La France, sponsor des terroristes ? Le Qatar et le plan des Frères musulmans (4/10)
Dans l’entreprise de remodelage du Grand Moyen-Orient, le Qatar joue un rôle de premier plan. Profitant du vide laissé par le déclin des nationalistes, le Qatar ambitionne de se positionner à l’avant-garde du monde arabe en s’appuyant notamment sur les Frères musulmans. Avec ses croyances dans un libéralisme économique débridé, le mouvement apparaît comme un partenaire utile tant pour l’impérialisme occidental que pour son parrain qatari. Comment l’émirat utilise-t-il la confrérie ? Quel rôle joue sa chaîne télévisée Al-Jazeera ? Comment définir les relations entre la France et le Qatar ? Pourquoi l’émirat a-t-il rejoint l’Organisation Internationale de la Francophonie ?
Alain Chouet révèle que l’Arabie Saoudite et le Qatar arment et financent les mouvements salafistes jihadistes (dont Al-Qaïda[1]) pour faire triompher l’idéologie wahhabite, et pour appuyer le projet d’installation de l’islam politique dans le monde arabo-musulman. C’est l’objet du projet politique qatari[2] qui exporte tous azimuts le modèle idéologique des Frères Musulmans, à grand renfort de gazodollars. Un modèle qui s’accommode très bien de la version la plus débridée du capitalisme néolibéral prôné par Washington.
Les pétro/gazo-monarchies wahhabites sont aidées dans ce projet par les néo-conservateurs états-uniens, qui voient d’un bon œil le remodelage du Moyen-Orient sur des bases confessionnelles. Pour ce faire, pas besoin de chercher très loin. Autant utiliser la stratégie la plus efficace de l’histoire des conflits et des conquêtes de territoires, une stratégie qui date au moins de l’Empire romain : divide ut regnes, ou divide et impera (« diviser pour régner »). Pas d’états d’âme pour les puissants et les va-t-en guerre, seulement des intérêts, des rêves de conquêtes et de domination.
L’enjeu géopolitique central est le même depuis le XIXè siècle : contrôler l’Eurasie, carrefour géostratégique entre trois continents où réside une grande part des richesses mondiales. Selon l’influent stratège états-unien Zbigniew Brzezinski (conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter), le pays ou le groupe de pays qui parviendrait à contrôler l’Eurasie, contrôlerait le monde. C’est la thèse qu’il expose dans son livre Le Grand échiquier, L’Amérique et le reste du monde, paru en 1997. Il y a près de vingt ans, il exposait déjà une doctrine claire, adoptée depuis par les administrations états-uniennes toutes tendances confondues : « l’Amérique est désormais la seule superpuissance mondiale, et l’Eurasie la scène centrale de la planète. De ce fait, la redistribution des pouvoirs sur le continent eurasien revêtira une importance capitale pour la suprématie américaine dans le monde et l’histoire future des États-Unis. […] L’Amérique joue désormais le rôle d’arbitre en Eurasie, et aucun problème d’importance ne saurait trouver de solution sans sa participation ou d’issue contraire à ses intérêts. La longévité et la stabilité de la suprématie américaine sur le monde dépendront entièrement de la façon dont ils manipuleront ou sauront satisfaire les principaux acteurs géostratégiques présents sur l’échiquier eurasien et dont ils parviendront à gérer les pivots géopolitiques clés de cette région[3] ». Brzezinski ne s’en cache aucunement, l’objectif de la politique extérieure des États-Unis consiste bel et bien à instaurer un « nouvel ordre international sous tutelle américaine[4] ».
Quelques années après la publication du Grand échiquier, les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone offrirent à l’administration états-unienne le prétexte tant attendu pour imposer le USA Patriot Act et une surveillance massive des citoyens états-uniens. Les attentats du 11 septembre 2001 furent un casus belli opportun, qui permirent aux États-Unis d’intervenir en Afghanistan (2001) et en Irak (2003), puis d’entamer une guerre internationale contre le terrorisme. Un rêve pour le complexe militaro-industriel mondial, qui se frotte les mains et se remplit les poches avec cette manne céleste accordée à perpétuité.
