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Extrêmisme - Page 2

  • Charlie : Les leçons d'un massacre

     

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    Le massacre commis par les assassins au siège de Charlie Hebdo a choqué, bouleversé, indigné. Mais il nous interpelle aussi. Il est de la tache de la police de complètement éclaircir les complicités dont les auteurs de ce crime atroce ont pu bénéficier. Ce sera l’objet de l’enquête et, il faut l’espérer, du procès à venir pour ces assassins. Mais, d’ores et déjà, deux problèmes émergent : celui de la Nation, et donc de la souveraineté, et celui de la laïcité.

     

    L’échec de l’intégration est d’abord le refus de la Nation

     

    Ce que révèle les dérives sectaires, certes très minoritaires, mais qui existent néanmoins dans une partie de la jeunesse française, c’est le sentiment d’anomie quant à l’identité. Une partie des jeunes, issus de l’immigration, ne peuvent pas s’intégrer car ils ne savent pas  à quoi s’intégrer. Une expression importante, et oh combien juste, de Mai 1968 était que l’on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance. De même, on ne s’intègre pas à un PIB. Ces jeunes qui parfois manifestent de manière bruyante leur attachement au pays d’origine de leurs parents savent qu’en réalité ils sont rejetés par les sociétés d’Afrique du Nord. Ils ne se sentent pas Français, car on n’ose plus parler de la France. Pourtant, que les choses aillent mal, et l’on y revient immédiatement. Dans son allocution du 7 janvier, le Président de la République n’a fait nulle part mention de l’Europe. C’est un oubli des plus révélateurs.

     

    Mais, ces jeunes savent bien qu’ils sont nés quelque part et que leur histoire personnelle est irréversible. Ce sentiment peut conduire à des réactions très diverses. Certains peuvent trouver en eux-mêmes les ressources pour chercher malgré tout à s’intégrer. On s’incline ici devant Ahmed Merabet, 42 ans, enfant de l’immigration, policier de la brigade VTT du commissariat du XIème, lâchement assassiné de sang froid par les tueurs qui ont frappé Charlie Hebdo ; de même on s’incline devant Franck Brinsolaro, policier du service de la protection, qui avait en charge la protection de Charb. Il en va aussi, mais on en a moins parlé et il faut le regretter, de nombreux soldats français morts dans les opérations extérieures. Par exemple au Mali, comme le sergent-chef Thomas Dupuy, ou encore en Afghanistan ; ces hommes témoignaient de cet attachement à la France terre d’adoption devenue patrie et pour laquelle ils sont morts. Oui, l’intégration fonctionne, mais elle ne touche désormais qu’une partie de ceux qu’elles devraient toucher. Il est à craindre, si l’on n’y prend garde que ce processus ne s’amplifie

     

    L’illusion du religieux, la prégnance du narcissisme.

     

    D’autres se tournent vers la religion et peuvent finir dans le fanatisme. Mais, derrière l’apparence d’une montée de la religiosité, c’est en réalité à une montée des affirmations identitaires et narcissiques que l’on assiste. Les crispations autour des tabous alimentaires et vestimentaires, sur les signes extérieurs (comme la question du voile chez les musulmans) ont avant tout pour but d’identifier brutalement une communauté, de la séparer du reste de la population et de l’enfermer sur des références mythifiées pour le plus grand profit de quelques uns. Ces pratiques, en produisant des mouvements de réactions, font en réalité progresser la division des individus entre eux au lieu d’y mettre fin. Dans la quête de la pureté, et toute religion distingue le « pur » de « l’impur », il ne peut y avoir de mouvement collectif, si ce n’est de petites communautés en proie aux réactions violentes d’autres communautés. C’est d’ailleurs la le piège qui nous est tendu par les meurtriers, comme l’a bien souligné Robert Badinter au journal de FR2 le mercredi 7 janvier. Il est frappant que Marine le Pen, dans sa courte déclaration (toujours sur Fr2) ait dit en substance la même chose.

