Comment la France passa de l’ère allemande à l’ère américaine
Dans deux de ses livres, Le choix de la Défaite : les élites françaises dans les années 1930 et De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République 1938-1940 (Paris, Armand Colin, 2010 et 2008), Annie Lacroix-Riz, spécialiste d’histoire contemporaine et professeur à l’université Paris 7, a expliqué comment, dans les années trente, l’élite de la société française – politiciens, militaires de haut rang, industriels, banquiers, le haut clergé, etc. – a voulu et planifié l’ « étrange défaite » de 1940. C’est par le biais de cette trahison que l’élite put triompher de l’« ennemi intérieur » gauchiste, empêcher d’autres réformes politiques et surtout sociales comme celles introduites par le Front Populaire, et éliminer le système, trop démocratique à son goût, de la 3e République en faveur du régime autoritaire et collaborateur de Vichy. Ce régime choya tous les éléments de l’élite du pays, mais surtout le patronat, et tandis qu’il fut un paradis pour celui-ci, il fut un enfer pour les salariés, et pour le peuple français en général ; Annie Lacroix-Riz l’a bien démontré dans un autre ouvrage, Industriels et banquiers sous l’Occupation (Armand Colin, Paris, 2013). Or, dans une toute nouvelle étude, Les Élites françaises entre 1940 et 1944 (Armand Colin, Paris, 2016), l’historienne se penche sur un autre aspect de la saga de la couche supérieure de la société française des années trente et quarante : leur passage de la tutelle allemande à la tutelle américaine.
Les défaites subies par la Wehrmacht devant Moscou (fin 1941) et surtout Stalingrad (hiver 1942-1943) ainsi que l’entrée en guerre des États-Unis et le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord (novembre 1942) firent comprendre à l’élite française que l’Allemagne perdrait la guerre et que l’inévitable victoire soviétique impliquerait fort probablement pour la France le triomphe de la Résistance, « majoritairement ouvrière et communiste », et par conséquent une épuration des collaborateurs et des changements révolutionnaires. Afin d’éviter un tel scénario, catastrophique pour eux-mêmes et pour leur ordre socio-économique, la majorité des politiciens, militaires, industriels, banquiers, et autres « gens très bien », responsables directement ou indirectement pour la trahison de 1940 et la politique collaboratrice, répressive et même meurtrière de Vichy, commencèrent à se dissocier discrètement de la tutelle allemande et à préparer un « avenir américain ». Ils espéraient que l’occupation allemande de la France serait suivie par une occupation américaine, ce qui éviterait des « désordres », mot de passe pour les changements révolutionnaires associés avec la Résistance; et dans le contexte d’une Pax Americana engendrée par une victoire américaine leurs péchés pro-nazis seraient pardonnés et oubliés, leur permettant de conserver les privilèges traditionnels et nouveaux dont ils avaient joui grâce à Vichy. Sous les auspices du nouveau tuteur américain, la France serait un « Vichy sans Vichy ».
Il était possible de rêver à tout cela parce que les leaders américains détestaient également l’idée que, après le départ des Allemands, les Résistants communistes et autres puissent prendre le pouvoir en France, y provoquer des « mutations [politiques et socio-économiques] profondes » et ouvrir la porte à l’influence soviétique. À Washington on n’avait rien contre le régime de Vichy, avec lequel on maintenait jusqu’en janvier 1943 de bonnes relations diplomatiques ; et les autorités étatsuniennes, Roosevelt en tête, espéraient longtemps que dans l’après-guerre Pétain ou un des autres dirigeants vichyssois pas trop souillés par leur germanophilie – comme Weygand ou Darlan – resterait au pouvoir en France, peut-être après un léger « replâtrage parlementaire » du système vichyssois. « L’avenir américain » fut préparé dans des négociations en Afrique du Nord, où les É.-U. avaient plusieurs consulats, en Espagne et en Suisse, où Berne fut le pied-à-terre de l’agent secret étatsunien Allen Dulles, qui y « veillait à l’avenir de la France » et de l’Europe en général.
