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Plaidoyer pour une 6e République française

 

 

4.624.511 citoyens seulement ont voté « Non » au projet de Constitution de 1958, dont le jeune assistant des Facultés de Droit que j’étais. En octobre 1962, cette modeste opposition personnelle s’est renforcée à l’occasion de l’instauration de l’élection du chef de l’État au suffrage universel, mais elle s’est trouvée noyée dans le flot plébiscitaire indifférent à la violation de la procédure de révision d’une Constitution adoptée quatre ans plus tôt.

 

Pas d’observation critique à ce propos chez les plus éminents Constitutionnalistes. M. Prélot, qui avait vu dans la Constitution de 1958 « d’abord un Sénat », « glisse » sur le problème, dans son Précis Dalloz de 1963 ; P. Lampué à la R.D.P de septembre-octobre 1962 soutient l’usage de l’article 11 en lieu et place de l’article 89.

Comme le Conseil d’État et le Conseil Constitutionnel, M. Duverger, lui-mêle, rappelle seulement que certains « ont estimé cette procédure inconstitutionnelle» (10° édition de son Thémis. 1968). Quelques-uns ont contesté dans la presse l’initiative gaulliste (P. Bastid, G. Berlia, G. Burdeau, P.M. Teitgen). Toutefois, le terme de « violation » de la légalité constitutionnelle a été en général évité : le « charme discret » des milieux juridiques n’apprécie guère les anathèmes.

En bref, avec le temps, il s’avère que la V° République n’a été qu’à peine égratignée par les coups de force qui ont présidé sa naissance et ses débuts. Car en définitive, malgré le rôle de l’armée en Algérie visant à « sauver l’Algérie française » et la révision de 1962 imposé aux forceps, ni les juristes ni les partis politiques n’ont condamné radicalement ce « 6 février qui a réussi », selon la formule d’A. Siegfrid1.

Enfin, la « stabilité des institutions », considérée comme une vertu en soi, était assurée ; le « rôle des partis », analysé comme nocif par nature, était réduit2. Rapidement, chacun a fait assaut de « parlementarisme rationalisé » ou approuvait « le renforcement de l’exécutif… devenu une nécessité ».

Le « droit constitutionnel nouveau » était arrivé sur le marché des juristes. Il était apprécié puisqu’il devait renforcer le rôle de « l’état de droit ». D’ailleurs, s’il y avait eu « accord général sur les grands principes… c’est qu’en fin de compte le nouveau régime était « bien adapté au génie politique de notre peuple »3.

En définitive, dans le petit monde des Facultés de Droit, la tâche originelle s’est vite effacée et tous se retrouvaient, comme après chaque changement de régime, dans le meilleur des mondes. Le régime de Vichy avait déjà reçu le soutien explicite ou implicite de nombreux professeurs de droit et nul n’a rappelé en 1958-1962 les dispositions du projet mort-né de Constitution pétainiste du 30 juin 1944, concocté par le professeur Joseph Barthélémy, libéral vivement hostile au Front Populaire accusé d’avoir « copié le régime soviétique de Staline » 4 !

La proximité évidente de ce projet de 1944 et de la Constitution de 1958 ne semble pas avoir alerté les constitutionnalistes les plus éminents. En réalité, si on en était arrivé là en 1958 c’était parce que « la France n’était pas parvenue à dégager une solution définitive à la question de l’aménagement des pouvoirs »5, comme si la V° République ne pouvait qu’être d’une qualité supérieure puisqu’elle succédait à quatre Républiques qui n’étaient que des brouillons insatisfaisants d’une République à la recherche d’elle-même !

Mieux, la Constitution de 1958 réussissait une « révolution copernicienne »6 : le rigorisme juridique de certains quant à la procédure de révision choisie en 1962 (celle qualifiée de « normale » (article 89) et celle simplement « concurrente » (article 11) ne pouvait s’opposer au grand « renouveau » inspiré par Michel Debré ! La thèse était adoptée selon laquelle le référendum de 1962 avait « purgé le vice qui était de nature à entacher » la V° République. Pour nombre de juristes, c’était seulement la preuve que la Constitution était « vivante » !

Cette indulgence, mâtinée d’un conservatisme indifférent, manifestée par les universitaires constitutionnalistes, s’est accompagnée (comme il est de coutume) dans les manuels les plus fréquentés d’une analyse sur quelques systèmes étrangers auxquels on faisait l’honneur de s’intéresser (selon des critères incertains).

Les concernant, cette analyse était d’une nature différente selon qu’il s’agissait d’État s’inscrivant dans la mouvance occidentale (de forme juridique) ou d’État appartenant à un « autre » monde (de nature politiste). Rare originalité, l’un de ces manuels consacrait quelques lignes à l’Inde, cette « plus grande démocratie du monde », comme le répètent les journalistes. C’est que cet État a un mérite incomparable : il a copié le système britannique et doit se confronter avec la Chine voisine et « menaçante ». De surcroît, après l’effondrement de l’URSS, l’Inde ex-leader du Mouvement des Non Alignés, avait changé de cap et se rapprochait des États-Unis.

Mais l’évaluation positive du système indien occultait ce qui bouscule les institutions, c’est-à-dire les luttes confessionnelles, le nationalisme islamophobe régnant depuis 1990. Toutes les vertus de la démocratie indienne se concentrent sur les élections grâce auxquelles l’occidentalisme pardonne tout. Peu importe si « les habitudes de vote sont étroitement liées aux problèmes locaux et à des questions de castes et de communauté qui varient d’un isoloir à l’autre », comme l’écrit Arundhati Roy7.


Peu importe non plus la politique répressive au Cachemire (qui ne peut se comparer au Tibet), les massacres des Sikhs ou la malnutrition frappant 47% des enfants. La démocratie indienne et ses institutions demeurent « la petite favorite » du monde occidental, constitutionnalistes compris.

Au contraire, le système constitutionnel soviétique faisait l’objet de toutes les préventions. On ne manquait pas de rappeler – niveau zéro de la réflexion théorique – qu’il existait en URSS un décalage entre la façade constitutionnelle et la réalité politique, comme s’il s’agissait d’une « exception bolchevique » !

Toutes les Constitutions soviétiques étaient d’ailleurs négativement affectées d’une « finalité socialiste » alors que les institutions politiques des États libéraux étaient qualifiées d’ « économiquement et socialement neutres ». Leur réalité était essentiellement de faciliter « les multiples épurations » et d’assurer la sauvegarde du soviétisme ! Les Constitutionnalistes français n’ont manifesté une certaine compréhension que pour la Constitution eltsinienne russe de 1993, « inspirée des États-Unis et de la France »8.

