Équateur : Coïncidences ou coup d’État en douce ?
De nombreuses Organisations d’Autres Gouvernements attaquent quotidiennement le gouvernement de la révolution citoyenne, et cherchent à inverser le soutien dont il bénéficie au sein de la population.
Les prétendues « révolutions colorées » ont été popularisées à la suite du renversement du président yougoslave Slobodan Milosevic en 2000. À la tête de cette atteinte à l’ordre constitutionnel, on retrouve un groupe de jeunes gens baptisé Otpor, soutenu par des agences gouvernementales de Washington, qui allait révolutionner les méthodes de la guerre non-conventionnelle et entraîner une littérature abondante sur ce que nous appelons communément aujourd’hui des coups d’État en douce.
Cette stratégie politique part de l’idée que le pouvoir s’exerce à travers les institutions et que sa mise en œuvre est assuré par les individus, par habitude ou par peur. Il faut donc chercher à restreindre ou à annihiler la coopération de ces individus au pouvoir afin de désintégrer celui-ci. Dans les coups d’État en douce, comme l’indique son principal théoricien, « on emploie des armes politiques, économiques, sociales et psychologiques appliquées par la population ainsi que par les institutions de la société. Tous les gouvernements peuvent gouverner pendant ce temps, grâce à la coopération, à la soumission et à l’obéissance de la population et des institutions de la société, ils reçoivent le renfort permanent des sources de pouvoir dont ils ont besoin. Le défi politique est l’instrument idéal pour refuser les sources de ce pouvoir au régime ». L’objectif de cette stratégie est d’isoler les gouvernants des individus qui assurent la bonne marche des piliers du pouvoir (fonctionnaires, policiers, militaires, juges, journalistes d’État etc.) afin de renverser le gouvernement légal et légitime.
Ingrédients nécessaires
Pour atteindre cet objectif, une stratégie est mise en place et celle-ci comporte toujours trois éléments. Premièrement, il faut multiplier les organisations non gouvernementales afin de favoriser le développement de la non-coopération avec le pouvoir. En conséquence, le financement par des agences étrangères telles que la NED, l’USAID, FreedomHouse, le NDI1, l’IRI2, la fondation Konrad Adenauer, ou l’Open Society Institute, d’une nébuleuse d’organisations se réclamant de la société civile est un premier élément-clé. L’abondance de fonds versés aux ONG, aux syndicats, aux associations, aux partis politiques, aux universités, et aux médias privés est une condition nécessaire afin de pouvoir travailler continuellement l’opinion publique.
La création d’un groupe de jeunes qui sera en charge de créer du mécontentement et d’essayer d’abattre les piliers du pouvoir est le deuxième élément fondamental de cette stratégie. Il est nécessaire que les membres de cette organisation restent, en apparence, à l’écart des partis politiques pour pouvoir présenter une nouvelle image, pour que l’on ne puisse pas l’assimiler à des dinosaures politiques déchus ou pour qu’elle ne soit pas confondue avec des intérêts étrangers. L’emploi de jeunes gens se justifie par leur perméabilité au discours rebelle, leur condition psycho-émotionnelle propice au changement et par l’effet négatif qu’entraînerait une répression contre la jeunesse (personne n’aime voir son enfant ou celui du voisin arrêté par la police et traité comme un terroriste).
Les techniques et les instruments employés pour un coup d’État en douce ont été conçus par Gene Sharp et par l’Institut Albert Einstein. Ils ont été perfectionnés par le groupe Canvas (fondé par Slobodan Djinovic et Srdja Popovic, anciens membres d’Otpor) et par le Centre international sur le conflit non violent (ICNC). Cette dernière organisation, peu connue, s’est concentrée sur la partie pratique de l’enseignement des techniques des coups d’État en douce. L’ICNC a été fondé en 2002 par Peter Ackerman, banquier de formation et ancien élève de Gene Sharp, et il révèle dans sa biographie la multitude de recours politiques que possèdent les États-Unis pour agir dans le monde entier.
Il est directeur de l’Atlantic Council (Conseil de l’Atlantique), rattaché à l’OTAN ; membre du Council on Foreign Relations (Conseil des relations étrangères), cercle de réflexion sur la politique extérieure des États-Unis, et ancien directeur de l’organisation Freedom House. Peter Ackerman a également été membre du comité de direction de l’ONG Care et du think tank ultralibéral Cato Institute.