     

    Par ce retour au religieux, on croit ainsi se protéger de l’anomie. En réalité, on s’y précipite tête baissée. Il faut ici faire le constat de l’échec d’une intégration pour une partie des populations immigrantes car ces dernières n’ont pas eu de références qu’elles pouvaient assimiler. L’intégration est un processus d’assimilation des règles et des coutumes, qui est en partie conscient (on fait l’effort d’apprendre la langue et l’histoire de la société dans laquelle on veut s’intégrer) mais qui est aussi en partie inconscient. Pour que ce mécanisme inconscient puisse se mettre en place, encore faut-il qu’il y ait un référent. La disparition ou l’effacement de ce dernier au nom d’un « multiculturalisme » qui ne désigne en fait que la tolérance à des pratiques très différentes, est un obstacle rédhibitoire à l’intégration. De fait, de même que pour échanger il faut instituer des objets que l’on n’échange pas, pour intégrer et aboutir à un principe de tolérance des individus il faut définir des limites très claires, des points sur lesquels il n’est pas question de transiger. Ici encore, on découvre les dégâts produits par un relativisme outrancier qui se pare des atours des sciences sociales pour mieux en subvertir les enseignements.

     

    La trahison des élites et la perte de souveraineté.

     

    Il faut en suite souligner l’immense responsabilités des élites politiques, de l’UMP comme du PS, qui abandonnent la France à petit pas, soit parce qu’ils ne croient plus en notre pays (mais comment fait alors la Corée du Sud ?), soit par intérêt bête et méchant, la volonté de vivre la vie des élites mondialisées. Ce qu’oublient tous ces politiques qui ont cédé aux sirènes de la pipolisation c’est que pour plus de 95% de la population française, la vie réelle se passe dans le cadre des frontières de ce pays que l’on nomme France. Pour ceux qui ne croient plus en la France, on aurait pu s’attendre à la tentative au moins de construire une Europe véritablement fédérale, sur le modèle de l’Allemagne ou des Etats-Unis. C’est un projet que l’on peut comprendre. Mais ce projet a échoué. Il aurait fallu le proposer quand le mur de Berlin est tombé. A la place, on a voulu perpétuer le méthode traditionnelle de la construction européenne, celle des « petits pas ». Nous en payons aujourd’hui le prix, avec une France qui n’est plus tout à fait un pays puisque l’on a abandonné nombre de prérogatives régaliennes, de la monnaie au budget, aux institutions européennes, et une Europe qui ne sera jamais un pays comme on le constate tous les jours, et en particulier dans la réduction du budget européen, qui se trouve aujourd’hui être inférieur à 1,3% du PIB. Le système confédéral qui en résulte, et qui en résulte par défaut, produit la crise tant économique que politique que l’Europe traverse. Cette crise qui a dévasté la Grèce, le Portugal, l’Irlande, l’Espagne et l’Italie et qui demain, si nous n’y prenons garde, dévastera la France.

     

    La Cour Constitutionnelle allemande à bien vu le problème, elle qui a rappelé dans un de ses arrêts de 2009 qu’il n’y avait pas de peuple européen, et que seuls les différents pays étaient le cadre de la démocratie. De cette entre-deux où nous végétons nait l’anomie. De l’anomie naissent des monstres. Tous les responsables politiques français qui n’ont pas voulu entendre ce qu’avait dit clairement notre peuple il y a dix ans de cela, lors du rejet du projet de Constitution européenne par référendum, en sont responsables. Ils sont donc profondément disqualifiés pour appeler aujourd’hui à l’unité nationale.

     

    L’Europe fédérale étant impossible, et avec elle le mythe d’une « Europe sociale », antienne du PS et d’une partie de la gauche et aujourd’hui désormais pleinement déconsidérée il faut donc rapidement revenir en arrière et redonner à la France les instruments de sa souveraineté. Cela passe par la monnaie, bien entendu avec la dissolution de la zone Euro, mais aussi par les différentes règles contraignantes quant au budget. Il est souhaitable que ceci se fasse à l’échelle européenne. Mais ce qui est souhaitable n’est pourtant pas toujours possible. Il est nécessaire que cela soit fait de toute manière, que nos partenaires le veuillent ou non.

     

    Sociétés hétérogènes, sociétés denses.

     