Peu importe que le Parlement ait été attaqué au canon et que ses responsables aient été arrêtés… Il s’agissait d’une « démocratie dirigée », nouvelle catégorie née pour ranger dans le « bon camp » les « amis » dérangeants. Selon la vieille tradition occidentaliste, le système russe n’est bien perçu que lorsqu’il est faible et disponible pour tous les compromis. Ce qui met en cause la rigueur « comparative » de ces constitutionnalistes fragilise leur appréciation de la V° République.

Le temps s’est écoulé. Ceux qui appréciaient simultanément la V° République et la « nouvelle » Russie, ne sont plus tout à fait sur les mêmes positions. Ceux disant que la V° République a fait son temps se font nombreux, tout comme ceux révisant leur analyse de la Russie, reprenant leurs critiques comme aux heures les plus chaudes de la guerre froide.

Les manuels et les articles se sont « mis à jour », venant d’auteurs d’horizons différents. Les économistes médiatiques récusent de plus en plus ce qui reste des acquis démocratiques tandis que les juristes, plus prudents par nature, ont commencé à exprimer quelques réserves sur une Constitution, révisée à de multiples reprises sans qu’elle apporte « l’efficacité » souhaitée pour on ne sait trop quelle finalité.

Il est vrai que la réalité, après plus d’un demi-siècle de bons et loyaux services en faveur d’un exécutif renforcé et d’un bipartisme dominant, ne suscite plus l’enthousiasme d’antan9. La Présidence de la République, occupée par des personnalités de plus en plus vivement contestées et le glissement vers « un pouvoir personnel, dangereusement porteur d’écarts bonapartistes », sans que l’on sache pour quoi faire, ont largement discrédité un régime accusé d’être de plus en plus « présidentialiste » et de moins en moins républicain.

Une nouvelle attitude se développe : aucune force politique n’est désormais satisfaite du système et le confusionnisme devient l’idéologie dominante. Les « valeurs » communément invoquées, comme les « principes fondamentaux », perdent leur substance.

La « gauche » officielle a des comportements que la droite dite « républicaine », plus ou moins modérée, ne peut aisément récuser. Or, nul ne peut se passer d’ennemi sous peine de perdre toute identité !

Quelques politistes médiatiques (les juristes sont étrangement absents du débat public et semblent se satisfaire d’organiser le contrôle de primaires internes de leur parti), passant en boucle sur toutes les chaînes, s’accordent pour dénoncer les « populistes », Front National et gauche survivante confondus afin de rester convenables et consensuels. Ils ont l’audace, parfois, d’ironiser sur les rivalités personnelles au sein de états-majors partisans, afin de sauvegarder une fiction d’indépendance « au-dessus » des joutes mesquines.

Quant aux milieux d’affaires, dominant la société civile dans ses diverses dimensions, ils ont avant tout la volonté corporatiste de s’autogérer, de se libérer des dernières contraintes d’un interventionnisme de plus en plus timide, les pouvoirs publics ayant pour devoir exclusif de les assister idéologiquement et financièrement, et de jouer un rôle de garde du corps !

La « crise » (qui n’est peut-être que l’appellation abusive d’un stade atteint par la logique du système socio-économique) témoignant de l’inefficience du système constitutionnel, suscite un besoin de VI° République, comme la « crise algérienne » avait donné naissance à un désir de V° République, chez ceux qui n’en finissaient pas d’avec leur politique coloniale.

Le Front de gauche en effet, pratiquement seul en tant que force politique, s’interroge sur la capacité mobilisatrice d’une initiative en faveur d’une VI° République. Il est suivi par quelques rares juristes, qui bénéficieront sans doute de l’appui de nombreux autres qui se rallieront si le projet prend suffisamment d’ampleur et devient un « produit-mode ».

A l’inverse, ce serait une illusion profonde de croire que les pratiques sociales, politiques et économiques seraient radicalement bouleversées par une nouvelle Constitution, sauf si les citoyens redevenaient à l’occasion de « vrais » citoyens actifs et responsables et non de simples « votants » d’ailleurs de moins en moins nombreux. Pour peu que le contenu du projet constitutionnel soit radicalement différent de ce qui a précédé, on peut faire l’hypothèse d’un « printemps constitutionnel », outil de mutation socio-économique10.

C’est donc par une longue controverse constitutionnelle, comme il y en a eu en 2005 à l’encontre de la « Constitution » européenne, rejetée ensuite par référendum, malgré l’unanimisme médiatique, qu’une nouvelle étape de l’histoire politique française, s’appuyant sur les révolutions de 1793, 1848, 1870, et 194611,  accompagnée par d’autres forces en Europe, en Grèce et en Espagne par exemple, qui ont aussi des comptes à régler, pourrait débuter.

La renaissance de la République a besoin d’un État fort, mais prenant au sérieux la devise : « Liberté, égalité, fraternité », pervertie au fil du temps. Le nouvel État doit être armé pour s’opposer victorieusement aux multiples pressions des grands opérateurs économiques et financiers qui s’opposent à toute mesure d’intérêt véritablement général. L’action des lobbies introduit l’incohérence la plus totale dans les politiques publiques si l’État est faible, alternant entre les compromissions et les tentatives de réformes. La nouvelle « laïcité » doit être celle de la séparation de l’État et des puissances de l’argent.

La devise républicaine s’est dissoute, quant à elle, dans la confusion.

La « liberté » suprême n’est-elle pas de plus en plus celle reconnue à l’Entreprise, « modèle universel » ?

L’ « égalité » n’est-elle pas réduite à une improbable « égalité des chances » quand n’est pas dénoncé « l’égalitarisme » source d’inefficacité sociale et de dégradation de la compétitivité ?

La « fraternité », n’est-elle pas abandonnée aux bonnes œuvres des associations de solidarité ? Celle-ci n’incombant pas aux entreprises, dégagées de leur responsabilité sociale et chargées exclusivement de réaliser un profit optimum ?

Pour autant, la nouvelle étape de l’histoire constitutionnelle manquerait ses objectifs s’il s’agissait d’édifier un État-Citadelle, nouveau type de « dictature démocratique », conjuguant formes démocratique et réalité oligarchique, comme cela s’est répandu au Nord comme au Sud, par-delà les « pseudo-révolutions » (celles des ex-républiques soviétiques comme celles dites du « printemps arabe »), la plupart canalisées de l’extérieur.

Il ne peut s’agir non plus d’inscrire les relations gouvernants-gouvernés dans un « démocratisme » fictif, perpétuant dans le cadre d’un soft-power l’hégémonie des plus puissants, c’est-à-dire souvent des plus riches. Quelques oligarques, en effet, sont devenus les tenants du pouvoir dans tous les pays développés.

La radicalité qui s’impose pour affronter les forces économiques et financières qu’il s’agit de maîtriser si du moins des mutations sociales sont recherchées, n’exclut pas, en effet, la recherche d’équilibres et la nécessité de renouvellement permanent. Toutefois, c’est la capacité de mobilisation durable des citoyens qui, par-delà toutes les institutions, constitue la force de transformation réelle de la situation économique, sociale et culturelle.