Ces centres d’entraînement sont fondamentaux pour créer un groupe mobilisateur, fer de lance de la stratégie du coup d’État. Il ne faut pas sous-estimer les techniques enseignées par ces organisations. Elle ont été utilisées avec succès en Europe de l’Est ainsi que dans le Caucase, ou, plus récemment, pendant les « printemps » arabes. Comme l’a indiqué Robert Helvey, ancien colonel de l’armée étasunienne et collaborateur historique à l’Institut Albert Einstein : « Ce sont des stratégies et des tactiques militaires non-violentes ».
Le groupe mobilisateur et l’influence des ONG, dont le rôle est de modifier le comportement des citoyens, considèrent le jour des élections comme un rouage essentiel du coup d’État en douce. Ceci afin de créer une impression de fraude électorale3 qui incite ses partisans à attaquer le pouvoir dans un moment de confusion sur la légalité des gouvernants. Pour atteindre ce stade, il est nécessaire d’activer le troisième élément constitutif du coup d’État en douce. Des mois avant l’échéance électorale, des opérations psychologiques sont planifiées afin de décrédibiliser l’organe électoral officiel et de semer le doute au sein de la population sur l’impartialité de celui-ci. D’autre part, on crée un centre électoral parallèle, financé là aussi par des agences impériales. Tous les coups d’État en douce qui ont réussi ont eu des centres de surveillance électorale illégitimes qui ont déclaré, le jour des élections, des résultats contraires à ceux annoncés par le centre électoral officiel : le Cesid (Centre pour des élections libres et la démocratie) en Yougoslavie, l’Isfed (Société Internationale pour les élections justes et la démocratie) en Géorgie, le CVU (Comité des électeurs d’Ukraine) en Ukraine ou Koalitsia au Kirghizistan4. D’autres organisations similaires ont été créées dans les pays où des tentatives de renversement du gouvernement ont eu lieu à travers ces techniques. C’est le cas de Viasna en Biélorussie, de Golos en Russie ou de Súmate au Venezuela.
Échafaudage dangereux en Équateur
Les politiques d’ingérence de Washington en Équateur ont été permanentes et soutenues. Avec l’arrivée de Rafael Correa à la présidence, le financement de l’USAID et de la NED en Équateur a été renforcé. À l’instar des autres pays qui sont dans la ligne de mire de l’empire, de nombreuses OAG (Organisations d’Autres Gouvernements) ont été déployées à travers le pays, usurpant la représentation de la société sur des thèmes politiques. Certes, on a organisé et mis en place à travers le décret exécutif 16 des cadres juridiques à la participation des organisations sociales et citoyennes. Mais bien que le Secrétariat technique de la coopération internationale, à travers ses résolutions, a réglementé le travail des ONG étrangères dans le pays, beaucoup de groupes continuent de bénéficier de la stratégie subversive des États-Unis, comme l’a révélé un récent rapport de la chaîne latino-américaine Telesur. De nombreuses OOG attaquent quotidiennement le gouvernement de la révolution citoyenne avec pour objectif de miner le soutien dont il bénéficie au sein de la population. En Équateur, le premier élément constitutif d’un coup d’État en douce est en place.
Les tentatives pour créer un groupe de jeunes similaire à Otpor ne sont pas nouvelles dans le pays andin. En 2008, à la veille du référendum sur l’approbation de la constitution de Montecristi, une délégation de dirigeants du mouvement vénézuélien Manos Blancas (Mains Blanches) s’est rendue à Guayaquil et à Quito pour former des jeunes Équatoriens aux techniques établies par Gene Sharp. À cette époque, et malgré de nombreuses perturbations, la stratégie n’avait pas pris et la nouvelle Constitution de la République de l’Équateur avait été approuvée à une large majorité.
Cependant, des années plus tard, l’Institut Albert Einstein, révèle qu’en juillet 2015 un groupe d’activistes équatoriens a pris contact avec eux afin de recevoir des conseils dans sa bataille contre les propositions de loi émises par le président Correa sur l’héritage et la plus-value. Cette fois, la mobilisation a eu du succès et le chef d’État a retiré temporairement ses projets de loi.