    Mais, construire une Nation, ou la reconstruire, impose de réfléchir à ce qui peut faire lien entre des individus différents ayant des croyances différentes. Quelle peut être la nature de ce ciment ? On pense qu’aujourd’hui, en ces temps que l’on veut « mondialisés », que l’économique est supposée l’emporter sur le politique. Les relations « de marché », se substitueraient donc aux relations faisant la trame de la société. Cette dernière ne serait donc que la résultante d’une somme de « contrats », entre deux ou plusieurs personnes, et pourrait donc s’appréhender à travers chaque contrat particulier. Ceci implique une dépersonnalisation de l’action et le rôle des normes qui en découle, dépersonnalisation qui repose sur des principes voisins de ceux de l’économie monétaire parfaite décrite par G. Simmel[1]. Mais Simmel lui-même était conscient qu’une société dont le ciment ne serait pas un ensemble d’institutions combinées et inter-agissantes, qui ne sauraient alors être séparées les unes des autres dans l’analyse, ne pourrait aboutir qu’à l’anomie[2]. Nous vivons en réalité dans des sociétés à forte densité économique, mais aussi sociale. Disons tout de suite que cette définition de la densité n’est pas celle du géographe ou du démographe, même si elle leur emprunte naturellement certains aspects. Les sociétés modernes ont en effet pour caractéristiques d’être dense, non seulement humainement (sens géographique et démographique) mais aussi en raison des interactions de plus en plus développés et de plus en plus puissantes entre les acteurs. Ces interactions découlent de ce que l’on peut appeler le « progrès des forces productives » pour reprendre une formule de Marx. Ce sont les effets d’externalité toujours plus importants qu’induisent les moyens matériels mis en œuvre depuis le XIXème siècle. Nous devons à Durkheim la paternité de la notion de densité sociale. Dans son ouvrage Les règles de la méthode sociologique il établit la notion de densité dynamique et de densité matérielle de la société[3]. cette densité dynamique correspond aux nombres de relations qui existent entre les unités d'une société donnée:

     

    "La densité dynamique peut se définir, à volume égal, en fonction du nombre des individus qui sont effectivement en relations non pas seulement commerciales mais morales; c'est-à-dire, qui non seulement échangent des services ou se font concurrence, mais vivent d'une vie commune"[4]. La densité matérielle correspond quant à elle à la densité démographique, mais aussi au développement des voies de communication et de transmission. Pour Durkheim, ces deux densités sont nécessairement liées: "Quant à la densité matérielle (...) elle marche d'ordinaire du même pas que la densité dynamique et en général peut servir à la mesurer"[5].

     

    L'hétérogénéité des agents dans une société qui est matériellement dense induit alors une hétérogénéité et une multiplicité des formes d'interactions. La complexité qui en résulte ne peut être traitée que par des ensembles d'institutions et de formes organisationnelles. Ces ensembles institutionnels et ces formes organisationnelles doivent être complémentaires, soit dans les règles qu'elles produisent soit dans les effets que ces règles engendrent. Cette double complémentarité fait obstacle à toute tentative de reproduire la logique de l'atomisme à l'échelle des institutions. Il faut dès lors prendre en compte la nécessité de l'action collective[6]. On retrouve ici l’apport de la philosophie pragmatique de Dewey[7]. Le rapport à l'institutionnalisme ouvre donc la question de son rapport au holisme méthodologique[8].

     

    La laïcité, compagne obligée de la souveraineté.

     

    Mais, reconnaître l’importance d’un point de vue analytiquement holiste, pose alors la question de savoir sur quelle base va-t-o construire les règles et les institutions, bref les formes collectives, dont on a besoin. Il y a la nostalgie d’un âge mythique où était affirmée la trilogie « Un Roi, une Loi, une Foi ». Cette nostalgie s’exprime tant chez les fondamentalistes musulmans que chez les identitaires. Mais, cet idéal mythique a été fracassé un fois pour toute par l’hétérogénéité des croyances qui s’est imposée comme un fait majeur avec la Réforme. Les guerres qui ont résulté ont été parmi les plus atroces et les plus inexpiables que l’Europe a connues. La seule solution résidait dans le découplage entre la vie publique et la vie privée, et le cantonnement de la religion à cette dernière. Ceci a été reconnu et théorisé à la fin des Guerres de Religion par Jean Bodin dans une œuvre posthume, l’Heptaplomeres[9], compagnon secret des Six livres de la République. Son contenu ne fait que prolonger celui des Six livres. De quoi s’agit-il donc ? Bodin imagine que sept personnages, qui tous pratiquent la médecine[10] et qui professent tous une foi différente, sont réunis dans un château. Chacun son tour, ils vont chercher à convaincre les six autres. Naturellement, c’est à chaque fois un échec, et pour une raison simple : la foi n’est pas affaire de raison. Quand le septième de ces personnages a parlé se pose alors une question redoutable : que vont-ils faire ?