C’est dans ce contexte qu’en 2003, un projet de remodelage géopolitique du Moyen-Orient a pris forme sur les tables stratégiques des États-majors de l’armée états-unienne. Ce plan de conquête par la division confessionnelle des pays arabes a été coulé dans une doctrine baptisée « Projet du Grand Moyen-Orient » (« Greater Middle East »). Ce projet ne tombe pas du ciel, il reprend dans les grands lignes une stratégie géopolitique théorisée en 1982 dans un article du journaliste israélien Oded Yinon : « Une stratégie pour Israël dans les années 80 ». L’article fut publié dans la revue Kivunim n°14 de février 1982, et diffusée par la World Zionist Organization[5]. Oded Yinon n’était pas seulement journaliste, mais aussi fonctionnaire du ministère israélien des Affaires étrangères. Il préconisait déjà le démembrement de l’Égypte, de la Libye, du Soudan, du Liban, de la Syrie et de l’Irak, afin de garantir la sécurité d’Israël. Trente ans avant le début de la guerre en Syrie, Oded Yinon écrivait : « l’éclatement de la Syrie et de l’Irak en régions déterminées sur la base de critères ethniques ou religieux, doit être, à long terme, un but prioritaire pour Israël, la première étape étant la destruction de la puissance militaire de ces États. […] Les structures ethniques de la Syrie l’exposent à un démantèlement qui pourrait aboutir à la création d’un État chiite le long de la côte, d’un État sunnite dans la région d’Alep, d’un autre à Damas, et d’une entité druze qui pourrait souhaiter constituer son propre État —peut-être sur notre Golan— en tout cas avec l’Houran et le Nord de la Jordanie. Un tel État serait, à long terme, une garantie de paix et de sécurité pour la région. C’est un objectif qui est déjà à notre portée. Riche en pétrole, et en proie à des luttes intestines, l’Irak est dans la ligne de mire israélienne. Sa dissolution serait, pour nous, plus importante que celle de la Syrie, car c’est lui qui représente, à court terme, la plus sérieuse menace pour Israël. […] Une guerre syro-irakienne favoriserait son effondrement de l’intérieur, avant qu’il ne soit en mesure de se lancer dans un conflit d’envergure contre nous. Toute forme de confrontations inter-arabe nous sera utile et hâtera l’heure de cet éclatement.[6] »
En 1996, le rapport « A clean break : a new strategy for securing the realm », remis au Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu, reprend les mêmes idées. Il prône notamment le renversement de Saddam Hussein, ainsi qu’une guerre par procuration avec la Syrie. Ce rapport a été rédigé par un groupe d’études issu du think tank israélo-états-unien Institute for Advanced Strategic and Political Studies, dirigé par l’ancien haut fonctionnaire du Département de la Défense des USA Richard Perle.
Bahar Kimyongür affirme que le Projet du Grand Moyen-Orient, retravaillé par les stratèges états-uniens dans les années 2000, a été révélé « pour la première fois en 2003 lors d’une réunion des néo-conservateurs de l’American Enterprise Institute. [Cette doctrine] changea de nom l’année suivante lors du sommet du G8 de Sea Island pour prendre celui de Partenariat pour le progrès et un avenir commun avec le Moyen-Orient élargi et l’Afrique du Nord.[7] [8] ». Le modus operandi de cette doctrine est simple : fomenter des « révolutions pacifistes » dans des pays dont les gouvernements sont récalcitrants (entendre : nationalistes, socialistes, marxistes, panarabistes, anti-impérialistes, multipolaristes, pro-Russie, pro-Iran, pro-Chine…). Cela afin de diviser les pays arabes et créer une multitude de micro-Etats antagonistes, peu menaçants pour la sécurité d’Israël et pour les intérêts des multinationales étrangères.
