen n'a que de forts lointains rapports avec les lois non écrites de l'hospitalité. La question est loin d'être close sur les flux migratoires de guerre, économiques et climatiques.
Depuis plusieurs décennies, sous l'effet d'un système du tout économique, nous rabotons systématiquement tout ce qui constitue les bases, la structure et le fonctionnement sain de notre société, du local au général : l'enseignement des langues anciennes, les libertés individuelles, les principes de souveraineté nationale et populaire, les services publics, les droits sociaux, les biens communs de la planète. Sommes-nous conscients de ce à quoi nous renonçons ?
Pour en savoir plus.
B. Barber (1995) Jihad vs. McWorld, Terrorism's Challenge to Democracy.Ballantine Books, New-York
M. Berrée (traduction) et al. (2014) La CIA et la torture. Le rapport de la commission sénatoriale américaine sur les méthodes de détention et d’interrogatoire de la CIA, Ed. Les Arènes.
T. Grillet (2015) Homère, Virgile, indignez-vous ! Ed. First.
Parlement européen (2014) Rapport sur le programme de surveillance de la NSA, les organismes de surveillance dans divers Etats membres et les incidences des droits fondamentaux des citoyens européens et sur la coopération transatlantique en matière de justice et d’affaires intérieures. Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, rapport rendu le 21 février 2014.
O. Roy (2002)L'Islam mondialisé, Seuil, Essais, Paris.
A. Rufion (2015) Face au djihadisme, la responsabilité est collective. Entretien dans l'Humanité, le 30 septembre 2015.
M. Terestchenko (2015) L’Ère des ténèbres. Ed . Le Bord de l’Eau.