     

    La réponse est éclairante à deux titres. La première est qu’ils décident de ne plus parler entre eux de religion, autrement dit celle-ci est exclue du débat public et devient une « affaire privée », même si, par courtoisie, ils s’engagent tous à aller aux célébrations des uns et des autres. La seconde est qu’ils décident d’œuvrer en commun « pour les bien des hommes ». Une autre fin aurait été possible. Ils auraient pu décider de se séparer et de travailler séparément chacun dans leur communauté. Il y a là la seconde « invention » de Bodin. On insiste, à juste titre, sur la première qui est la distinction entre une sphère publique et une sphère privée. Elle est essentielle. Mais, elle ne doit pas masquer la seconde, qui n’est pas moins importante. L’invention de la sphère privée, et du cantonnement de la foi à cette dernière, ne prend sens que parce que des personnes de fois différentes se doivent de cohabiter ensemble. Que Jean Bodin insiste sur l’action en commun de personnes aux convictions religieuses différentes est très important. Cela veut dire qu’il y a des choses communes, des Res Publica, qui sont plus importantes que les religions. Cela signifie aussi que ce que nous appellerions dans notre langage la « laïcité » est une des conditions de l’existence des sociétés à composition hétérogènes[11]. En retranchant de l’espace public les questions de foi on permet au contraire au débat de se constituer et de s’approfondir sur d’autres sujets. En ce sens, Bodin pose le problème de l’articulation de l’individualisme avec la vie sociale, problème qui est au cœur du monde moderne.

     

    Souveraineté et laïcité

     

    Il nous faut aujourd’hui réagir. Non pas en exigeant un durcissement des peines et de l’arsenal répressif. Cela peut être nécessaire, mais il faut savoir que l’on reste, là, dans le domaine essentiellement symbolique. On fait de la gesticulation politique. La réaction doit être plus profonde et, en un sens, plus radicale. Face à la montée de l’anomie et de ses monstres il faut reconstruire d’urgence les conditions d’exercice de la souveraineté du peuple dans le cadre de la Nation. Mais, pour cela, il est impératif d’avoir une attitude ferme en ce qui concerne la laïcité, qui est la garantie fondamentale de nos libertés. Oui, nous devons nous rassembler et retrouver les fondements de la Res Publica. Mais nos dirigeants élus ou anciens élus sont les derniers à pouvoir le faire

     

    Les assassins ne paraissent forts que parce que nous sommes faibles, et oublieux des principes dont nous sommes porteurs. Nous les avons laissé monter sur nos épaules. Redressons nous et ils joncheront la terre !

     


    [1] Simmel G., Philosophy of Money, Routledge, Londres, 1978; publié originellement sous le titre Philosophie des Geldes, 1900
    [2] Deutschmann C., “Money as a Social Construction: on the Actuality of Marx and Simmel”, Thesis Eleven, n°47, novembre 1996, pp. 1-20
    [3] E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris, 1999 (première édition, P.U.F., Paris, 1937).
    [4] Id., pp. 112-113.
    [5] Id. pp. 113.
    [6] D. Truman, The Governmental Process , A. Knopf, New York, 1958.
    [7] J. Dewey, John Dewey: Philosophy, Psychology and Social Practice , édité par J. Ratner, Putnam's Sons, New York, 1963.
    [8] M-C. Villeval,, "Une théorie économique des institutions?", in Boyer et Saillard, edits, Théorie de la régulation. État des savoirs, La Découverte, Paris, 1995, pp.479-489.
    [9] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591.
    [10] Ce qui n’est pas sans importance car la médecine, sous l’impulsion de personnes comme Ambroise Paré, et par la pratique de la dissection des cadavres, est devenue la science du corps humain, et a commencé la démarche qui en fera un savoir scientifique.
    [11] On trouvera un commentaire éclairant de sa contribution aux idées de tolérance et de laïcité dans: J. Lecler, Histoire de la Tolérance au siècle de la réforme, Aubier Montaigne, Paris, 1955, 2 vol; vol. 2; pp. 153-159
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  • Charlie à tout prix ? (par Frédéric Lordon)

     

    par Frédéric Lordon - Le monde diplomatique

    Lorsque le pouvoir de transfiguration de la mort, ce rituel social qui commande l’éloge des disparus, se joint à la puissance d’une émotion commune à l’échelle de la société tout entière, il est à craindre que ce soit la clarté des idées qui passe un mauvais moment. Il faut sans doute en prendre son parti, car il y a un temps social pour chaque chose, et chaque chose a son heure sociale sous le ciel : un temps pour se recueillir, un temps pour tout dire à nouveau.

     

    Mais qu’on se doive d’abord à la mémoire de ceux qui sont morts n’implique pas, même au plus fort du traumatisme, que toute parole nous soit interdite. Et notamment pour tenter de mettre quelque clarification dans l’inextricable confusion intellectuelle et politique qu’un événement si extrême ne pouvait manquer, en soi, de produire, à plus forte raison sous la direction éclairée de médias qui ne louperont pas une occasion de se refaire la cerise sur le dos de la « liberté d’expression », et de politiques experts en l’art de la récupération.