En juin 2016, un atelier de formation théorique et pratique à la « résistance civile » a été mis en place pendant deux jours dans les locaux de la Flacso (Faculté latino-américaine de sciences sociales) à Quito. Le premier atelier était dirigé par Maciej Bartkowski, directeur des recherches à l’ICNC. La directrice de l’Institut Albert Einstein, Mary E. King, s’est chargée du second atelier, son exposé mettant l’accent sur les « avantages stratégiques des femmes dans la résistance civile ». Posons-nous la question : Qui a intérêt à former des activistes aux techniques de coup d’État en douce dans une année préélectorale ?
Dans ce contexte politique, la création de ce type de groupes juvéniles pourrait avoir deux objectifs. Essayer de rassembler, à travers une narration en apparence apolitique, une masse de jeunes à la recherche d’une nouvelle esthétique et réceptive aux discours de changement, pour orienter son opinion vers des matrices favorables à un candidat de l’opposition.
Il faut souligner que presque la moitié des électeurs en Équateur sont des jeunes ou des jeunes adultes très perméables aux symboles, aux goûts et aux pratiques de la jeunesse. Beaucoup de très jeunes qui seront en âge de voter en 2017 n’auront connu que le « corréisme » comme forme politique, ce qui les rend très vulnérables aux discours promouvant le changement politique. L’absence d’une esthétique nouvelle et rebelle associée à la révolution citoyenne pourrait porter préjudice à ce projet politique et favoriser la captation des espérances et des velléités de changement de la jeunesse par un groupe mobilisateur qui, en dernière instance, travaille pour l’opposition équatorienne. Dans un pays où la jeunesse continue d’être peu intéressée par la politique, les slogans brandis par ces genres de groupes mobilisateurs (« Changement », « Démocratie », « Liberté », etc.) ont l’habitude de faire l’unanimité parmi les jeunes à la recherche de nouveaux modèles et opposés au statu quo. La bataille pour la conquête des émotions et des passions de la jeunesse ne se fait pas à partir des arguments rationnels de la politique, mais à partir des espoirs, des peurs et des désirs d’une jeunesse qui cherche à dompter son anxiété concernant son futur. Les réseaux sociaux se transforment en terrains politiques privilégiés dans cette lutte pour capter l’opinion des jeunes, comme on a pu le voir lors des « printemps » arabes ou lors de la tentative de « révolution verte » en Iran.
Chercher à diriger le vote des jeunes vers un membre de l’opposition à travers les techniques de Gene Sharp est une possibilité. Cela a réussi au Venezuela en 2007, et cela a été une des raisons de l’échec du référendum alors proposé par Hugo Chávez, président cette année-là.
L’autre objectif est de créer ce groupe mobilisateur dans le but de rejeter le résultat des élections, dans le cas où celui-ci ne serait pas favorable au candidat de la contre-révolution. Comme nous le savons, la majorité des coups d’État en douce qui ont réussi ont eu lieu immédiatement après une dispute électorale dont les résultats ont été remis en question par la partie perdante. Dans ce cas, et profitant d’une période où la légitimité du nouveau gouvernement est mise en question, le groupe mobilisateur cherchera à affaiblir les piliers du pouvoir afin de créer une situation ingouvernable (médiatiquement ou concrètement) qui favorisera les vieux partis d’opposition dans leur quête pour accéder au Palais de Carondelet.
Nous arrivons maintenant à la troisième coïncidence. Fin octobre 2015, peu de mois avant avant les marches déstabilisatrices contre les projets de loi sur l’héritage et la plus-value, une alliance composée de tous les partis d’opposition équatoriens appelée Accord national pour la transparence électorale a vu le jour. Parmi ses objectifs, les opposants proposaient de « veiller à la transparence du processus électoral (…), au bon déroulement du suffrage, du décompte des votes et de la proclamation des résultats ». Ils appellent également à « l’implémentation d’auditeurs externes indépendants » ainsi qu’à la présence d’observateurs de l’Union Européenne et d’organisations civiles indépendantes. Depuis cette année, ce groupe politique a commencé à mener des actions visant à disqualifier le Conseil National Électoral (CNE) : il a attaqué les bases légales du CNE, il a rencontré le secrétaire général de l’OEA (Organisation des États américains) pour exiger que cet organisme multilatéral fasse pression sur le CNE ; il a lancé une campagne contre une prétendue fraude électorale validée par l’organe directeur équatorien, et il a fait pression sur le CNE avec des dénonciations en tout genre afin de créer la matrice de leur partialité supposée. À quoi sert cette offensive contre l’organe électoral à quelques mois des élections ? Pourquoi critiquer un arbitre électoral qui s’est montré impartial au cours des élections en Équateur ? N’oublions pas que ces opposants n’ont émis aucune critique quand le CNE a confirmé leurs victoires dans les principales villes du pays lors des précédentes élections municipales de 2013.
