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Il y a cent ans… Printemps 1917: les États-Unis entrent en guerre, mais pourquoi ?

Un chapitre du livre de Jacques R. Pauwels, ‘1914-1918 : La grande guerre des classes’, deuxième édition, Editions Delga, Paris, 2016

 

En 1917, contre la volonté de l’écrasante majorité de la population américaine, les États-Unis font leur entrée en guerre et ce, aux côtés de l’Entente et contre l’Allemagne. Ils ne le font pas en raison des attaques des sous-marins allemands contre les navires tels le « Lusitania », et encore moins pour défendre la cause de la démocratie contre la dictature et l’injustice. Ils le font parce que l’élite américaine — à l’instar des élites européennes en 1914 — attend toute sorte d’avantages de cette guerre, par exemple, d’énormes bénéfices supplémentaires et plus de docilité du côté des travailleurs…

1917 ne fut une bonne année pour aucune des nations belligérantes mais, pour les membres de l’Entente, elle fut à tout le moins catastrophique. Les principales raisons à cela furent les mutineries dans l’armée française, qui accrurent particulièrement la précarité de la situation militaire sur le front occidental, ainsi que la double révolution en Russie qui menaçait de mettre ce pays hors circuit en tant qu’allié. Ajoutez-y le fait qu’aussi bien les soldats que les civils en France et en Grande-Bretagne en avaient assez de cette misérable guerre et qu’ils aspiraient à la paix à tout prix et l’on comprendra que les autorités politiques et militaires de Londres et de Paris devaient se faire pas mal de soucis. Elles avaient voulu cette guerre et en avaient espéré beaucoup, elles voulaient absolument la gagner et, pour cela, elles avaient besoin du soutien de la population et, bien sûr aussi, de leurs alliés. Mais, en 1917, la victoire n’était pas encore en vue. On en était même très loin. Et que se passerait-il si on ne gagnait pas la guerre ? La réponse vint des événements en Russie et sous forme d’un avertissement macabre : la révolution !

La seule lueur d’espoir, en 1917, du moins du point de vue de l’Entente, fut qu’en avril de cette année, les États-Unis déclarèrent la guerre à l’Allemagne, ce qu’on espérait depuis longtemps à Paris et à Londres. Cela pouvait évidemment prendre du temps avant que les troupes américaines ne débarquent en Europe afin de pouvoir renverser la vapeur au profit de l’Entente, mais au moins l’espoir d’une victoire finale pouvait enfin se raviver.

Pour l’écrasante majorité de la population des États-Unis, toutefois, l’entrée en guerre de leur pays n’avait rien d’une lueur d’espoir. Les gens se rendaient parfaitement compte que cette guerre en Europe avait tout d’une catastrophe et que les civils et les soldats des pays belligérants ne désiraient plus rien qu’un retour à la paix. Les Européens voulaient sortir au plus vite de cette guerre, pourquoi les Américains voulaient-ils y entrer ? Et pourquoi devraient-ils aller se battre aux côtés des Britanniques et des Français contre les Allemands ? Et pourquoi pas aux côtés des Allemands contre les pays de l’Entente ? Le fait que bien des Américains se posaient de telles questions était dû aux facteurs suivants.

Depuis longtemps, les États-Unis entretenaient d’assez bonnes relations avec les Allemands. Ce n’était pas l’Allemagne, mais la Grande-Bretagne, qui était l’ennemie traditionnelle et la grande rivale d’Uncle Sam. Les Britanniques étaient les anciens maîtres coloniaux contre lesquels, dans les années 1770, on avait mené une guerre d’indépendance et contre qui, plus tard, de 1812 à 1815, on avait encore été en guerre. (Cette guerre de 1812 s’était terminée par un traité de paix conclu à Gand.) Et, plus tard encore au xixe siècle, des tensions entre Américains et Britanniques se firent jour, entre autres, à propos de la frontière avec l’Amérique du Nord britannique, appelée Canada dès 1867, et à propos de l’influence et du commerce dans l’océan Pacifique, en Amérique du Sud et dans les Caraïbes, et aussi en raison des sympathies britanniques avec les États confédérés lors de la guerre de Sécession. Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il y eut à Washington des plans tout prêts pour une guerre contre la Grande-Bretagne.

Les Américains ne voyaient pas non plus dans les Britanniques d’affables frères jumeaux « anglo-saxons », comme on voudrait parfois nous le faire croire. La majorité des Américains — au contraire de l’élite du Nord-Est du pays, constituée en grande partie de WASP — n’étaient absolument pas des « Anglo-Saxons », mais étaient originaires de toute sorte de pays en Europe, et surtout d’Irlande et d’Allemagne. En 1914, quand la guerre éclata en Europe, ces Américains d’origine irlandaise ou allemande avaient de bonnes raisons de croiser les doigts pour l’Allemagne et de souhaiter une défaite britannique. Mais, évidemment, beaucoup d’Américains étaient d’origine anglaise et sympathisaient par conséquent avec les Alliés.

En ce qui concerne la France, après leur entrée en guerre, les Américains allaient y débarquer en agitant la bannière de « Lafayette, nous voici ! » C’était une allusion à l’aide française aux Américains à l’époque de leur guerre d’indépendance contre la Grande-Bretagne, aide qui avait été personnifiée par le marquis de Lafayette. Ce slogan faisait comprendre qu’à leur tour, les Américains venaient rendre aux Français un service qu’ils leur devaient.