     

    Disons tout de suite que l’essentiel de cette confusion se sera concentré en une seule phrase, « Je suis Charlie », qui semble avoir tout d’une limpide évidence, quand tant d’implicites à problème s’y trouvent repliés.

     

    « Je suis Charlie ». Que peut bien vouloir dire une phrase pareille, même si elle est en apparence d’une parfaite simplicité ? On appelle métonymie la figure de rhétorique qui consiste à donner une chose pour une autre, avec laquelle elle est dans un certain rapport : l’effet pour la cause, le contenu pour le contenant, ou la partie pour le tout. Dans « Je suis Charlie », le problème du mot « Charlie » vient du fait qu’il renvoie à une multitude de choses différentes, mais liées entre elles sous un rapport de métonymie. Or ces choses différentes appellent de notre part des devoirs différents, là où, précisément, leurs rapports de métonymie tendent à les confondre et à tout plonger dans l’indistinction.

     

    Charlie, ce sont d’abord des personnes humaines, privées – par bonheur, on s’est aperçu rapidement que dire simplement « Charlie » pour les rassembler faisait bon marché de deux policiers, un agent de maintenance, un malheureux visiteur de ce jour là, et puis aussi de cinq autres personnes, dont quatre juives, tuées les deux jours d’après. Sauf à avoir rompu avec toute humanité en soi, on ne pouvait qu’être frappé de stupeur et d’effroi à la nouvelle de ces assassinats.

     

    Mais l’émotion n’a été si considérable que parce qu’il était perceptible à tous que ce qui venait d’être attaqué excédait évidemment les personnes privées. Et voici donc le deuxième sens possible de « Charlie » : Charlie comme métonymie des principes de liberté d’expression, des droits à exprimer sans craindre pour sa sécurité, tels qu’ils sont au cœur de notre forme de vie.

     

    On pouvait donc sans doute se sentir Charlie pour l’hommage aux personnes tuées – à la condition toutefois de se souvenir que, des personnes tuées, il y en a régulièrement, Zied et Bouna il y a quelque temps, Rémi Fraisse il y a peu, et que la compassion publique se distribue parfois d’une manière étrange, je veux dire étrangement inégale.

     

    On pouvait aussi se sentir Charlie au nom de l’idée générale, sinon d’une certaine manière de vivre en société, du moins d’y organiser la parole, c’est-à-dire au nom du désir de ne pas s’en laisser conter par les agressions qui entreprennent de la nier radicalement. Et l’on pouvait trouver qu’une communauté, qui sait retourner ainsi à l’un de ses dénominateurs communs les plus puissants, fait une démonstration de sa vitalité.

     

    Mais les choses deviennent moins simples quand « Charlie » désigne – et c’est bien sûr cette lecture immédiate qui avait tout chance d’imposer sa force d’évidence – quand « Charlie », donc, désigne non plus des personnes privées, ni des principes généraux, mais des personnes publiques rassemblées dans un journal. On peut sans la moindre contradiction avoir été accablé par la tragédie humaine et n’avoir pas varié quant à l’avis que ce journal nous inspirait – pour ma part il était un objet de violent désaccord politique. Si, comme il était assez logique de l’entendre, « Je suis Charlie » était une injonction à s’assimiler au journal Charlie, cette injonction-là m’était impossible. Je ne suis pas Charlie, et je ne pouvais pas l’être, à aucun moment.

     

    Je le pouvais d’autant moins que cette formule a aussi fonctionné comme une sommation. Et nous avons en quelques heures basculé dans un régime de commandement inséparablement émotionnel et politique. Dès ses premiers moments, la diffusion comme traînée de poudre du « Je suis Charlie » a fait irrésistiblement penser au « Nous sommes tous américains » du journal Le Monde du 12 septembre 2001. Il n’a pas fallu une demi-journée pour que cette réminiscence se confirme, et c’est Libération qui s’est chargé de faire passer le mot d’ordre à la première personne du pluriel : « Nous sommes tous Charlie » — bienvenue dans le monde de l’unanimité décrétée, et malheur aux réfractaires. Et puis surtout célébrons la liberté de penser sous l’écrasement de tout dissensus, en mélangeant subrepticement l’émotion de la tragédie et l’adhésion politique implicite à une ligne éditoriale. Ceci d’ailleurs au point de faire à la presse anglo-saxonne le procès de se montrer hypocrite et insuffisamment solidaire (obéissante) quand elle refuse de republier les caricatures. Il fallait donc traverser au moins une mer pour avoir quelque chance de retrouver des têtes froides, et entendre cet argument normalement élémentaire que défendre la liberté d’expression n’implique pas d’endosser les expressions de ceux dont on défend la liberté.