Ces « révolutions spontanées » – qui émanent bien entendu de revendications populaires légitimes – peuvent néanmoins être orientées ou récupérées par des fondations états-uniennes « de promotion de la liberté et de la démocratie », parmi lesquelles : la National Endowment for Democracy (NED), la Freedom House[9], l’Albert Einstein Institution[10], l’Open Society Institute[11] (OSI) ou encore le Council on Foreing Relations[12] (CFR). Bahar Kimyongür montre comment l’administration Bush a financé des groupes de pression en Syrie, dont l’objectif avoué était la chute du Président Bachar al-Assad et l’installation d’un gouvernement de Frères musulmans acquis à la « cause occidentale »[13].
Bahar Kimyongür révèle que le mal nommé « Printemps arabe » qui a éclos en 2011 procédait d’un « noyautage et [d’une] récupération des formidables mouvements insurrectionnels tunisiens et égyptiens par des agents américains[14] ». La formation préalable de ces cyber-dissidents et autre apprentis-activistes arabes était assurée par des membres de CANVAS (Centre for Applied Non Violence), lors de programmes financés par la CIA qui eurent lieu dès 2007[15]. CANVAS est une organisation créée à Belgrade en 2004 par Slobodan Djinovic et Srdja Popovic, qui dirigeaient le mouvement serbe OTPOR. De l’aveu de son fondateur Ivan Marovic[16], OTPOR était financé par la CIA et par certaines des fondations états-uniennes précitées. C’est ce mouvement qui a renversé le Président Milosevic le 5 octobre 2000 en Serbie, et qui a exporté son « savoir-faire » auprès d’autres pays d’Europe de l’Est jugés trop proches de la Russie. C’est ainsi qu’a commencé le cycle des « révolutions colorées » (« Révolution des Roses » en 2003 en Géorgie, « Révolution orange » en 2004 en Ukraine, « Révolution des Tulipes » en 2005 au Kirghiztan, « Révolution du cèdre » en 2005 au Liban), dont le « Printemps arabe » de 2011 n’est rien d’autre que le prolongement dans le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Le tout sous l’égide et la veille attentive du département d’État et des fondations états-uniennes liées à l’appareil politico-militaire US[17]. Il faut noter d’ailleurs que « le Qatar abrite la plus grande base militaire US à l’étranger dont il a financé la construction[18] ».
Cette stratégie de la déstabilisation et de la balkanisation du Moyen-Orient est parfois surnommée la « Doctrine Bush ». Elle permettrait aux États-Unis d’empêcher l’alliance tant redoutée entre l’« arc chiite » producteur ou exportateur de pétrole (Iran / Irak / Syrie / Hezbollah libanais) et le bloc de l’Est « RIC » (Russie / Inde / Chine). Ceci est le premier objectif, mais pas le seul. Le second objectif est d’empêcher l’émergence d’un mouvement socialiste protectionniste à vocation panarabe, qui pourrait s’inspire de la politique de Nasser (en Égypte) et de Mossadegh (en Iran) pour développer les infrastructures, éduquer le peuple, et s’émanciper de la tutelle occidentale. Un cauchemar pour les puissances de l’OTAN.
Le Qatar joue un rôle de premier plan dans ce programme néolibéral de remodelage du Moyen-Orient et de déstructuration des États-nations socialistes laïcs, en exportant le modèle wahhabite des Frères musulmans un peu partout sur la planète. L’ancien diplomate éthiopien Mohamed Hassan[19] l’affirme : « tout comme l’Arabie saoudite, le Qatar a voulu s’appuyer sur des groupes islamistes pour contrer l’influence de États nationalistes de la région. Il y a eu, au Moyen-Orient, toute une série d’événements comme la disparition de Nasser, le déclin du mouvement révolutionnaire arabe ou la chute de Saddam Hussein qui ont laissé un vide et contribué à l’essor des pétromonarchies du Golfe. Ces dernières veulent à présent combler le vide et se positionner à l’avant-garde du monde arabe[20] ». Le diplomate Finian Cunningham, chercheur au centre de recherche Global Research’s Middle East and East Africa, explique quant à lui comment « l’Arabie Saoudite et plus particulièrement le Qatar ont orienté les événements [de 2011] en Syrie et en Libye, en fournissant un soutien financier, des armes, des combattants, et un soutien diplomatique massif aux auto-proclamés ‘Conseils de la transition’[21] ».