A défaut d’une citoyenneté active, il est impossible de sortir du soft-power manipulateur, constitutif d’une « oppression délicate » au quotidien, apte à l’anesthésie politique de la grande majorité. Malgré sa proximité avec un soft-fascisme, cet autoritarisme « rentré » a la préférence des dominants d’aujourd’hui (à la différence des années 1930-1940) : il est en effet source de moins de secousses politiques que l’autoritarisme traditionnel, il a plus d’efficience économique car il est partiellement accepté par les citoyens. La Boëtie a depuis longtemps analysé la « servitude volontaire » dont l’Histoire apporte de nombreuses illustrations.

Pour être cet outil de mobilisation de masse, la Constitution de la VI° République ne peut être l’œuvre d’un comité restreint de juristes-politistes, formatés le plus souvent dans un esprit inadapté au renouvellement, suivi d’une adoption formelle par un collège plus ou moins large. Une rupture franche est nécessaire.

La Révolution française, comme Jean Jaurès en fait le récit dans son Histoire Socialiste de la Révolution Française, s’est trouvée dans la nécessité d’exécuter Louis XVI, non pour éliminer un adversaire politique, mais pour rompre avec la « mystique » politique qu’avaient produit 1.000 ans de Monarchie.

La VI° République doit naître d’une mobilisation générale des citoyens, comme on en a perçu la possibilité dans la bataille contre le projet de Constitution européenne de 2005, pour qu’un véritable acte de naissance républicain, après des décennies de régression et d’apathie citoyenne, soit le fondement du nouveau régime.

C’est de la multiplicité de débats, de propositions de toute nature, d’initiatives populaires nombreuses, que peut renaître l’imaginaire politique, source de rénovation des institutions et de pratiques sociales inédites : le vote d’une Assemblée Constituante ne peut être qu’une conclusion solennelle de cette controverse nationale sans limites.

Les citoyens seront dans l’obligation de démontrer que les tentatives de « tuer le politique » par des discriminations variées ou des opérations consensuelles et de favoriser le confusionnisme le plus total conduisant à l’abstentionnisme massif, ont échoué. Comme le dit J.L. Mélenchon12 les citoyens doivent pouvoir accéder « à une vie politique adulte et décente débarrassée de la transe égotique des présidentielles ».

L’autocratie napoléonienne a imposé une Constitution « courte et obscure » permettant toutes les interprétations et laissant de facto le champ libre au pouvoir central.

La nouvelle Constitution ne peut être au contraire qu’assez longue pour être véritablement claire et au service des citoyens, compréhensible par tous, précise pour ne pas être contournée, révisable pour être toujours une réponse aux problèmes nouveaux selon la volonté populaire souveraine. La démocratie ne pourra en effet jamais être un « produit achevé » : elle est toujours « à-venir » et la Constitution doit donc être une réalité dynamique s’ajustant en permanence aux acquis des luttes sociales et politiques.

La devise républicaine doit connaître une renaissance pour fonder effectivement un nouveau quotidien pour les Français et tous ceux qui résident en France, comme l’espéraient les hommes de la Ière République qui rejetaient toute distinction de nationalité parmi les révolutionnaires. Mais, en tout état de cause, le Préambule de la VI° République doit être tout aussi contraignant que les autres dispositions de la Constitution.

 

    • La renaissance de la liberté

 

Le mot « liberté » a fait tous les métiers. Il a servi les dominants tout autant que les dominés au fil de l’Histoire. Il ne mérite pas de majuscule sous peine d’être désincarné et fictif. Il a besoin du pluriel : ce sont les libertés, les mieux définies et les plus nombreuses possible, qui par leur effectivité bouleverseront radicalement les pratiques sociales et les comportements politiques.

La « liberté » est devenue un outil privilégié de manipulation : elle est souvent présentée comme une soumission à l’ordre naturel auquel il faut se plier sauf fuite vers le totalitarisme. Elle est source de l’arrogance d’une « élite » qui considère que la grande masse n’a pas la capacité d’appréhender « librement » les problèmes de la vie sociale et donc d’intervenir rationnellement dans les affaires publiques.

Elle est souvent assimilée au « laisser faire, laisser passer » du libéralisme économique auquel l’État ne doit pas apporter d’entrave. La liberté est ainsi le cadre le plus favorable aux puissants. Elle n’offre que peu de possibilités aux plus faibles. Cette démocratie « libérale » est donc essentiellement celle du bavardage et de l’indifférence au plus grand nombre.

Elle est source d’une arrogance permanente à l’égard des peuples du Sud qui doivent s’incliner devant les « leçons de démocratie » qui leur sont assénées.

En réalité, les libertés ont besoin pour être exercées par les citoyens de s’appuyer sur des principes fondamentaux constitutionnalisés et ayant pleine valeur de droit positif : c’est le cas, par exemple, du droit de grève, dont les frontières sont incertaines et les conséquences menaçantes pour ceux qui l’exercent. En matière de liberté, la Constitution ne doit pas apparaître comme un « chiffon de papier » comprenant au pire des dispositions creuses, à la discrétion des pouvoirs et non des citoyens et au mieux des « valeurs » plus ou moins floues, invoquées ou pas selon les circonstances.

Il doit être précisé qu’il n’y a pas d’authentique liberté, sans l’égalité et la fraternité.

Ces libertés doivent être suffisamment cohérentes entre elles pour ne pas s’annihiler les unes les autres : la liberté de l’entreprise (seule liberté qui n’a cessé de progresser sous la V° République, conformément à la logique néolibérale) multiplie les contraintes pour les salariés et réduit leur autonomie. La liberté du marché réduit les pouvoirs publics à n’être que gestionnaires avec pour fonction de réguler le système existant : c’est l’unique mission de l’État et des exécutifs des collectivités territoriales. Transformer, modifier ne sont plus à l’ordre du jour. L’existant est « définitif » : il n’y a aucune alternative. Comme si l’Histoire n’apportait pas un démenti constant à ce type d’approche conservatrice. Comme si tout n’était pas remis en cause, selon un rythme variable.

Les réformes entreprises aujourd’hui ne sont en réalité que des « contre-réformes ». Les libertés des citoyens, au contraire, freinent en effet les pouvoirs publics et les pouvoirs économiques et jouent un rôle de contre-pouvoirs. Leur développement n’est pas seulement un moyen d’épanouissement de l’individu et un moyen de faciliter la vie des collectifs ; il est essentiellement une méthode de meilleur fonctionnement du système politique tout entier. Or la tendance de la V° République est de s’éloigner des quelques acquis démocratiques qui ont survécu depuis la Libération. C’est un système post-démocratique qui est à l’ordre du jour et qui n’a pas encore atteint son profil définitif. Il avance de manière homéopathique, comme le souhaitait le Rapport Minc Pour la France de l’An 2000, commandité par le gouvernement Balladur.