Mais pourquoi alors ne s’étaient-ils pas empressés de venir en aide à leurs chers amis français dès 1914 ? En réalité, une reconnaissance réelle ou supposée à l’égard des Français n’avait rien à voir avec l’entrée en guerre des Américains, d’autant que bon nombre d’entre eux étaient très religieux et n’avaient que peu de sympathie, voire pas du tout, pour cette république gauloise athée ou du moins anticléricale. Les protestants américains sympathisaient avec l’Allemagne, dirigée par les Hohenzollern, des luthériens, et les catholiques américains avaient un faible pour l’Autriche-Hongrie, dont la dynastie régnante, les Habsbourg, passaient depuis l’époque de la Réforme déjà (et de l’empereur Charles Quint) pour les grands champions du catholicisme 1.

Quant à la Russie, cet empire était considéré par bien des Américains comme un bastion du monarchisme autocratique passé de mode et donc comme le contraire de la république démocratique qu’étaient les États-Unis, en théorie, du moins. Nombre d’Américains étaient par ailleurs des réfugiés de l’empire des tsars, par exemple des juifs et des Ukrainiens qui, à l’égard des Russes en général et du tsar et de son régime en particulier, éprouvaient à peu près les mêmes sentiments que les Irlandais à l’égard des Britanniques. À l’égard de l’Allemagne, d’autre part, aux États-Unis on n’affichait ni rivalité, ni aversion, ni hostilité 2. Et les nombreux Américains qui, comme Theodore Roosevelt, se considéraient comme faisant partie de la « race nordique », se sentaient proches de ces Allemands « aryens » présumés supérieurs.


Le fait que l’Allemagne n’était pas une démocratie ne constituait pas un problème pour des personnalités élitistes comme Roosevelt qui, à l’égard des « masses » populaires, n’éprouvaient pas de sentiments charitables. En ce qui concerne ces Américains non élitistes mais quand même favorables à la démocratie, eux non plus, sur ce plan, ne se formalisaient pas des conditions existant en Allemagne. Avec sa législation sociale et son suffrage universel, l’Empire était par de nombreux aspects plus démocratique que la Grande-Bretagne, par exemple, et même que les États-Unis, d’ailleurs. La démocratie américaine était en effet une sorte de « démocratie de seigneurs » dont étaient résolument exclus les Indiens et les noirs qui, pourtant, constituaient un pourcentage considérable de la population ; dans cette « démocratie du petit nombre » (democracy for the few), comme la définit le politologue et historien Michael Parenti, régnait une sorte d’apartheid avant la lettre, où les noirs étaient soumis au lynchage et où les Indiens étaient tenus à l’écart dans de misérables réserves. En comparaison, l’Allemagne de Guillaume II était un paradis sur terre. Non seulement l’affirmation du président Woodrow Wilson disant que les États-Unis étaient partis au combat pour la démocratie, affirmation à laquelle on a toujours accordé trop de foi — et aujourd’hui encore —, était complètement fausse, mais même ridicule. Si Wilson avait vraiment voulu promouvoir la démocratie, il aurait pu commencer par son propre pays, où il y avait encore beaucoup à faire sur ce plan.

On peut dire qu’au début 1917, la population américaine était divisée à propos de la guerre. Certains Américains — et surtout les déjà cités WASP et autres Américains d’origine anglaise — croisaient les doigts pour l’Entente, d’autres sympathisaient avec les puissances centrales. Et bien des Américains n’avaient probablement pas d’opinion prononcée sur ce qui se passait dans la lointaine Europe. Mais la sympathie est une chose et aller combattre en est une autre. L’écrasante majorité des Yankees étaient sans aucun doute opposés à l’entrée en guerre de leur pays, ils étaient de tendance pacifiste et « isolationniste » et ne voulaient pas avoir affaire avec la guerre en Europe. C’est dans ce contexte qu’en 1915 déjà était née une chanson qui connut également beaucoup de succès en Grande-Bretagne mais qui, aux États-Unis, se révéla comme l’icône musicale du pacifisme et de l’isolationnisme, à savoir I didn’t raise my boy to be a soldier, déjà mentionnée. La chanson offusqua particulièrement les Américains qui étaient bel et bien partisans d’une intervention dans la guerre, ce genre d’Américains dont « Teddy » Roosevelt était la figure de proue 1.

Les élections présidentielles de 1916 furent remportées par Wilson, le président déjà en fonction. Il était considéré comme le candidat partisan de la paix, opposé à l’entrée en guerre. Comme cela se présente assez souvent avec nombre de présidents américains, il fit précisément le contraire de ce qu’on avait attendu de lui : le 2 avril 1917, il convainquit le Congrès de déclarer la guerre à l’Allemagne, décision qui fut officialisée le 6 avril. Les raisons avancées par Wilson furent que la guerre pouvait signifier la fin de la civilisation « occidentale » et même menacer l’existence de l’humanité si les États-Unis n’intervenaient pas afin de remettre les choses en ordre ; une fois les États-Unis impliqués, fit-il savoir, la guerre devenait une « guerre pour la démocratie », une « guerre qui allait mettre un terme aux guerres ». C’est à juste titre que les historiens ne prennent pas ces déclarations de Wilson très au sérieux et qu’ils cherchent ailleurs les raisons qui l’ont poussé à entraîner les Américains à contrecœur dans la guerre. Habituellement, on rejette la faute sur l’Allemagne puisque, dès 1917, le Reich réagit au blocus britannique — et au fiasco de la bataille du Jutland en 1916 — par une escalade dans la guerre sur mer à l’aide de sous-marins.