Ce soutien diplomatique s’est appuyé sur Al-Jazeera comme relais médiatique de la politique étrangère du Qatar. La chaîne de télévision qatarie n’a pas hésité à user de médiamensonges pour servir les intérêts géostratégiques du Qatar, en prenant le parti des « rebelles » libyens et syriens en vue de faire tomber Mouammar Kadhafi et Bachar al-Assad. Les chaînes de télévision des pays de l’OTAN ont repris ces images sans en vérifier les sources ni recouper les informations (ce qui serait le travail minimum d’un journalisme intègre et professionnel), et ont ainsi participé – consciemment ou non – à la propagande qatarie. Les preuves de manipulations, mises en scène et intox de la part d’Al-Jazeera sont nombreuses (par exemple en faisant passer des prisonniers irakiens pour des yéménites, ou en diffusant des images de la ville irakienne de Basra en la faisant passer pour la ville libyenne de Misrata[22]).
Par ailleurs, Al-Jazeera investit massivement dans les pays européens, notamment en France où elle a acquis une grande partie des droits de retransmission de la Ligue des champions pour les saisons courant de 2012 à 2015[23]. Ce rapprochement franco-qatari répond à une stratégie plus globale du Qatar qui cherche à augmenter l’influence des Frères musulmans au sein des administrations et des diplomaties des pays occidentaux. Des gazodollars contre de l’influence géopolitique, une recette « win-win » (« gagnante-gagnante »).
Mais pour bien comprendre la stratégie des Frères musulmans à l’œuvre dans le monde arabo-musulman aujourd’hui, il faut s’intéresser aux origines du mouvement. La Confrérie des Frères musulmans (jamaât al-Ikhwan al-muslimin) a été créée en 1928 dans le Nord-Est de l’Égypte par l’instituteur Hassan el-Banna. Son objectif initial était de libérer son pays de la colonisation culturelle britannique en faisant l’apologie d’un islam social. Ainsi, « persuadés que l’Égypte pourra se débarrasser du colonialisme occidental si la société égyptienne se recentre sur ses valeurs musulmanes, les Frères musulmans entendent islamiser le pays dans une optique de progrès et de renaissance arabe[24] ». Après la mort de Hassan el-Banna (assassiné en 1949) et le coup d’État des « Officiers libres » (révolution de 1952), « de grosses tensions apparurent entre Nasser et les Frères musulmans. Il y eut une tentative d’assassinat de Nasser en 1954, attribuée à ce mouvement, qui fut alors dissout et interdit. La plupart de ses membres connurent la prison ou l’exil, notamment en Arabie saoudite, un pays très arriéré et conservateur, favori des puissances occidentales[25] ».