Le mot « liberté », sacralisé en vertu de son histoire, utilisé à tous propos et en toutes circonstances, n’a plus aucune définition précise. Il en a encore moins dans le cadre de la politique étrangère, lorsqu’elle est assistée par des États comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite ou lorsqu’elle s’aligne sur les États-Unis dont la puissance et la richesse occultent les carences démocratiques et leur politique impériale. Il devrait se référer à toutes les Déclarations des droits de l’Homme au-delà de la Déclaration de 1789 (celle de 1793, celle de 1848, comme celle de 1946). Ce rappel enseigne que l’Histoire n’a pas de fin et qu’elle est une succession de défaites mais aussi de conquêtes pour les libertés, la VI° République n’ayant pas la prétention d’installer une démocratie achevée.

Le principe de la séparation des pouvoirs n’est pas archaïque : le pouvoir des citoyens doit avoir la capacité d’arrêter les pouvoirs publics et privés, grâce à sa participation effective aux décisions essentielles, grâce à l’invention de multiples institutions et mécanismes démocratiques. « L’union sacrée » du peuple invoquée lorsque les pouvoirs établis en ont besoin (guerre, réaction au terrorisme) ne peut être le fondement de son intervention plurielle dans toutes les questions qui regardent les citoyens. Il s’agit au contraire d’organiser la participation la plus active du peuple afin qu’il se mêle de ce qui le regarde hors de tout consensus préfabriqué. Il convient de rejeter la verticalité du modèle de l’entreprise, confiant la réalité du pouvoir de décision à des « exécutifs » très restreints pour au contraire institutionnaliser un pouvoir-citoyen. La finalité des décisions doit l’emporter sur « l’efficacité » devenue une vertu en soi, sans que l’on sache « pour quoi faire » !

Aucune Constitution n’est neutre : elle est plus ou moins ajustée au système économique existant, comme en atteste ouvertement la « Constitution » européenne. La nouvelle Constitution doit être disponible pour le retour de l’État et des pouvoirs publics dans la vie économique et financière : l’expérience du « libre jeu » des grands opérateurs économiques n’a pas été, en effet, plus démonstrative que celle de « l’économie administrée » dans un esprit dogmatique. De nouvelles politiques économiques et financières sont concevables si certains intérêts dominants sont écartés. Particulièrement ceux des grandes banques d’affaires et des compagnies d’assurances, détentrices de la plus grande masse de capitaux, c’est-à-dire des moyens d’action.

Le Préambule doit aussi se débarrasser d’un « droitdel’hommisme » strictement limité aux droits civils et politiques formels, qui consacre l’amputation des droits économiques, sociaux et culturels, déclarés pourtant dans l’ordre international comme indissociables !

L’ « humanisme » dominant très sélectif, de nature quasi-religieux, relègue les luttes sociales au second plan au seul bénéfice des droits « non-budgétisables », favorisant dans l’ordre international l’ingérence destructrice de l’égale souveraineté des États, tout en obscurcissant la réalité profonde des affrontements politiques. La méconnaissance organisée de la misère sociale et de son impact fabrique le racisme à l’encontre des populations les plus démunies : un néo-vichysme à la mode des années 2000 est aussi source d’un confusionnisme politique profond. Les principes et les valeurs les plus contradictoires sont mêlés, supprimant toute cohérence aux programmes des partis politiques et toute rationalité dans l’esprit des citoyens. Récupéré par la petite oligarchie qui a réellement le pouvoir de décision, il anesthésie les forces sociales.

Le Préambule de la VI° République doit servir de bouclier à ce délabrement culturel par sa rigueur et sa cohérence. Il doit être un obstacle aux manipulations de diversion qui ne cessent de se développer autour de la laïcité et du racisme, notamment.

Ce nouveau Préambule ne doit pas dissocier la souveraineté nationale et la souveraineté populaire. La première fonction de l’État, dans la phase historique traversée, est en effet d’assurer l’indépendance nationale conformément à l ‘esprit de la Charte des Nations Unies dont il serait bon de constitutionnaliser l’existence car elle garantit « l’égale souveraineté » de tous les États.

A l’heure d’une mondialisation où s’exerce l’hégémonie des grands pouvoirs privés, assistés d’organismes comme l’OTAN, l’OMC ou le FMI, malgré l’émergence de certaines contradictions entre le politique, l’économique et le militaire13, la souveraineté nationale fonde la capacité de l’État à décider librement de sa politique étrangère, de ses alliances, sans qu’elle soit conditionnée par l’assentiment d’une grande puissance, de l’Union Européenne ou de telle ou telle firme transnationale.

Cette souveraineté nationale affirmée est la garantie d’une authentique souveraineté populaire : le pouvoir du peuple n’est rien s’il est subordonné à des forces extérieures. Avec cette liberté, la France peut devenir une puissance médiatrice favorisant les négociations et les conciliations entre parties aux multiples conflits dans le monde (par exemple, entre Israël et la Palestine) ; elle peut redevenir une force culturelle redonnant vie à l’esprit des Lumières, au lieu de n’être que le médiocre sous-produit d’un american way of life triomphant.

Aux Français qui aspirent à retrouver une grandeur de la France, la réponse serait le non-alignement, qui peut aider aux côtés des puissances émergentes à démocratiser la « gouvernance mondiale » de fait qui tente de s’imposer à tous.

Le nouveau Préambule doit, pour assurer l’effectivité de cette souveraineté populaire, procurer des outils aux citoyens, aux partis, aux syndicats et associations. La dépense publique doit pouvoir assurer – au moins en partie – le fonctionnement normal de tous les collectifs existants réellement, pour éviter la corruption se développant avec l’intervention sélective de l’argent privé.

 

    • La renaissance de l’égalité

       

Le principe de l’égalité est déterminant : les actionnaires, les managers, les haut-fonctionnaires, les élus ou les ministres n’ont, dans une démocratie, aucun titre légitime à être en relation hiérarchique avec le citoyen. Ces acteurs de la vie publique n’appartiennent pas à une race supérieure, à moins que la démocratie soit une notion vide de sens. Quelles que soient les responsabilités occupées, plus ou moins temporairement, tous les citoyens sont égaux en droit ; ils doivent l’être dans les faits. Certains ont seulement des devoirs supplémentaires étant donné les fonctions qu’ils exercent.