Dans ce nouveau genre de guerre, Berlin espérait pouvoir faire capituler les Britanniques en six mois. Entre janvier et avril 1917, les Allemands coulèrent un tonnage important de navires mais, après qu’en mai les Britanniques eurent introduit le système des convois, ils subirent déjà nettement moins de pertes. Mais la guerre des sousmarins contrariait également les puissances maritimes neutres, y compris les États-Unis, et durcit les relations entre Washington et Berlin. C’est ainsi que de nombreux historiens tentent d’expliquer l’entrée en guerre des États-Unis. Dans ce contexte, on mentionne habituellement le nom du Lusitania. Ce gros paquebot britannique, parti de New York pour Liverpool, avait été envoyé par le fond par les Allemands, et ce drame avait fait des victimes américaines. Aux États-Unis, cela avait fortement avivé les sentiments anti-allemands. Cette attaque apportait de l’eau au moulin des « interventionnistes », partisans d’une entrée en guerre, et aurait ainsi mené inéluctablement vers une déclaration de guerre américaine à l’Allemagne. Le problème avec ce scénario est que le Lusitania avait été coulé le 7 mai 1915, déjà, soit près de deux ans avant que Washington n’eût déterré la hache de guerre. Et, sur les 1 198 victimes, il n’y avait que 128 Américains, les autres étant des Britanniques et des Canadiens. En outre, le Lusitania transportait des munitions et du matériel de guerre, ce qui, selon les critères juridiques du droit international de l’époque, autorisait les Allemands à le couler. Le consulat allemand à New York avait par ailleurs prévenu les passagers potentiels que la chose pouvait se produire. Enfin, il est très vraisemblable que les autorités britanniques, dont Churchill, avaient intentionnellement fait charger le navire de munitions dans l’espoir qu’il fût pour cette raison coulé par les Allemands et que cela provoquerait ainsi l’entrée en guerre des Américains. L’on comprend que, dans des circonstances aussi douteuses, le gouvernement américain ne se soit pas laissé tenter par une déclaration de guerre à l’Allemagne.

Début 1917, l’attitude des États-Unis à l’égard de l’Allemagne se durcit, naturellement en raison de l’intensification par Berlin de la guerre sous-marine, mais ce n’est quand même pas pour cette raison que Wilson fit sa déclaration de guerre en avril. Ce n’était pas le peuple américain, mais bien l’élite de l’Amérique, dont Wilson était un représentant typique, qui voulait la guerre, et plus précisément la guerre contre l’Allemagne. La raison en est qu’en 1917, cette élite, à l’instar des élites européennes en 1914, pensait pouvoir s’attendre à des avantages considérables, dans une guerre contre l’Allemagne et croyait en même temps pouvoir conjurer ainsi un grand malheur qui menaçait. Primo, les États-Unis, tout comme la Grande-Bretagne, la France, la Russie et l’Allemagne, étaient une grande puissance impérialiste. Avec une petite différence, mais non sans importance : le fait que les États-Unis avaient développé une nouvelle stratégie impérialiste, à savoir le néocolonialisme. Par cette stratégie une puissance impérialiste tente d’acquérir des matières premières, des marchés de débouchés et de la main-d’œuvre à bon marché, non pas au moyen d’un contrôle colonial direct d’un pays, mais via une pénétration indirecte, avant tout économique, de ce pays, allant de pair avec une sorte d’influence hégémonique requérant la collaboration des élites locales. Les Etats-Unis ne se servaient donc plus de colonies et protectorats, comme les puissances européennes continuaient à faire.

La Grande Guerre se résuma en un conflit entre les grandes puissances impérialistes. Il fut clair que les puissances qui allaient sortir victorieuses de la guerre en seraient aussi, inévitablement, les grandes gagnantes sur le plan des intérêts impérialistes. Il fut tout aussi clair que, tout comme lors d’une loterie, ceux qui n’avaient pas joué ne pourraient pas gagner non plus. Il est fort probable qu’au moment de sa déclaration de guerre à l’Allemagne le gouvernement états-unien fut à la hauteur d’une déclaration faite peu auparavant, à savoir le 12 janvier 1917, par le président du Conseil français, Aristide Briand. Ce dernier y avait réfléchi, et en avait tiré des conclusions. Faisant clairement allusion aux États-Unis, Briand avait fait savoir qu’« il serait désirable, à la future conférence de paix, d’en écarter les puissances qui n’auront pas participé à la guerre ». Et n’y avait-il pas fort à gagner pour celles qui seraient présentes à cette conférence ? Les vastes possessions des perdants seraient partagées comme le manteau du Christ, par exemple, les possessions immobilières « allemandes » en Afrique, et surtout les riches régions pétrolifères de l’Empire ottoman. Et l’influence en Chine était elle aussi en jeu. Tous les acteurs impérialistes lorgnaient vers ce pays gigantesque mais d’une faiblesse insigne, afin d’y être présents lorsqu’il y aurait des concessions à recevoir, des droits d’exploiter des mines, de poser des voies ferrées et de pénétrer économiquement dans le pays d’autres manières encore. Sur ce plan, le Japon avait déjà dévoilé tout son jeu en faisant main basse sur la concession allemande en Chine. Le Japon commença à se poser en petit rival, prétendument de race inférieure, certes, mais agressif et dangereux, des États-Unis en Extrême-Orient. Grâce à leur récente guerre contre l’Espagne, ces derniers avaient pu prendre pied dans cette partie du monde sous forme d’une sorte de tutelle sur les Philippines qu’ils avaient « libérées ».