     

    Mais cette unanimité sous injonction était surtout bien faite pour que s’y engouffrent toutes sortes de récupérateurs. Les médias d’abord, dont on pouvait être sûr que, dans un réflexe opportuniste somme toute très semblable à celui des pouvoirs politiques dont ils partagent le discrédit, ils ne manqueraient pas pareille occasion de s’envelopper dans la « liberté de la presse », cet asile de leur turpitude. A l’image par exemple de Libération, qui organise avec une publicité aussi ostentatoire que possible l’hébergement de Charlie Hebdo. Libération, ce rafiot, vendu à tous les pouvoirs temporels, auto-institué dernière demeure de la liberté d’expression ! — peut-être en tous les sens du terme d’ailleurs. Et combien de la même farine derrière Libé pour faire de la surenchère dans le Charlisme ?

     

    « Si cet homme qui, dit-on, riait de tout revenait en ce siècle, il mourrait de rire assurément », écrit Spinoza dans une de ses lettres. Et c’est vrai qu’il y a de quoi rire longtemps à voir ainsi les organes de la soumission à l’ordre social entonner avec autant de sincérité l’air de l’anticonformisme et de la subversion radicale. Rire longtemps... enfin pas trop quand même, car il faudra bien songer un jour à sortir de cette imposture.

     

    Ce sera sans l’aide du pouvoir politique, qui n’a jamais intérêt au dessillement, et à qui l’union nationale a toujours été la plus fidèle des ressources. Union nationale, et même internationale en l’occurrence, dont une version carabinée nous aura été administrée. Fallait-il qu’elle soit incoercible la pulsion récupératrice de François Hollande de se faire reluire à la tête de Paris « capitale du monde » pour convier, de proche en proche, jusqu’à Orban, Porochenko, et puis Netanyahu, Lieberman, etc. de hautes figures morales, connues pour se partager entre défenseurs de la liberté de la presse et amis du dialogue interconfessionnel [1].

     

    Par bonheur, il s’est déjà trouvé suffisamment de voix pour s’inquiéter des usages, ou plutôt des mésusages, que ce pouvoir ne manquera pas de faire d’une mobilisation de masse qu’il s’empressera de considérer comme un mandat.

     

    Espérons qu’il s’en trouvera également pour recommander à quelques éditorialistes un court séjour en cellule de dégrisement, et pour leur apporter le café salé. Dans la concurrence pour être à la hauteur de l’Histoire, et même – pente aussi fatale que grotesque de l’information en continu – pour être les premiers à « annoncer » l’Histoire, il était logique que tous criassent à l’Histoire et à l’Historique à propos de la manifestation d’hier. S’il est permis d’en rire, on dira que, historique, elle l’a sans doute été sous quelque rapport, au moins pour être la première du genre où le comptage de la police avait une chance d’être supérieur à celui des organisateurs. On ne sache pas cependant qu’il soit resté grand-chose des manifestations monstres de Carpentras et du 1er mai 2002, effusions collectives qui avaient déjà hystérisé le commentariat, mais dont on doit bien reconnaître que la productivité politique aura été rigoureusement nulle.

     

    On aimerait beaucoup qu’il en aille autrement cette fois-ci, mais on ne peut pas s’empêcher de poser en toute généralité la question de savoir s’il n’y a pas un effet de substitution entre le degré de l’unanimité et sa teneur politique possible. Par construction, arasant toute la conflictualité qui est la matière même de la politique, la masse unie est tendanciellement a-politique. Ou alors, c’est que c’est la Révolution – mais il n’est pas certain que nous soyons dans ce cas de figure…

     

    Il y aurait enfin matière à questionner la réalité de l’« union nationale » qu’on célèbre en tous sens. Tout porte à croire que le cortège parisien, si immense qu’il ait été, s’est montré d’une remarquable homogénéité sociologique : blanc, urbain, éduqué. C’est que le nombre brut n’est pas en soi un indicateur de représentativité : il suffit que soit exceptionnellement élevé le taux de mobilisation d’un certain sous-ensemble de la population pour produire un résultat pareil.