Dans les faits, aujourd’hui, la Haute Administration, les managers des grandes firmes et les élus nationaux tendent à fonctionner en réseau, en usant de leurs prérogatives, comme si la noblesse d’Ancien Régime s’était reconstituée, indifférente voire méprisante vis-à-vis du reste de la population. Quant au « Chef de l’État » (formule inacceptable dans une République digne de ce nom), il a depuis 1958 de si larges compétences qu’il tend à ressembler au monarque dont la Révolution a dû débarrasser la France par la force pour fonder la République !

Cette rupture d’égalité, qui conjugue des clivages de castes et des clivages de classes, est d’autant plus grave que les citoyens redeviennent dans ce contexte des sujets, renonçant eux-mêmes à leurs droits et à leurs libertés : la servitude même volontaire est incompatible avec la République. La subordination que nombre d’entre eux manifestent à l’égard des « chefs » pourvu qu’ils soient charismatiques ou simplement médiatisés, provoque l’affaiblissement de toutes les structures collectives. La V° République porte la très lourde responsabilité avec son tout puissant Chef de l’État d’avoir fait reculer la notion même de citoyenneté.

Les « Grands Hommes » ne sont grands que parce que les autres sont à genoux. Les citoyens ont été réduits à l’état des « grenouilles à la recherche d’un roi », comme le dénonçait J.P. Sartre en 1958. Il est stupéfiant et dramatique que la gauche « socialiste » se soit ralliée (avec Guy Mollet, dès 1958, puis F. Mitterrand en 1981), reniant leurs critiques institutionnelles, à ce type de système proche du bonapartisme et du péronisme, confiant à un homme l’essentiel des pouvoirs, comme si toute l’histoire des Républicains était rejetée au nom d’un « réalisme » qui est seulement celui du rapprochement avec le monde des affaires ! Pour habiter les Palais Nationaux, pour occuper quelques postes privilégiés, ces hommes de pouvoir ayant opté pour le Parti Socialiste ou les Radicaux de gauche, comme on choisit une filière professionnelle rentable, se sont accommodés de la V° République, sans s’inquiéter du discrédit qu’ils jetaient sur la gauche dans toutes ses composantes14.

La Haute Administration, issue souvent de l’ENA15, comme l’ensemble de la fonction publique, n’a pas vocation à constituer une bureaucratie éloignée des citoyens. Elle est réformable pour peu que le veuille l’État. Le recrutement des hauts fonctionnaires et leur formation ont besoin d’être profondément revus et corrigés : au lieu de produire du « savoir-faire » et des personnalités plus attirées par les finances et ultérieurement par le secteur privé que vers les fonctions sociales du secteur public, il est urgent de produire des serviteurs de l’État, dotés d’une déontologie élevée, qui « savent » effectivement, et qui ne bénéficient pas des apparats du pouvoir, devraient être formatés pour être au service exclusif des citoyens16. Les préfets par exemple doivent être des « Commissaires de la République », militant de l’intérêt général, ne manifestant aucune tolérance vis-à-vis des « barons » départementaux et régionaux de la décentralisation, peu préoccupés de légalité. En 1982, certaines opérations ont été menées à l’initiative d’A. Le Pors, ministre de la fonction publique, pour rapprocher l’administration des usagers et démontrer que de nombreux fonctionnaires ont le sens du bien commun, ce qui est très éloigné des cadres du secteur privé17.

Cependant, le « modèle » de plus en plus imposé à l’administration étant l’entreprise, c’est le rapport hiérarchique, l’esprit de « performance » et « d’économie », ayant peu de rapport avec les missions de service public, qui s’imposent. L’existence même de la fonction publique est ainsi menacée. Toutes les carences actuelles créent dans l’opinion un climat d’acceptation d’une privatisation généralisée. Ainsi, par exemple, alors que le droit à la transparence est légalement consacré, un organisme de protection des libertés comme la CNIL, met un année pleine, après maints rappels, pour permettre au citoyen de consulter le dossier que les services de renseignement ont établi sur lui ! Le discrédit qui est entretenu contre les enseignants est une illustration beaucoup plus large qui prépare à la disparition de leur statut et de la fonction publique en général18.

La question est plus complexe pour les élus : A. Montebourg, avant d’être ministre, dénonçait, par exemple, la « dictature des élus locaux »19. Il en est de même avec les élus nationaux (qui cumulent souvent des mandats locaux et nationaux). L’arrogance n’est pas rare. Lorsqu’un élu, quel qu’il soit, maire, conseiller général, conseiller régional, parlementaire, ne répond pas à une simple demande de médiation, d’audience ou à un simple courrier, il ne se conduit pas en Républicain : il néglige le fait que ce sont les citoyens qui l’ont fait ce qu’il est ! Cette indifférence, voire ce mépris se manifestent bien davantage encore par la dissimulation de leurs projets, de leurs alliances électorales, de leurs relations d’ « affaires », etc. Cela va jusqu’à la manipulation lorsqu’ils « consultent » les citoyens une fois leurs décisions déjà prises !

La distance ainsi créée entre l’élu et le citoyens est une pathologie du système qui conduit à l’abstention massive.

Au niveau national, ce sont les élus qui ont du mal à se faire entendre des ministres, de leur cabinet ou de la haute administration, plus ou moins injoignables ! Le pouvoir exécutif « oublie » lui aussi qu’il n’est qu’un exécutant de la volonté populaire, avant d’être un pouvoir !

Quel mépris à l’égard des particuliers lorsque l’exécutif ne prend pas les décrets d’application permettant la mise en œuvre d’une loi votée des mois ou des années plus tôt, ou lorsqu’il fait passer des circulaires qui contournent la loi !

De même, la VI° République ne permettra pas que le gouvernement puisse légiférer par voie d’ordonnances, en ayant obtenu de sa majorité une délégation de pouvoir législatif afin d’éviter tout débat public !

De fait, les citoyens n’ont pas le droit de savoir les tenants et les aboutissants des projets de loi, alors que le « spectacle » parlementaire est organisé « en direct » sur une chaîne de télévision pour les « questions au gouvernement » qui mettent en scène ministres et parlementaires sans réellement apporter la moindre information aux citoyens ! On peut concevoir, au contraire, que chaque ministre puisse être interpellé pour son action propre, dans son secteur de compétence, avec obligation de réponse et possibilité d’un vote de défiance contre lui seul, l’obligeant à démissionner, sans que l’ensemble du gouvernement soit concerné. Un ministre n’est pas le « supérieur » d’un parlementaire, il a une autre fonction. Selon la même logique, le député doit pouvoir être révoqué par ses électeurs avant la fin de son mandat.

Au niveau régional et départemental, les élus échappent dans les faits au contrôle (faible) de légalité exercé par les services de la préfecture dont les responsables évitent de « faire des vagues » lorsqu’ils ont à faire à des notables d’importance, ce qui est favorisé par la complexité de certaines procédures, comme celles des marchés publics. Les contrôles financiers sont eux-mêmes limités, malgré les efforts des chambres régionales de la Cour des Comptes. Les directions de la Concurrence n’ont qu’un très faible rôle.