Si les États-Unis restaient en dehors de la guerre et n’étaient donc pas présents non plus lors de la distribution des prix en Chine, le danger consistait donc en ce que le Japon, via une sorte de version asiatique de la doctrine américaine de Monroe, pût monopoliser la Chine sur le plan économique et que par conséquent les hommes d’affaires américains n’y trouvent pas la « porte ouverte » qu’ils souhaitaient ardemment. À ce propos, on peut même lire ce qui suit dans Wikipédia :

« Si les Alliés avaient gagné la guerre sans l’aide américaine, le danger eût été qu’ils se fussent partagé le monde entre eux sans prendre en considération les intérêts commerciaux de l’Amérique. »

Avec sa déclaration de guerre à l’Allemagne en avril 1917, Wilson éliminait précisément ce danger. Plus tard, dans les années 1930, une commission d’enquête du Congrès américain allait également en arriver à la conclusion que la déclaration de guerre de Wilson à l’Allemagne avait été motivée par le souhait d’être présent quand on en serait arrivé « au partage des possessions impériales.

Les États-Unis partirent en guerre pas exclusivement mais certainement aussi, et probablement surtout, afin de pouvoir tirer des avantages, après la guerre, du partage du butin parmi les puissances impérialistes. Or, rester neutre signifiait non seulement ne pas profiter de la victoire mais impliquait même le risque de devenir la victime de l’appétit impérialiste des vainqueurs.

Le 9 mars 1916, le Portugal décida d’entrer en guerre aux côtés de l’Entente afin d’éviter que ses possessions coloniales ne fussent repartagées par les puissances victorieuses. On avait peur surtout des Britanniques, qui avaient en effet cette intention et essayaient par conséquent de maintenir le Portugal en dehors du conflit. Sa participation à la guerre, rejetée par la grande majorité de la population, allait coûter au Portugal plus de 8 000 morts, 13 000 blessés et 12 000 prisonniers de guerre, mais ne rapporta le pays aucun bénéfice. D’autres pays devaient également réfléchir aux avantages et désavantages de la neutralité.

Les Pays-Bas pouvaient espérer, comme les États-Unis, qu’abandonner la neutralité apporterait des avantages. D’autre part, comme le Portugal, son gouvernement devait craindre que le maintien de la neutralité pût être néfaste. En se rangeant du côté de l’Allemagne, les Pays-Bas pouvaient peut-être acquérir la Flandre, et cette idée fut en fait encouragé par Berlin via son ambivalente « politique flamande » (Flamenpolitik) en Belgique occupée. Inversement, rester neutre signifiait qu’après la guerre on pouvait être forcé par les vainqueurs de céder des colonies ou une partie de son propre territoire. Durant la guerre et pendant la Conférence de paix de Paris certains politiciens belges œuvreront en effet — mais en vain — pour l’annexion de la Flandre zélandaise et du Limbourg néerlandais. Une deuxième raison explique pourquoi l’élite américaine qui, rappelons le, était constituée presque exclusivement des grands industriels et banquiers du Nord-Est du pays, voulait la guerre.

Dans les années ayant précédé 1914, les ÉtatsUnis avaient été frappés par une lourde récession économique. Mais la guerre qui éclata alors en Europe amena des commandes de matériel en tout genre, et à cause de cette hausse de la demande, la production et les profits augmentèrent également. Entre 1914 et 1917, la production industrielle s’accrut d’au moins 32 %, le PNB du pays de 20 % et les exportations américaines vers les pays belligérants grimpèrent en flèche. Naturellement, on exporta également des produits agricoles, mais en tout cas, les industriels américains — bref, les capitalistes — gagnèrent des fortunes dans cette guerre qui faisait rage en Europe et qui, à leur grande joie et à leur grand avantage — semblait vouloir durer indéfiniment. Qu’est-ce que ça pouvait bien leur faire que, chaque jour, dans cette guerre, 6 000 hommes en moyenne perdaient la vie et que d’innombrables autres étaient mutilés ? Ce qui comptait, c’étaient les bénéfices et ils étaient pharaoniques. En guise d’illustration, on peut citer les bénéfices (en dollars) réalisés par nombre de grandes entreprises américaines au début et à la fin de la Grande Guerre:

Dès le début de la guerre, en 1914, il apparut qu’en raison du blocus britannique, il y avait moins d’affaires à réaliser avec l’Allemagne et l’AutricheHongrie, alors que, inversement, le chiffre d’affaires avec les pays de l’Entente, et surtout avec la Grande-Bretagne, atteignait des sommets. Entre 1914 et 1916, les exportations américaines vers la Grande-Bretagne et la France passèrent d’environ 800 millions de dollars à 3 milliards, alors que le volume des exportations vers l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie dégringolait à un maigre 1 ou 2 millions de dollars. En raison du blocus britannique, il était devenu pratiquement impossible de continuer à faire des affaires avec les puissances centrales, même si on l’eût fait volontiers. Mais, finalement, qu’importait, de ce point de vue, que le client fût un vieil ami ou un ennemi, un pays démocratique ou autocratique, un parent « anglo-saxon » ou pas ? Pourtant, il y avait bien un petit cheveu dans la soupe. On faisait des affaires en or avec les Britanniques et, dans une moindre mesure, avec les Français, mais la part du lion de ces achats se déroulait sur base de crédits accordés par des banques américaines.