Après la mort de Nasser en 1970, c’est Anouar el-Sadate qui devint le chef de l’État égyptien. Souhaitant se démarquer de son prédécesseur, il entreprit alors d’instrumentaliser la confrérie des Frères musulmans pour « combattre l’héritage de Nasser sur le plan idéologique[26] ». Pour ce faire, « Sadate a utilisé la religion. D’abord, en diffusant des révélations sur la répression de Nasser contre les Frères musulmans. Ensuite, en se présentant comme un homme de Dieu, un musulman pieux. […] L’idée que la dictature égyptienne était nécessaire pour contenir la montée de l’islamisme est donc un mythe. L’islamisme était en fait une pièce essentielle du système. Il permettait de justifier l’État policier que soutenait l’Occident. […] Le programme des Frères musulmans rédigé par la hiérarchie représente l’autre face du système totalitaire soutenu par l’impérialisme. Leur programme socio-économique n’a rien de progressiste. Ils prônent un capitalisme sans entrave, la libre-entreprise, ils se sont déjà opposés à des mouvements d’ouvriers ou de paysans… Bref, la ligne parfaite pour permettre à l’impérialisme de continuer à exploiter l’Égypte[27] ». Une ligne qui menace aujourd’hui bien des pays du monde arabe…
La Confrérie des Frères musulmans, dont l’objectif officiel est la restauration du califat islamique, a comme vocation l’union panislamiste. Pourtant, les divisions existent au sein même des monarchies wahhabites du Golfe. La plus flagrante ligne de fracture réside entre la stratégie des saoudiens (plutôt partisans du financement de groupes salafistes jihadistes) et des qataris (qui jouent la carte de l’islam politique avec les Frères musulmans). La Confrérie des Frères musulmans est même considérée comme une organisation terroriste par plusieurs pays arabes comme l’Égypte, l’Arabie Saoudite, et les Émirats arabes unis.
Dans un article datant de novembre 2012, le journaliste Alain Gresh décrit bien la rivalité entre le Qatar et l’Arabie saoudite[28]. En 2002, le ministre de l’intérieur saoudien de l’époque le prince Nayef accablait les Frères musulmans de tous les maux : « les Frères musulmans sont la cause de la plupart des problèmes dans le monde arabe et ils ont provoqué de vastes dégâts en Arabie saoudite. Nous avons trop soutenu ce groupe, et ils ont détruit le monde arabe[29] ». Alain Gresh explique cette aversion du royaume saoudien envers les Frères musulmans par le fait que la confrérie milite en faveur d’une monarchie constitutionnelle basée sur des élections libres, ce qui menace directement la famille royale saoudienne. Il semblerait que « dans les années 2011-2013, l’avancée des Frères musulmans dans toute la région et la perspective de voir des organisations se réclamant à la fois de l’islam et du suffrage populaire s’installer durablement aux affaires ont provoqué une panique à Riyad. Et, de l’Égypte au Yémen, le régime saoudien a orchestré une contre-révolution, une contre-offensive couronnée, pour l’instant, de succès[30] ».
Cependant, quelques années plus tard et après « la débâcle des Frères musulmans en Égypte », il semblerait que l’Arabie Saoudite reconsidère ses positions et se rapproche inopinément du Qatar, pour dresser un front uni contre le grand ennemi commun des monarchies wahhabites : l’Iran. Désormais, « leur objectif prioritaire est de contenir cette « menace » en Irak, en Syrie, au Liban, en Palestine et au Yémen, en faisant notamment appel à l’édification d’un ‘front sunnite’ contre les ‘hérétiques chiites’[31] ». Ce choix s’est accéléré « avec l’accord sur le nucléaire signé entre les 5 + 1 et l’Iran et la perspective d’une détente entre Washington et Téhéran », qui a poussé « la dynastie régnante [saoudienne] à explorer de nouveaux canaux de discussion avec les Frères musulmans, certes prudemment, mais avec détermination[32] ». Ainsi en Syrie, « sous la direction d’Ankara, avec l’aide du Qatar, un mouvement d’unification des forces islamistes s’est engagé au sein de L’Armée de la conquête, une coalition qui comporte, non seulement les Frères musulmans, mais aussi le Front al-Nosra, l’aile syrienne d’Al-Qaïda[33] ».
Mais d’ailleurs, comment le Qatar exporte-t-il l’idéologie des Frères Musulmans et comment fait-il la promotion du plan de remodelage confessionnel ? Avec l’argent, bien sûr. Une manne financière qui provient majoritairement de la production et de l’exportation du gaz présent dans le pays. Ce minuscule État d’à peine 11.000 km² de superficie est le quatrième producteur de gaz naturel du monde, et le premier exportateur de gaz naturel liquéfié[34].