Le démembrement de l’État que réalisent les « Autorités Administratives indépendantes », par contre, affaiblit les pouvoirs des élus au profit de structures hors de toutes hiérarchies, comme par exemple, « l’Autorité des Marchés Financiers », qui est moins puissante que les opérateurs qui sont contrôlés20.

Dans ce patchwork juridique, le citoyen est pour l’essentiel désarmé vis-à-vis de « ses » élus comme de son « administration » : la voie des recours juridictionnels est davantage ouverte aux associations qu’aux individus, pour des raisons de coût, qui sont donc dans l’obligation de s’organiser21. Le Parquet qui peut être saisi n’est pas toujours réceptif, en raison de ses liens de dépendance avec le gouvernement.

C’est l’opinion publique, bien que toujours incertaine, qui parvient néanmoins à « sensibiliser », par exemple en cas de détournement de fonds publics et de corruption supposée, les instances compétentes.

Avec la VI° République, il est nécessaire d’ouvrir aux citoyens par des mécanismes simples la possibilité de contrôler les décisions publiques (par exemple, par la saisine des Chambres des Comptes). Mais l’essentiel sera leur association aux prises de décisions elles-mêmes, particulièrement en matière de développement local, soit par voie de référendum soit par toute autre procédure rendue possible par le Net, par exemple.

L’attitude souvent autiste et manipulatrice des autorités, persuadées qu’elles ont toujours raison, aidées en cela par « leurs » experts, n’est pas compatible avec la République.

La « décentralisation », au nom d’une critique antijacobine de l’État français, conformément à la volonté de l’Union Européenne qui codifie par étapes une Europe des Régions détruit progressivement la souveraineté des États membres. Elle ne démocratise pas la gestion des territoires mais au contraire favorise l’établissement de nouvelles féodalités où la corruption peut s’épanouir et où les grandes firmes auront une plus grande liberté de manœuvre.

La VI° République devra négocier avec les citoyens les limites et les compétences des instances décentralisées, sans que l’État ne perde celles qui assurent sa cohérence et son efficacité.

Seul l’État, malgré tout ce qu’on lui reproche, à juste titre parfois, peut garantir un traitement égal des différentes populations du pays, alors que la logique néolibérale développe le phénomène du « débarrassisme » (très visible en Italie, par exemple, où les régions les plus riches tendent à s’éloigner des zones les moins développées, au détriment de la solidarité nationale qui s’impose). Cette désarticulation de l’État et de la Nation tend à concentrer tous les moyens dans un petit nombre de zones « d’excellence » et à imposer la désertification des autres, ce qui est dissimulé sous le couvert d’un discours de type « environnemental » et « durable », qui occulte les mêmes opérations que par le passé 22 ! Il semble que le système entende faire cohabiter des zones de surconcentration et des « réserves d’indiens » créant dans les deux cas, des espaces de mal-vie.

La VI° République doit mettre fin aux incohérences accumulées et à cette dissolution de la communauté nationale pour le seul intérêt à court terme des intérêts privés.

Cette Restauration républicaine impose la remise en cause de la prépondérance de l’institution présidentielle. La mort de la II° République au profit d’un pouvoir personnel n’es pas un accident historique. Elle s’inscrit dans la logique du présidentialisme. C’est au peuple et au corps électoral d’occuper la première place d’une Constitution républicaine et non à un « Chef de l’État », infantilisant les citoyens. La VI° République doit supprimer l’inégalité la plus flagrante, qui fait du Chef de l’État une sorte de surhomme doté des pouvoirs les plus décisifs, transformant les citoyens en sujets. Cette « monstruosité juridique », selon l’expression d’A. Montebourg, doit disparaître. C’est le corps électoral et les citoyens, qui sous la VI° République, doivent avoir la primauté, ainsi que l’Assemblée Nationale au sein des institutions.

En France, le droit de suffrage s’est développé sous le Second Empire : les forces conservatrices avaient appris depuis la Révolution Française qu’il faut, comme l’écrivait le Marquis de Remusat en 186323, éviter de « comprimer par trop les idées et les passions des masses », ce qui serait « imprudent », sans pour autant s’en remettre « à ceux qui n’ont ni la complexion nécessaire aux luttes politiques et aux émotions du forum, ni la rigueur intellectuelle que réclament les affaires publiques ». Autrement dit, le peuple peut être certes source de tous les pouvoirs, mais n’a pas la capacité de s’auto-gouverner. « La mission du suffrage, disent les Bonapartistes, comme les conservateurs des années 2000, est de dompter la révolution et d’en empêcher le retour ». Loin d’affaiblir le pouvoir, le suffrage le conforte. L’élection, par sa fréquence et son ritualisme, assure un « être-ensemble », facteur de détente sociale (on parle d’ailleurs de « délais de grâce » post-électoraux dont bénéficient les vainqueurs), comme l’étaient autrefois les fêtes carnavalesques. Le temps du scrutin, les citoyens sont libres : à l’exception très rare, où les sortants sont « sortis », après la « fête » électorale, le peuple apaisé se replie au cœur de l’ordre établi et les Princes relégitimés continuent à gouverner. (Rappelons que la République et la démocratie ne se sont pas instaurées par le suffrage et que celui-ci ne s’est jamais substitué à la révolution). Cette stabilité la plus fréquente du pouvoir de suffrage (à quelques points de pourcentages près) est assurée par la maîtrise qu’exercent sur lui les dominants et leurs « sortants » : les électeurs sont traités comme les consommateurs, sur le « marché politique », ils ont le choix entre ce qui leur est proposé par les forces les plus organisées et les plus riches. L’inégalité des ressources financières entre les candidats et les partis fausse le jeu électoral, tout comme aux États-Unis. La puissance financière permet à la fois de gratifier les « amis » et de faire la démonstration spectaculaire d’une puissance qui rend « crédible » : nombreux sont les électeurs qui courent vers le vainqueur probable ou qui s’alignent par crainte sur l’offre des notables24.

Une VI° République, réellement républicaine, se doit de donner au droit de suffrage né aux lendemains de la Révolution Française et devenu universel avec le vote féminin en 1944, son plein exercice par une série de dispositions aidant à la liberté effective de l’électeur.

La régulation de « dernière minute » des médias audiovisuels, par exemple, dans les campagnes électorales n’a aucune efficacité, puisque c’est tout au long des années que les dominants persuadent le « bon peuple » de la légitimité de leur offre. La VI° République doit réussir une révolution médiatique dans la ligne proposée par le C.N.R : les médias doivent être indépendants de l’argent et des pouvoirs publics. Doit aussi être gagné par des mesures législatives un véritable droit à l’information qui n’a pas encore d’existence. A défaut, la notion d’élection « disputée » n’a pas de sens !