L’organisation Accord national pour la transparence électorale, est soutenue dans ses demandes par la Corporación Participación Ciudadana (Corporation Participation Citoyenne). Cette OAG, largement financée par des agences impériales, réalise depuis 2002 des activités d’observation et de dépouillement électoral. Le 22 juillet 2016 cette organisation a remis au CNE une proposition d’accord sur l’aide inter-institutionnelle, afin que l’organe électoral lui accorde des facilités pour développer ses activités d’observation et de dépouillement rapide. Dans l’un de leurs bulletins, ils indiquent qu’ils effectuent ce dépouillement à partir d’une « projection de résultats basée sur un échantillon mathématique statistique réalisé grâce au recensement électoral, et les résultats sont obtenus à travers la communication des actes officiels provenant des commissions réceptrices des votes observées ». Ils déclarent également que l’organisation possède un réseau de 8000 citoyens pour effectuer ce travail.
Il faut préciser que cette structure est clairement politique et qu’elle s’est prononcée à de nombreuses reprises contre les politiques publiques du gouvernement de la révolution citoyenne. En réalité, cette organisation répond aux mêmes critères (financement impérial, centre électoral parallèle, incursion politique contre le gouvernement) que ses pairs européens, (Enemo) ou latino-américains, comme Súmate au Venezuela ou le Groupe civique éthique et transparence au Nicaragua. Chacune de ces organisations a accusé son entité électorale respective d’avoir fraudé. Si l’élection équatorienne de 2017 sera surveillée par de multiples mécanismes, qui contrôlera le travail de la Participation citoyenne ou de l’Accord national pour la transparence électorale ? Que se passera-t-il si, en cas de contestation des résultats, ces organisations politiques décident de communiquer le soir même des élections, des résultats contraires aux chiffres officiels annoncés par le CNE ?
Politique et coïncidences
Les « théoriciens du hasard » ne manqueront pas pour invoquer des coïncidences entre tous ces éléments. C’est certain. Mais comme le soutenait Nicolas Machiavel, « s’il est vrai que la fortune est maîtresse de la moitié de nos actions, elle nous abandonne à peu près l’autre moitié »5.
Il reste surprenant que ces trois éléments caractéristiques du coup d’État en douce se manifestent en Équateur à mesure que les élections présidentielles approchent. Une subversion élevée des ONG est une condition nécessaire, mais elle n’est pas suffisante pour organiser ce type de coup d’État. Cependant, la réunion de tous ces éléments nécessaires augmente la probabilité de sa mise en œuvre et éloigne le spectre des coïncidences politiques.
Dans tous les cas, comme poursuivait Machiavel « la fortune fait la démonstration de sa puissance là où aucune vertu ne s’est préparée à lui résister ; elle tourne ses assauts où elle sait que nul obstacle n’a été construit pour lui tenir tête. »6 Comme nous le rappelle l’auteur du Prince, les actions politiques sont les seuls moyens d’éviter des désastres, qu’ils soient fortuits ou non.
Notes:
1National Democratic Institute for International affairs, institut lié au Parti démocrate des États-Unis
2International Republican Institute, branche internationale du Parti républicain des États-Unis
3Voir Michael McFaul, « Importing Revolution : Internal and External Factors in Ukraine’s 2004 Democratic Breakthrough » CDDRL Working Papers No. 59, mai, Stanford : CDDRL. 2006, disponible ici (en anglais) :http://fsi.stanford.edu/sites/default/files/McFaul_No_59.pdf
4Le réseau européen des organisations pour la surveillance électorale (European Network of Election Monitoring Organizations – ENEMO) est une organisation qui regroupe 23 organisations de 18 pays d’Europe centrale, d’Europe de l’est et d’Asie centrale. Toutes ces organisations ont comme activité principale la surveillance et le dépouillement lords d’élections. La majorité d’entre elles ont été impliquées dans des coups ou des tentatives de coup d’État en douce dans leur pays respectif.
5Nicolas Machiavel, Le Prince, Presses Universitaires de France, 2000, chapitre XXV
6Ibid
Traduit de l’espagnol par Rémi Gromelle pour Investig’Action
Source: TeleSur