     

    Alors « union nationale » ? « Peuple en marche » ? « France debout » ? Il s’agirait peut-être d’y regarder à deux fois, et notamment pour savoir si cette manière de clamer la résolution du problème par la levée en masse n’est pas une manière spécialement insidieuse de reconduire le problème, ou d’en faire la dénégation. A l’image des dominants, toujours portés à prendre leur particularité pour de l’universel, et à croire que leur être au monde social épuise tout ce qu’il y a à dire sur le monde social, il se pourrait que les cortèges d’hier aient surtout vu la bourgeoisie éduquée contempler ses propres puissances et s’abandonner au ravissement d’elle-même. Il n’est pas certain cependant que ceci fasse un « pays », ou même un « peuple », comme nous pourrions avoir bientôt l’occasion de nous en ressouvenir.

     

    Il y a une façon aveuglée de s’extasier de l’histoire imaginaire qui est le plus sûr moyen de laisser échapper l’histoire réelle — celle qui s’accomplit hors de toute fantasmagorie, et le plus souvent dans notre dos. Or, l’histoire réelle qui s’annonce a vraiment une sale gueule. Si nous voulons avoir quelque chance de nous la réapproprier, passé le temps du deuil, il faudra songer à sortir de l’hébétude et à refaire de la politique. Mais pour de bon.

     

    Notes

    [1] Lire Alain Gresh, « D’étranges défenseurs de la liberté de la presse à la manifestation pour “Charlie Hebdo” », Nouvelles d’Orient, 12 janvier 2015.

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  • BARBARIE

    Par Aurélien Bernier

    Comme beaucoup d'autres, sans doute, je me réveille depuis deux jours avec une boule au ventre. Je suis triplement touché par le massacre perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo, le 7 janvier : comme être humain, comme auteur et comme militant de gauche. Cela ne me donne aucun droit particulier. Ma peine et ma peur n'ont pas plus de valeur que celle des autres. Mais, au fur et à mesure que l'abrutissement se dissipe, il faut bien tenter d'ordonner les idées, d'envisager la suite, de savoir comment continuer à vivre, à écrire, à militer avec ça.

     

    En tant qu'être humain, je suis effaré par cette violence qui nous saute à la gueule. Je suis effaré lorsque je ressens ma haine, mon écœurement et ma peur, et que je sais qu'elle est le quotidien d'une partie de la population mondiale. Comment peut-on supporter cette barbarie, qu'elle soit heureusement exceptionnelle ou malheureusement habituelle ? On ne peut pas. Pas sans devenir fou et soi-même barbare ou sans tout faire pour y mettre fin. Il n'y a que deux réactions possibles : l'escalade de la violence ou la politique. Confrontés à la nullité et à la trahison d'une partie de nos dirigeants, nous avons tendance à l'oublier : la politique est le seul moyen de régler les conflits autrement que par la violence. Faire de la politique, c'est s'accorder sur des valeurs et produire du droit pour les mettre en pratique. Le retour de la barbarie, évident depuis le début des années 2000, nous rappelle que nous avons en grande partie échoué. Plus que jamais, nous avons besoin de reconstruire nos sociétés, nationales et internationales, c'est à dire de faire de la politique.


    Je suis profondément choqué, évidemment, que l'on s'en prenne à un média, et que l'on exécute des gens pour leurs idées. J'ai longtemps lu Charlie Hebdo, « mon » journal d'adolescent et de jeune adulte. C'est même Charlie Hebdo qui m'a donné l'envie d'écrire, à une époque où, dans un seul journal, je trouvais les analyses économiques de Bernard Maris, mais aussi les bijoux littéraires de Fajardie et de Gébé. Plus tard, j'ai été pris entre deux sentiments contradictoires. D'un côté, mon anti-cléricalisme me poussait à soutenir ce combat contre l'intégrisme religieux, qui doit pouvoir passer par la satire. D'un autre côté, ma raison politique me faisait croire qu'il était dangereux, dans un contexte extrêmement tendu, de persister dans la provocation, de conforter les fous dans leur folie. Quoi qu'on en pense, cela ne peut cautionner aucun acte violent.