En France, le Qatar investit massivement – via notamment le fonds d’investissement souverain de l’émirat du Qatar, le Qatar Investment Authority (QIA) – dans des secteurs clés de l’économie : la finance, les transports, la défense (EADS), la construction (Vinci), l’énergie (Total, Suez Environnement, Veolia Environnement), le luxe (LVMH), le sport (Paris Saint-Germain FC et Paris Saint-Germain Handball), et l’immobilier (hôtels de luxe d’Évreux, Lambert, Kinski, Landolfo-Carcano, Gray d’Albion, de Coislin, le Majestic, le Royal Monceau, le Peninsula, et les immeubles de Virgin Megastore, de HSBC, et du Lido sur les Champs-Elysées). Le fonds d’investissement QIA est également devenu en décembre 2011 l’actionnaire principal du groupe Lagardère.
Le QIA est présidé par l’émir Tamim bin Hamad al-Thani, qui est depuis le 25 juin 2013 l’émir du Qatar (titre équivalent à celui de chef d’État). Tamim bin Hamad al-Thani est par ailleurs le septième souverain le plus riche du monde (près de 2,5 milliards de dollars de fortune personnelle en 2015).
L’ancien diplomate éthiopien Mohamed Hassan soutient que le Qatar « n’existe qu’à travers son argent. Il achète tout ce qui peut se monnayer : des clubs de foot, des relais politiques, des entreprises à l’étranger, des œuvres d’art, une protection militaire, etc.[35] ». Le journaliste Eric Leser ajoute que « la survie étant sa préoccupation permanente, le Qatar cherche sans cesse des alliés, des obligés et toute forme de reconnaissance: diplomatique, économique, financière, et sportive… Il est le conseiller, le financier, le partenaire, l’intermédiaire de tout le monde ou presque: des États-Unis et d’Israël, de l’Arabie saoudite et de l’Iran, de l’Autorité palestinienne, du Hamas, de la Grande-Bretagne, de la France, de la Syrie, du Liban…[36] »
Mais la « coopération » franco-qatari resterait unilatérale si elle s’arrêtait aux investissements massifs du Qatar en France. Dans l’autre sens, c’est la France qui propose au Qatar ce qu’elle a de mieux en matière de savoir-faire : ses armes. Ainsi, l’émir du Qatar a commandé 24 avions de combat Rafale à la France en mai 2015, pour un montant de 6,3 milliards d’euros[37]. Par ailleurs, « le Qatar a passé des accords de défense avec la France qui assure la formation des marins de sa flotte de guerre et de ses policiers et lui a fourni une grande partie de son matériel militaire, notamment des mirages 2000[38] ». Les multinationales françaises sont également bien présentes au Qatar : Total, GDF-Suez, EDF, Veolia, Vinci, Air Liquide, EADS, Technip…[39]
Au niveau politique, l’influence du Qatar sur la classe politique française – toutes tendances confondues – est immense. Le groupe d’amitié entre la France et le Qatar compte plus de 50 députés à l’Assemblée nationale[40]. Le 19 février 2009, le Qatar a obtenu le vote d’une loi en France accordant une exonération d’impôts aux avoirs du Qatar[41]. Cette loi « exonère d’impôt les plus-values immobilières et les gains en capital réalisés par le Qatar ou ses « entités publiques » – y compris, donc, la famille de l’émir – sur des biens détenus en France[42] ». Un autre article de la convention stipule que les investissements immobiliers ne sont pas imposables sur les plus-values, et les qataris résidant en France ne payent pas l’impôt sur la fortune pendant les cinq premières années.
Le secteur culturel n’est pas en reste, puisque le Qatar – qui n’est pas connu pour être un pays particulièrement francophone – est entré en 2012 à l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) comme membre associé. Sachant le pouvoir diplomatique de l’OIF dans les zones francophones ou francophiles, certains participants au 14è Sommet de l’OIF « se sont inquiétés de l’ambition de ce pays de développer davantage son influence en Afrique de l’Ouest musulmane et notamment de sa propension à financer des écoles religieuses prenant parfois la place d’écoles en langue française[43] ». Un inquiétude justifiée quand on sait que le Qatar a financé « les groupes islamistes qui ont pris le contrôle du Nord-Mali[44] » début 2012. C’est à la suite de cette offensive jihadiste que la France intervint au Mali en janvier 2013 avec l’Opération Serval, soucieuse de sécuriser les installations nucléaires d’Areva au Niger voisin[45] et de se réserver les énormes ressources dont regorge l’Azawad (or, phosphate, gaz, pétrole, uranium, eau douce)[46].