En 1917, les banques américaines avaient déjà alloué un total de 2,3 milliards de dollars de ces crédits. Les prêts à la seule France augmentaient spectaculairement au cours de la guerre, à savoir de 0,05 milliards de francs en 1914 à 1,9 en 1915, 1,6 en 1916, 7,5 en 1917, 5,3 en 1918 et 9,2 en 1919. Dans ce contexte, le rôle de J. P. Morgan & Co, la banque que l’on désignait également du nom de « House of Morgan » (la maison Morgan) fut crucial. Avec des représentations à Londres et à Paris, cette société de Wall Street occupait une position idéale pour financer des affaires transatlantiques et, dès 1915, Morgan fut désigné comme agent unique pour les achats au nom de la Grande-Bretagne de produits tels que munitions, denrées alimentaires, etc. aux États-Unis. (D’ailleurs, les Britanniques achetaient aussi aux États-Unis pour le compte de leurs alliés, surtout les Français et les Russes.) De la sorte, naquit aux États-Unis un genre de « cercle d’amis » de Morgan, constitué de firmes comme DuPont et Remington, qui raflaient les contrats et gagnaient ainsi des fortunes. Morgan même mettait en poche 2 % de commission sur tous les achats. (Rien qu’en 1917, le total de ces achats s’éleva à 20 milliards de dollars, vous pouvez donc en déduire combien Morgan y gagna.) Ce fut d’ailleurs de cette façon que les États-Unis devinrent aussi forts et même plus forts, sur le plan financier, que la Grande-Bretagne. Wall Street à New York allait remplacer la City à Londres en tant que capitale financière du monde et le dollar allait déboulonner la livre britannique de son trône.

Pour Wall Street, la guerre pouvait encore durer longtemps mais, à ses yeux, il devint de plus en plus important que l’Entente gagnât la guerre. Autrement dit, « les intérêts économiques plaçaient clairement les États-Unis dans le camp des Alliés ». On peut même dire que l’arrangement financier évoqué plus haut équivalait à une violation de facto de la législation américaine sur la neutralité ; comme certains hommes politiques pacifistes américains le firent remarquer et comme la Commission Nye (Nye Committee) du Congrès allait le reconnaître dans les années trente.

Il est en tout cas compréhensible que l’Allemagne vît les choses de cette façon et qu’elle affichât une hostilité croissante à l’égard des États-Unis. Morgan n’en avait cure mais, à Wall Street, dès 1916, on commença toutefois à s’inquiéter de ce que les dettes britanniques fussent de plus en plus élevées. Et, au début 1917, la situation se mit à devenir réellement inquiétante.

La révolution en Russie fit en effet apparaître le spectre d’un retrait des Russes de la guerre, suivi par une victoire allemande ; dans ce cas, la Grande-Bretagne ne pourrait vraisemblablement pas rembourser ses dettes, ce qui, pour Morgan, signifierait une catastrophe financière. Il devint on ne peut plus clair que seule une entrée en guerre des États-Unis aux côtés des Britanniques pourrait empêcher une telle catastrophe. En mars 1917, l’ambassadeur des États-Unis à Londres prévint Wilson que « la crise imminente » constituait une grave menace pour Morgan et qu’« une déclaration de guerre à l’Allemagne était probablement la seule façon de maintenir une excellente situation commerciale et de prévenir une panique ». Naturellement, Morgan en personne et son puissant cercle d’amis commencèrent eux aussi à exercer des pressions dans le même sens. Quelques semaines plus tard, début avril 1917, les États-Unis déclarèrent la guerre à l’Allemagne et, ainsi, le but du puissant lobby de Wall Street était atteint. « L’argent parle » (Money talks), disent les Américains ; en 1917, c’est effectivement ce qu’il fit, et le président Wilson l’écouta.

Les critiques radicaux de Wilson étaient déjà convaincus à l’époque que « la véritable raison pour laquelle les États-Unis étaient entrés en guerre pour aider les Alliés à vaincre, était de s’assurer que les crédits de guerre massifs des Américains à la Grande-Bretagne et à la France seraient remboursés ». Par cette décision, écrit Niall Ferguson, Wilson sauva non seulement la Grande Bretagne et l’Entente en général, mais aussi et surtout la Maison Morgan. Le fait que les sous-marins allemands aient enfreint les règles de la neutralité servit tout simplement de paravent afin de camoufler l’immoralité de la vérité. Dorénavant, Morgan allait encore pouvoir gagner plus via la vente des obligations de guerre (war bonds, appelés par euphémisme liberty bonds), dont le volume, en juin 1919, allait s’élever à 21 milliards de dollars.

Au contraire de l’élite industrielle et financière du pays, le peuple américain ne témoigna pas le moindre enthousiasme pour la guerre. Surtout les américains noirs « hésitaient de donner leur soutien à un projet qu’ils jugeaient hypocrite ». L’un d’entre eux, habitant du quartier newyorkais de Harlem, déclara d’un ton sarcastique « les Allemands ne m’ont jamais fait du mal, et si par hasard ils l’avaient fait, je leur le pardonne. » Faisant allusion au slogan de Wilson prétendant que l’Amérique partait en guerre afin d’établir la démocratie partout dans le monde, certains leaders noirs lui demandaient publiquement de bien vouloir « commencer par introduire la démocratie en Amérique même ». Très peu de volontaires se présentèrent pour aller servir de chair à canon de l’autre côté de l’océan Atlantique. Les autorités espéraient un million de volontaires mais 73 000 hommes seulement se présentèrent. Le 18 mai déjà, par conséquent, une loi fut votée, le Selective Service Act ou Selective Draft Act, qui introduisait un système de service militaire obligatoire sélectif, le draft. C’est ainsi qu’on put recruter le nombre de soldats nécessaire. Il y eut toutefois beaucoup d’opposition au draft, et plus de 330 000 personnes allaient être classées comme draft evaders, c’est-à-dire réfractaires au service. Il ne faut en tout cas pas nous étonner que les membres de la classe supérieure, de même que les travailleurs qualifiés, dont on pouvait difficilement se passer dans les usines, eussent été en grande partie à l’abri du draft.