Les Allemands étaient à la hauteur mais toléraient ces initiatives parce que l’élite du Reich préparait son propre « avenir américain », ce qui impliquait des industriels et banquiers allemands avec de bons contacts américains – y compris Dulles – et même des chefs de la SS/Gestapo. Afin de permettre à quelques-uns des plus fermes suppôts du nazisme au sein de de l’élite allemande, par exemple le banquier Hjalmar Schacht, de se poser en « résistants » quand le régime nazi s’écroulerait, on les enferma dans des camps de concentration comme Dachau, où ils étaient « entièrement séparés de la masse des détenus du camp proprement dit » et bien traités. De façon similaire, les autorités allemandes en France eurent la gentillesse d’arrêter de nombreux « collaborationnistes de premier plan » et de les « déporter » vers le Reich pour y attendre la fin de la guerre dans un confortable lieu de « détention d’honneur », par exemple des hôtels à Bad Godesberg et au Tyrol. Cette expérience devait servir de « brevet de ‘résistance’ » à ces personnages, leur permettant de poser en héros patriotiques à leur retour en France en 1945.
Tandis qu’à l’occasion du choix du tuteur allemand comme « protecteur des coffre-forts » en 1940, « un chef français compatible avec le guide allemand » se tenait déjà prêt dans les coulisses, à savoir Pétain, la sélection d’un chef français compatible avec le nouveau guide américain était nettement moins facile. Le tandem de l’élite française et les autorités américaines détestaient celui qui apparaît aujourd’hui comme un choix manifeste, à savoir Charles de Gaulle, le chef des « Français libres ». La raison ? Ils le regardaient comme un « fourrier du bolchevisme », « un simple tremplin vers le pouvoir des communistes ». Ce n’est que très tard, à savoir le 23 octobre 1944, donc plusieurs mois après le débarquement en Normandie et le début de la libération du pays, que de Gaulle fut reconnu officiellement par Washington comme chef du Gouvernement provisoire de la République française. La chose devint possible à cause de plusieurs facteurs. Primo, les Américains ont fini par se rendre compte que le peuple français ne tolérerait pas qu’après le départ des Allemands « le tout-Vichy [fût] maintenu en place ». Ils ont compris que, inversement, de Gaulle bénéficiait d’une grande popularité et du soutien d’un grande partie de la Résistance. Par conséquent, ils avaient besoin de lui pour « neutraliser les communistes au lendemain des hostilités ». Secundo, de Gaulle négocia auprès de Roosevelt afin d’adopter une politique « normale », ne menaçant aucunement « le statu-quo socio-économique » ; et il donna des gages en « repêchant » de nombreux collaborateurs vichyssois qui avaient été les favoris des Américains. Tertio, le chef des « Français libres » avait pris ses distances avec l’Union Soviétique. C’est ainsi que le gaullisme s’est « respectabilisé » et que de Gaulle est devenu « un leader de la droite », acceptable à élite française aussi bien qu’aux Américains, les successeurs des Allemands dans le rôle de « protecteurs » des intérêts de cette élite. Or, du point de vue des nouveaux vrais maîtres de la France – et de la plupart du reste de l’Europe – il fut et resta une sorte de « rebelle » qui continua longtemps à leur causer des ennuis.
Les Élites françaises entre 1940 et 1944 est une étude surprenante, fascinante, rigoureusement et minutieusement documentée, comme les autres livres d’Annie Lacroix-Riz. De ceux-ci, il faut encore mentionner Aux origines du carcan européen (1900-1960) : La France sous influence allemande et américaine (Paris, Éditions Delga, 2014). On peut y apprendre comment, à la suite de la fin de la Seconde guerre mondiale, les États-Unis ont su consolider leur domination politique et économique de l’Europe occidentale par le biais de la création d’institutions européennes. Et ils l’ont fait en collaboration avec des élites françaises, allemandes et autres – y compris des collaborateurs vichyssois « recyclés » tels que Jean Monnet. Dans ce contexte aussi, leur ancien antagoniste, de Gaulle, leur a causé quelques ennuis.