Lors des scrutins, le citoyen est libre de voter ou de s’abstenir25 : une obligation légale (comme en Belgique) n’a pas de fondement. C’est à la vie démocratique qu’il faut s’en remettre pour réduire l’abstentionnisme : la conscience des citoyens est le produit de leur intérêt pour les problèmes de la Cité, qui ne peut exister que si disparaît le mépris profond actuel pour les « politiciens », résultat de plusieurs décennies de non démocratie réelle et de corruption spectaculaire.

Quant au mode de scrutin, actuellement réglé par les lois, il est fondamental de le constitutionnaliser pour le stabiliser. Les pouvoirs n’ont cessé au cours de l’histoire contemporaine de modifier la loi électorale de manière à ce qu’elle les servent et qu’elle limite les fluctuations provenant des modifications de l’opinion.

Cette manipulation « légale » qui frappe les citoyens (surtout sans qu’ils en soient plus conscients que des redécoupages périodiques de leur circonscription) est fondamentalement antirépublicaine : elle viole le corps électoral et la liberté des citoyens !

La représentation proportionnelle intégrale aurait pour mérite de redonner force et cohérence aux partis politiques, sans lesquels la démocratie est non viable : le citoyen aurait à choisir un programme, ce qui stimulerait la bataille des idées.

 

    • La renaissance de la fraternité

       

Les pauvres n’intéressent jamais personne, sauf parfois durant les périodes électorales26. Leur nombre croissant et l’absence de toute perspective d’évolution positive, en dépit du discours sur « l’égalité des chances » et de quelques décisions du Conseil Constitutionnel sur la « constitutionnalité » de « l’objectif » des droits économiques et sociaux, implique que la VI° République prenne effectivement en charge le principe de fraternité.

La croyance des économistes au mythe de la « croissance » à laquelle il faudrait tout sacrifier pour parvenir à « l’extinction du paupérisme » commence à ne plus faire consensus. Certains s’interrogent sur la possibilité réelle d’un retour de la croissance d’autres soulèvent la question majeure de la redistribution.

La VI° République doit être « redistributrice » en renonçant au processus de libération de l’Entreprise de toutes les contraintes et à la promotion de son irresponsabilité sociale. Stopper la régression sociale généralisée qu’a facilité la VI° République par la multiplication de contre-réformes dissolvant progressivement l’idée même de solidarité , exige la mise en œuvre d’une République rationnelle où les droits sociaux sont assortis de procédures de garantie, comme elles existent pour les droits civils et politiques : la misère n’est pas une question privée ! La démocratie sociale est indispensable à la démocratie politique qui doit bénéficier d’un titre spécial dans la Constitution et d’une institution spécialisée qui pourrait être le Conseil Economique et Social rénové.

L’Etat Social qui fera reculer l’Etat pénal, son substitut pathologique, c’est la remise en marche ordonnée des Services Publics et l’extension de leur domaine d’intervention : ils constituent un salaire indirect bénéficiant à tous les citoyens ;

C’est le développement de la Sécurité Sociale, gérée par les assurés eux-mêmes, comme le sont les Mutuelles, facteur essentiel de l’égalité des citoyens devant tous les risques majeurs de la vie ;

C’est le rétablissement du principe de la nationalisation et la refondation d’un vaste secteur public, créant les conditions d’une politique publique économique et sociale. Mais l’appropriation sociale de certaines entreprises doit fixer une positioin claire sur les pouvoirs de leurs salariés et des citoyens. La Constitution doit aussi consacrer certaines dispositions à l’ « économie sociale et solidaire », permettant une gestion collective égalitaire des « sociétaires » et des « coopérateurs », comme le recommande l’OIT.

La solidarité implique aussi un système fiscal juste qui ne soit pas le reflet des rapports de forces sociaux. La V° République a conforté l’esprit de l’Ancien Régime exonérant la noblesse : les privilégiés aujourd’hui sont exonérés de leur charge et s’exonèrent eux-mêmes massivement par la fraude et l’évasion fiscale, négations par excellence de la fraternité et de la solidarité. De nouveaux principes fiscaux doivent être constitutionnalisés.

En bref, un Etat fort est à constituer pour résister aux multiples pressions des intérêts privés qui usent de tous les moyens pour pérenniser les intérêts particuliers. L’Etat doit être celui du « peuple tout entier » et non celui d’une oligarchie. Il devra s’affranchir des contraintes imposées par l’Union Européenne, notamment en contribuant à modifier l’Europe qui doit cesser d’être celle des affaires ou à la quitter !

En bref, il s’agit pour les Français de participer à nouveau à l’Histoire et non de se muer en « politiciens » et d’intégrer la caste qui les dirige.

En 1789, combien y avait-il de Républicains dans une France encore convaincue qu’un roi était indispensable ?

En 1793, la Révolution Française était seule contre les Monarchies européennes coalisées : elle a fait face et répandu les Lumières bien au-delà de ses frontières.

La République bolchevique s’est retrouvée isolée après l’écrasement des autres mouvements révolutionnaires de l’après-guerre, en Allemagne, en Hongrie et ailleurs, face à l’agression armée des puissances européennes occidentales, qu’elle a subie bien avant d’avoir été en mesure de commettre des erreurs et des crimes ! Elle a permis néanmoins, modifiant les rapports des forces dans le monde, le progrès social dans les capitalismes apeurés par crainte du communisme et facilité l’accession à l’indépendance de nombreux peuples soumis aux puissances coloniales.

Ils étaient combien les Résistants à la première heure de l’occupation, avant de devenir les artisans de la Victoire contre le nazisme ?

Chaque révolution, chaque mouvement de résistance, sur les différents continents, vaincu ou victorieux, a provoqué des mutations profondes de la réalité sociale, mais aussi dans les esprits de tous : le « témoignage » de Ernesto-Ché Guevara en est une illustration, comme celui de Salvador Allende.

Pourquoi la France serait-elle condamnée à ne plus jouer aucun rôle historique, en se transformant en vaste Club Méditerranée, pourvoyeur aux privilégiés de la planète de services souvent inutiles ? Est-il « perdu le grand récit », interroge Regis Debray, puisque « on s’enivre de petites histoires, d’insinuations, de racontars »27 ?

Pourquoi les citoyens français seraient-ils définitivement atteints d’une apathie générale, victimes du « pain et du cirque » que leur offrent (avec parcimonie) les Princes qui nous gouvernent ? Des « veilleurs critiques » sont déjà présents, pourquoi resteraient-ils définitivement isolés ?

 

Notes:

1Tous ont présenté des candidats aux élections présidentielles, comme si cela allait de soi. Rares sont ceux qui ont systématiquement dénoncé les perversions que cette élection au suffrage universel d’un « Chef » d’État entraînerait nécessairement.