Ce furent surtout les pauvres qui furent visés, parce que l’on considérait qu’on pouvait très bien se passer de leur présence. Comme dans le cas des armées des autres pays belligérants, les piottes états-uniens provenaient majoritairement des classes inférieures de la population, il s’agissait surtout de noirs, d’immigrants arrivés récemment, d’analphabètes, d’autres personnes sans ou avec très peu d’éducation, etc. Les noirs furent appelés en grand nombre mais ils durent surtout aller servir dans des bataillons de travail séparés, de façon que les soldats blancs ne dussent pas les considérer comme leurs égaux. Ils y recevaient aussi des vêtements, de la nourriture et un logement de qualité nettement inférieure Sur un total de 370 000 Afro-américains qui servaient dans l’armée, 200 000 furent en Europe, mais seulement 40 000 d’entre eux reçurent des armes et furent engagés dans une des deux divisions de combat noires. C’est ainsi que fut rassemblée une armée prétendument partie en guerre pour la démocratie.

Que l’Amérique partait en croisade au profit de la démocratie et/ou en guerre pour mettre un terme à la guerre, voilà ce que Wilson voulait faire avaler au peuple américain et au monde entier. Pour mener ce dessein à bien, une énorme machine de propagande fut mise sur pied, recourant à des articles de presse, des orateurs, des affiches, des productions hollywoodiennes, etc. pour faire passer son message dans les ménages américains.

Le centre nerveux de cette machine fut ce qu’on avait appelé par euphémisme le Committee on Public Information (CPI — Commission d’information publique), dirigé par le journaliste présumé « progressiste » George Creel. Il s’agissait de faire pencher les Américains — et même de les enthousiasmer — en faveur d’une guerre dont ils ne voulaient pas, dont ils ne tireraient pas le moindre avantage mais qu’ils paieraient au prix fort, de leur sang et de leur argent, en d’autres termes, afin de « pouvoir bricoler l’approbation ou l’accord » du public. Un collaborateur de Creel, le journaliste Walter Lippmann, baptisa la chose « manufacture of consent » (fabrication du consentement) — expression qui, plus tard, sera reprise par Noam Chomsky. Ce qu’il fallait en tout premier lieu susciter chez le public, c’était un sentiment anti-allemand et cela se fit en imitant l’exemple britannique s’appuyant surtout sur l’atrocity mongering, c’est-à-dire au moyen d’une exagération honteuse des atrocités commises par les Allemands en 1914, dans la petite Belgique. Creel et son équipe firent un excellent travail et on vit bientôt s’installer dans le pays une véritable hystérie anti-allemande. La choucroute, qui se dit en anglais aussi bien qu’en allemand Sauerkraut et qui était aussi populaire aux États-Unis de l’époque qu’en Allemagne même, fut rebaptisée freedom cabbage, « chou de la liberté », et la maladie virale rubéole, qui se dit également German measles, « rougeole allemande », devint liberty measles, « rougeole de la liberté ».

Hollywood fut amené à produire une collection de films de propagande, par exemple, une grosse production au titre très éloquent, Le Kaiser, la bête de Berlin. (Plus tard, d’autres ennemis des États-Unis tels que Saddam Hussein et le colonel Khaddafi seront « diabolisés » de la même façon.) Plus grave, toutefois, était le fait que des Américains d’origine allemande furent obligés de porter un signe distinctif jaune et que, dans bien des cas, leurs avoirs furent confisqués, sort qui, plus tard, allait échoir aux juifs en Allemagne nazie 1.

Les églises elles aussi faisaient de la propagande de guerre. Surtout les églises protestantes proclamaient que le conflit était une « croisade » contre l’Allemagne impériale. L’église catholique se révélait quelque peu moins enthousiaste dans ce sens, car le Vatican sympathisait discrètement avec les puissances centrales et surtout avec l’Empire des Habsbourg ; et elle ne se permettait guère d’offusquer les très nombreux Américains catholiques d’origine irlandaise et allemande, dont il était clair qu’ils soutenaient l’axe Berlin-Vienne. Il y eut encore une autre raison pour laquelle l’élite américaine aspirait tant à la guerre en 1917. Tout comme les élites européennes en 1914, l’élite américaine de 1917 était convaincue qu’une guerre allait consolider son pouvoir et son prestige, mettre au point mort et peut-être même refouler la tendance à la démocratie du xixe siècle et, enfin, éliminer pour de bon peut-être le danger d’un changement révolutionnaire. En effet, aux États-Unis aussi, les années précédant 1914 avaient vu l’élite très préoccupée par les graves tensions sociales, les nombreuses grèves et la croissance apparemment irrésistible du Socialist Party et du syndicat militant IWW. Cette agitation atteignit un point culminant en avril 1914 avec ce qu’on a appelé le « massacre de Ludlow ».