     

    Tuer est la dernière extrémité, le moyen ultime pour faire taire. Mais réfléchissons aussi à la façon dont se déroulent, de nos jours, les débats d'idées. C'est un climat d'intolérance qui s'est généralisé dans les grands médias, sur les réseaux sociaux, dans les salles de réunions publiques. Créer l'amalgame, dégainer l'insulte, abaisser l'autre, ne plus interroger ni nos théories ni nos pratiques. Le 7 janvier, la liberté d'expression a pris plusieurs rafales dans le corps, mais elle est indestructible. Il y a plus grave encore : c'est notre capacité d'exprimer des idées contradictoires sans sombrer dans la violence – verbale, symbolique ou physique – qui est globalement menacée. Faire société implique de faire de la politique et la politique implique de s'exprimer. Or, nous perdons chaque jour un peu plus notre capacité à nous exprimer pacifiquement, y compris au sein d'une même famille politique. La mienne, la gauche, par les valeurs qu'elle défend, a le devoir d'être exemplaire. Nous devons réfléchir, écrire, parler en refusant la violence et le schéma des jeux du cirque imposé par les grands médias. Cela s'appelle la dignité. Nous en avons besoin dès maintenant, pour affronter ce drame, et pour la suite, qui promet d'être rude.


    Pourtant, il faut dire les choses, et aller au bout de l'analyse politique, qui ne peut certainement pas être neutre. Après les États-Unis, l'Espagne, le Royaume-Uni, la France est touchée par la barbarie du terrorisme. Cette barbarie terroriste répond à d'autres barbaries. Celle qui consiste à faire perdurer un ordre mondial fondé sur les inégalités et l'exploitation, dans une logique néo-coloniale, qui cultive le désir de vengeance et crée de toute pièce le fanatisme dans les pays les plus pauvres. Celle qui consiste à laisser, dans un pays très riche, une part croissante de la population vivre dans des conditions indignes et humiliantes, tout en faisant du luxe et de la richesse des marqueurs de réussite sociale, ce qui produit le désespoir et la haine au cœur même de notre société dite « développée ». Je ne parle pas d'un passé que je laisse à mes ancêtres, d'une dette « historique » pour laquelle il faudrait se flageller, mais du présent, du monde et de la France dans lesquels je vis.


    Les injustices n'excusent en rien la barbarie terroriste, mais elles l'expliquent. D'autres barbares ne sont toujours pas recherchés par la police : les dirigeants de l'industrie française de l'armement, heureux d'augmenter leurs profits grâce à la violence ; les dirigeants politiques et les économistes libéraux qui les conseillent, heureux de redresser la balance extérieure de la France grâce aux ventes d'armes (premier poste excédentaire, et de loin) ; les traders « investissant » sur les marchés de matières premières et déclenchant des drames humains en quelques clics de souris ; les multinationales françaises pillant les ressources des pays du Sud ; les prescripteurs d'austérité pour les couches populaires alors même que nous débordons, en France, de richesses créées. Autant d'injustices qui créent des fous, tuant des innocents. Une folie dont nous n'arriverons jamais à nous protéger.


    Car tous les gens sains d'esprit s'en doutent, il est physiquement impossible de lutter contre le terrorisme par la répression sécuritaire. Toutes les polices, toutes les armées, tous les systèmes de surveillance ne suffiront jamais à « protéger » les lieux publics ou privés. Le seul moyen de lutter contre le terrorisme est d'en supprimer les causes, de ne plus créer ces opprimés, qui deviendront désespérés, et dont une infime minorité sombrera dans la folie. La seule solution est la justice, dans la société française comme dans les relations internationales. Une justice définitivement incompatible avec le capitalisme, dont Jaurès disait qu'il porte en lui la guerre « comme la nuée porte l'orage ». La guerre a changé de forme, mais elle reste toujours aussi barbare, et le capitalisme porte toujours en lui cette barbarie.


    On peut, à contre-coeur, supporter le temps du deuil une union nationale de citoyens. Mais si les dirigeants français actuels, socialistes ou de droite, avaient un soupçon de dignité, ils reconnaîtraient leur échec, changeraient radicalement de politique ou bien quitteraient le pouvoir. Nous savons tous qu'il n'en sera rien. Nous avons donc une grande responsabilité : penser la suite et construire un projet de société qui nous sauve de la barbarie. Comme l'a dit Noam Chomsky,« Tout le monde s'inquiète de stopper le terrorisme. En fait, il existe un moyen simple : arrêter d'y participer ». L'espace politique est partagé en deux : ceux qui continueront à alimenter la barbarie et ceux qui s'engageront pour y mettre fin. J'ignore quel nom donner aux premiers. Comment désigner une catégorie politique qui comprend des socialistes, des réactionnaires, des ultra-libéraux, des extrémistes de droite ? Les seconds, par contre, n'ont pas ce problème. Ils sont la gauche. Nous sommes la gauche.

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