2P. Cot, dans un ouvrage collectif de 1966, Démocratie et liberté (éditions sociales), faisait une observation strictement opposée : « La IV° République est morte parce qu’elle n’avait pas de partis suffisamment puissants et bien organisés » (p. 39).

Dans ce même ouvrage, F. Mitterrand considérait que le vrai problème était de « renforcer l’indépendance de l’État, qu’il faut le nationaliser, c’est-à-dire le libérer des extraordinaires pressions des puissances de l’argent, des monopoles, des idées toutes faites » (p. 43). Il avait publié déjà en 1965 son réquisitoire contre la V° République dans Le coup d’État permanent.

3Voir, entre autres, le manuel des PUF Droit Constitutionnel . 1992, du professeur D. Turpin.

4Voir la Revue de Paris, août 1936.

M. Morabito. Histoire Constitutionnelle de la France. 1789-1958. Montchrestien. 9° édition. 2006, comme pour excuser l’éventuel parallèle avec la Constitution de 1958, rappelle que la Constitution du Maréchal Pétain « cristallisait nombre de revendications formulées depuis un demi-siècle en vue de réformer l’État » (p. 359).

5Cette déduction que l’on trouve chez C. Bidegaray et C. Émeri. La Constitution de la France de 1789 à nos jours. A. Colin. 1997, p. 217, mérite quelques observations. C’est une entité abstraite « la France » et non telle ou telle force politique incarnant tels intérêts qui s’est avérée incapable de découvrir la solution finale au problème de la structure du pouvoir politique, comme s’il pouvait exister un « modèle » définitif qu’il s’agirait d’édifier, en toute « neutralité ».

6Cf. J. et E. Gicquel. Droit Constitutionnel, pp. 473, 499 et 503.

7A. Roy. La démocratie : notes de campagne. Gallimard. 2011.

8Cf. C. Bidegaray, C. Emery. La Constitution de la France, op. cit, p. 359, 360 et 365.

9Cf. M. Piquemal. L’apathie de la démocratie. Éditions Michel de Maule. 2008.

10Voir R. Charvin. VI° République. Un outil contre la régression générale. Les Amis de la Liberté. 2014.

11On constate la virulence de la présidence Sarkozy contre le programme du Conseil National de la Résistance et contre l’esprit de cette courte période de la Libération, source de conquêtes fondamentales, comme par exemple, la Sécurité Sociale.

12Cf. J.L. Mélenchon. Qu’ils s’en aillent tous ! Vite la révolution. Flammarion. 2010, p. 33.

13On constate, par exemple, sur le continent africain, l’ébauche d’une politique militaire (américaine ou française) contrariée par les besoins économiques des grandes firmes. Les pétroliers, Areva, etc. souhaitent maintenir des espaces d’intérêt économique, avec des forces locales quelle que soit leur nature, empêchant les militaires de remplir leur mission jusqu’au bout (par exemple, au Mali).

14Le symbole de cette destruction est peut-être la mort de Bérégovoy, le 1er mai 1993, qui préfigure le suicide du parti socialiste tout entier, entraînant dans sa faillite historique tous les progressistes. Sa pérennisation éventuelle se situe dans la place qu’il prend progressivement en se substituant à la droite classique, pour le plus grand profit du F.N.

15L’ENA, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui (dirigée par des membres du corps préfectoral) conforte le conformisme et l’ambition des élèves. Elle ne compte aucun professeur permanent ; les intervenants sont pour la plupart d’anciens élèves de l’école. L’autocensure règne. Les stages se font souvent en entreprise et les « grands » managers (style B. Arnault, C. Bebear ou Boloré) sont donnés en exemples. Les élèves rêvent, après un passage dans l’administration, (financière, si possible) de prendre la tête de grandes entreprises !

Voir. O. Saby. Promotion Ubu Roi (mes 27 mois sur les bancs de l’ENA). Flammarion. 2012.

16Le concours administratif est sans doute un mode de recrutement irremplaçable. Toutefois, afin d’éviter le poids des réseaux de toute nature, le parisianisme, la présence trop fréquente des mêmes personnalités dans les jurys, etc. rien n’empêcherait de désigner les jurys par tirage au sort (public), avec un nombre important de membres, afin de réduire au maximum les possibilités de népotisme et d’interventions. On se souvent encore de l’affaire Barel, écarté du concours de l’ENA, parce que fils du député V. Barel ! Les autres exemples sont multiples.

17Cf. A. Le Pors. L’État efficace. R. Laffont. 1985.

18Il existe actuellement 2000 statuts particuliers, qui les fragilisent tous et qui sont le résultat d’une politique administrative nocive et qui sont aussi le fait de la position des syndicats qui ont parfois sacrifié les intérêts à long terme des salariés.

19Voir A. Montebourg. La machine à trahir. op.cit.

20Certains voient dans ces « A.A.I » l’ébauche d’une nouvelle forme du politique qu’il conviendrait de mettre en accord avec les exigences de la démocratie. A débattre.

21Les Tribunaux administratifs font preuve d’une grande prudence : ils renouvellent rarement la jurisprudence. Cette capacité semble être le monopole du Conseil d’État.

22On assiste aussi bien à la relégation économique et sociale de certains espaces au nom de la « protection de la nature » qu’à la destruction de cette même nature par des installation industrielles présentées comme des opérations « d’éco-développement » (voir, par exemple, ce qui est réalisé au coup par coup dans la Vallée du Var (06), sans étude d’impact cumulé).

23Cf. La Revue des Deux Mondes. 15 juillet 1863.

24Dans les petites communes, dans les cantons, où lorsque tout le monde se connaît, la crainte de s’afficher contre les sortants est particulièrement grande. Les élus locaux jouent souvent aux potentats se croyant tout permis, pratiquant des représailles sur leurs adversaires dans le quotidien. D’où la reconduction sur plusieurs décennies de leur mandat et leur proximité de plus en plus grande avec l’administration préfectorale ou régionale avec qui ils travaillent. Le résultat est qu’ils peuvent devenir facilement non les représentants des citoyens dans leur collectivité mais le soutien de l’administration auprès de leurs électeurs !

25Certains courants ultra conservateurs proposent le vote plural pour les familles nombreuses, comme s’il s’agissait pour le père ou la mère de ces familles (le plus souvent catholiques) d’un titre justifiant des prérogatives !

26Les travaux de juristes concernant la pauvreté sont très rares. Ce désintérêt est très significatif d’un « état de droit » sélectif. Les seules exceptions concernent les analyses pénalistes faisant, comme au XIX° siècle, retour à la notion de « classes dangereuses ».

27R. Debray. Supplique aux nouveaux progressistes du XXI° siècle. Gallimard. 2006.

 

Source: Investig’Action

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