Un camp de grévistes dans un charbonnage des Rockefeller à Ludlow (Colorado) avait été attaqué par des troupes et plus de vingt personnes avaient été abattues, dont des femmes et des enfants de grévistes. Tout le pays en était troublé et, à Denver même, une unité de soldats avait même refusé d’être engagée contre les grévistes. Heureusement, l’attention du public put être rapidement détournée par le fait que le président Wilson estima brusquement nécessaire — sous un prétexte ridicule — de faire bombarder le port mexicain de Vera Cruz et d’aller mener une mini-guerre contre ce pays voisin où, en outre, une révolution battait son plein.

L’historien américain Howard Zinn estime que ce ne fut pas un hasard. Il suggère que « le patriotisme et le militarisme ont remis la lutte des classes dans l’ombre », que « le grondement des canons a détourné l’attention » et qu’« un ennemi extérieur a assuré l’unité au pays même » ; il conclut que l’agression contre le Mexique « fut une réaction instinctive du système, dans le but de créer l’unité au sein d’un peuple déchiré par des conflits internes ».

La guerre contre le Mexique peut et doit être également considérée comme une lutte de classes. Il s’agissait en effet d’un conflit entre deux « classes » de pays. C’était un conflit qui reflétait l’oppression et l’exploitation d’un pays pauvre et impuissant par un pays puissant et riche. En tout cas, la déclaration de guerre de Wilson à l’Allemagne peut être perçue similairement comme une manière de conserver la paix sociale à l’intérieur du pays via une guerre extérieure. Wilson n’est certainement pas parti en guerre uniquement pour cette raison, mais il a avidement profité de l’occasion qui lui était offerte pour réprimer toute forme de radicalisme en paroles et en actes et — au profit de l’élite du pays inquiète du radicalisme — pour gouverner de façon bien plus autoritaire et moins démocratique. En effet, Wilson, « démocrate » dans le seul et unique sens qu’il appartenait au Parti démocrate, s’attribua toute sorte de pouvoirs spéciaux qui lui permirent de façon prétendument légale de fouler aux pieds les droits démocratiques des Américains.

En mai 1917 fut promulguée la très sévère loi sur l’espionnage (Espionage Act), loi destinée officiellement à combattre l’espionnage allemand et, en 1918, le Congrès allait conférer plus de pouvoirs spéciaux encore au président par le biais de la « loi anti-émeute », la Sedition Act. Ces lois allaient rester en vigueur jusqu’à l’été 1921, c’est-à-dire jusqu’au moment où les États-Unis conclurent officiellement la paix avec l’Allemagne. Des historiens ont dit de ces lois qu’elles faisaient partie de « la législation la plus répressive du pays », qu’il s’agissait même de mesures « quasi totalitaires rendant ridicule la prétention de vouloir faire croire que nous étions entrés en guerre pour la liberté ». Désormais, le gouvernement pouvait censurer à sa guise, fermer des périodiques, arrêter des gens et les incarcérer, prétendument parce qu’on faisait la guerre contre un ennemi particulièrement mauvais qui disposait aux États-Unis de toute sorte d’espions et d’agents. Ceux qui s’opposaient à la guerre étaient censés s’opposer à l’Amérique, en d’autres termes, étaient des « anti-Américains » (un-Americans) ; désormais, le pacifisme et son jumeau, le socialisme, étaient catalogués comme les ennemis de l’ « américanisme ». Mais ces lois visaient clairement à inculquer la peur au peuple américain, à le gagner à la guerre et à réprimer tout doute concernant le bien-fondé de la guerre, les protestations contre la guerre et l’obstruction au service militaire (draft). Sous cette législation, il devenait délictueux de parler « de façon déloyale, méchante ou blessante » du gouvernement, du drapeau et de l’armée des États-Unis. Il était risqué de n’être pas d’accord avec la politique appliquée par le gouvernement Wilson. Même l’expression d’une critique mitigée de sa politique de guerre — et même chez soi ! — pouvait se solder par la prison. (L’Espionage Act fut amendé plusieurs fois après la guerre, mais il ne fut pas entièrement supprimé ; le lanceur d’alerte Chelsea/Bradley Manning a été accusé sur base de codes militaires qui, du moins partiellement, s’appuient sur cette loi.)

Durant la Première Guerre mondiale, plus de 2 500 Américains furent poursuivis en justice sur la base de ces lois draconiennes et une centaine d’entre eux furent condamnés à des peines de dix à vingt ans d’emprisonnement. Ce n’est sans doute pas un bien grand nombre par rapport à la population, mais le fait important est que la crainte des poursuites judiciaires a désappris aux gens à penser et à s’exprimer (oralement et par écrit) de façon critique au profit d’un conformisme irréfléchi — et ce, dans le pays où l’on a pourtant toujours glorifié bien haut l’« individualisme à tous crins » (rugged individualism). D’innombrables journalistes se mirent ainsi à s’autocensurer par souci de sécurité.

La législation répressive fut utilisée de façon sélective, tout d’abord contre les radicaux et les dissidents appartenant aux classes inférieures, la version américaine des « classes dangereuses », et en particulier les noirs et les juifs. Les radicaux et dissidents par excellence étaient les socialistes américains, à l’époque encore nombreux et militants, qui œuvraient en faveur de réformes démocratiques révolutionnaires et qui, en même temps, s’opposaient à la guerre.

Tout comme leurs camarades réformistes en Europe, certains socialistes américains se révélèrent partisans de la guerre, mais la plupart des socialistes étaient néanmoins des pacifistes convaincus et ils le payèrent au prix fort. La grande figure de proue des socialistes américains, Eugene Debs, s’exprima ouvertement contre la guerre en encouragea ses partisans à faire de même. En juin 1918, sur base de l’Espionage Act, il allait être jeté en prison et le même sort échut à des centaines d’autres socialistes ; ils s’étaient rendus coupables de trahison, d’incitation à la révolte, d’espionnage, de recours à la violence, etc. Les grands syndicats, par exemple l’American Federation of Labor (AFL), étaient traditionnellement les alliés du Parti démocrate de Wilson et, en tant que président, ce dernier avait défendu leurs intérêts jusqu’à un certain point en échange de leur soutien. Il n’eut pas de difficultés avec eux, en 1917, ils soutenaient sa guerre tout comme en 1914 les syndicats des pays européens avaient soutenu leurs gouvernements quand ceux-ci étaient partis en guerre. Sur ce plan, le célèbre dirigeant syndical Samuel Gompers se révéla un allié particulièrement utile de Wilson et il collabora étroitement avec Creel et sa Commission d’information publique. Mais il y eut un syndicat auprès duquel Wilson n’eut aucun succès, le syndicat radical et même révolutionnaire IWW, déjà mentionné. Son chef, « Big Bill » Haywood, se retrouva en prison tout comme Debs parce qu’il avait osé critiquer la guerre.

Depuis longtemps, l’IWW était une épine dans le pied de l’establishment américain, qui tira parti de la guerre pour détruire ce nid de révolutionnaires via des attaques lancées contre leur quartier général, des saisies de documents, l’arrestation arbitraire de dirigeants et leur condamnation sur base de preuves fabriquées de toutes pièces, etc. 1 Aux États-Unis, aussi bien qu’en Europe, le socialisme, du moins dans sa version radicale, non réformiste, allait main dans la main avec le pacifisme. La plupart des socialistes étaient des pacifistes et un pourcentage important de pacifistes étaient socialistes. Mais tous les pacifistes n’étaient pas socialistes, il y avait également d’innombrables pacifistes bourgeois aux convictions progressistes ou — comme on dit également aux États-Unis — « libérales ». Parmi ceux-ci aussi, il y avait des gens courageux qui s’exprimaient ouvertement contre la guerre de Wilson et qui, dans bien des cas, le payèrent très cher, par exemple, en perdant leur emploi ou même leur siège à l’assemblée législative de leur État. Paul Jones, évêque protestant (épiscopalien) de l’Utah, fut démis de ses hautes fonctions ecclésiastiques parce qu’il s’était exprimé contre la guerre. Et, dans les universités qui se révélèrent des « foyers d’intolérance », la liberté académique tant louée fut supprimée de facto pour toute la durée de la guerre et des professeurs pacifistes furent systématiquement écartés de leurs chaires.

Les États-Unis sont le pays de la libre entreprise, ce qui signifie que l’État croit, du moins en théorie, aux bienfaits de la traditionnelle approche libérale du laisser-faire et que, par conséquent, il intervient le moins possible dans la vie économique et sociale et « laisse faire » le plus possible ce qu’on appelle le secteur privé. Dans le contexte de l’entrée en guerre des États-Unis en 1917, cela signifiait que l’oppression à l’encontre des pacifistes, des socialistes, des dirigeants syndicaux, etc. fut « privatisée », du moins en partie, c’est-àdire laissée aux personnes et groupements favorables à la guerre qui, en général, étaient en même temps antidémocratiques, antisocialistes, antisémites et « antichamites » (hostiles aux noirs) mais se présentaient comme les champions de l’« américanisme ». Parmi ces groupes figuraient l’American Patriotic League (Ligue patriotique américaine), le Patriotic Order of Sons of America (Ordre patriotique des fils de l’Amérique) et le Knights of Liberty (Chevaliers de la liberté), une branche du Ku Klux Klan. Parmi les moyens utilisés par ces associations de « vigilance », on trouvait les dénonciations, les passages à tabac, le badigeonnage en jaune des maisons où vivaient des pacifistes, les brimades corporelles humiliantes consistant par exemple à enduire le corps des victimes de goudron et de plumes (tarring and feathering) et les exécutions illégales ou lynchages (lynchings). Ces actions visaient surtout les Wobblies (membres du syndicat IWW) : un de leurs dirigeants, Frank Little, fut lynché au Montana en août 1917.

Du côté occidental de l’océan Atlantique aussi sévissait donc une sorte de guerre jumelle, consistant d’une part en une guerre « verticale », dans laquelle les États-Unis en tant que pays s’en prenaient à l’Allemagne et, d’autre part, une guerre « horizontale », dans laquelle les deux grandes classes de la société américaine — l’élite et les prolétaires — s’affrontaient mutuellement. En ce qui concerne ce dernier front, l’élite, dirigée par Wilson, passa immédiatement à l’offensive, à savoir par des lois répressives et le « vigilantisme » et elle repoussa les forces prolétariennes tout comme les Allemands en 1914 avaient repoussé les Français et les Britanniques. Mais la lutte n’était pas encore terminée et nous verrons bientôt comment elle se déroula par la suite. En ce qui concerne la guerre « verticale » contre l’Allemagne, l’élite semblait être moins pressée ; il allait encore falloir attendre quelque temps, à savoir jusqu’au début 1918, avant que les troupes américaines ne débarquent en nombre important sur le front occidental et ne commencent réellement à faire la différence.

 

Source: Mondialisation

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