En effet, alors qu’Areva exploite déjà la mine d’uranium nigérienne d’Arlit (près des frontières avec l’Algérie et le Mali) depuis les années 1970, des explorations 80 kms plus au Sud ont révélé un potentiel inouï : le site d’Imouraren, qui serait l’un des gisements uranifères les plus importants au monde selon Areva. Son exploitation garantirait une manne financière colossale pendant plus de 35 ans, à raison d’une production estimée à près de 5000 tonnes par an[47], toujours selon Aréva. Le chantier de mise en exploitation avait été lancé le 4 mai 2009[48], l’exploitation prévue pour 2012 puis reportée sine die suite à la chute des cours de l’uranium et à l’instabilité sécuritaire. On comprend alors l’importance stratégique d’une présence militaire pérenne dans la région sahélienne, pour un pays qui est fort dépendant du combustible uranifère pour alimenter ses centrales nucléaires (environ 70 % de l’électricité consommée en France est d’origine nucléaire[49]). Pour défendre ses intérêts énergétiques, la France peut compter sur le Président nigérien Issoufou Mahamadou, à la tête du pays depuis 2011. En effet Issoufou Mahamadou était le directeur national des Mines au ministère des Mines et de l’Industrie de 1980 à 1985 puis de 1985 à 1991, mais a également été le directeur des exploitations puis le directeur technique de la SOMAIR, une filiale d’Areva (le hasard faisant bien les choses). Nul doute qu’il ne remettra pas trop en question les intérêts de son ancien employeur dans les prochains contrats commerciaux négociés avec l’État nigérien, alors que de nombreuses associations nigériennes réclament une renégociation du contrat d’exploitation en faveur des populations locales. Mais les actionnaires d’Areva peuvent encore dormir tranquilles, leurs intérêts ne seront pas menacés par le pouvoir en place.
Quoi qu’il en soit, et devant son échec à solutionner rapidement le « problème sécuritaire malien », la France a jugé bon de transmuter l’Opération Serval (circonscrite à l’origine au territoire du Mali) en Opération Barkhane (entamée le 1er août 2014). Désormais, cette OpEx (pour « Opération Extérieure ») mobilise plus de 3000 soldats français et s’étend à quatre autres pays du Sahel en plus du Mali : le Tchad, le Niger, le Burkina Faso et la Mauritanie (membres du G5 Sahel). Bref, en formant et en alimentant des groupes terroristes au Nord-Mali, le Qatar, ce « grand ami de la France », accroît son influence dans la région tout en fournissant le prétexte d’un déploiement militaire français à long terme dans toute la zone sahélienne. Merci qui ?
Source: Investig’Action
Notes:
[1] . Alain CHOUET interviewé par Thinkerview le 16 mai 2013. URL : https://www.youtube.com/watch?v=0PbXQ97FTHc. & Alain CHOUET, « Analyse de la situation en Syrie » (conférence donnée à Nice le 27 juin 2012 à l’invitation de l’Association Régionale Nice Côte d’Azur de l’Institut des hautes études de défense nationale – IHEDN), Legrandsoir.info, 27 août 2012.
[2] . Matthieu ARON, « Daech : autopsie d’un monstre », Franceinter.fr, Émission Secrets d’infos sur France Inter, vendredi 20 novembre 2015.
[3] . Zbigniew BRZEZINSKI, Le Grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde, Editions Bayard, 1997, p. 249.
[4] . Idem, p. 251.
[5] . Oded YINON, « Une stratégie pour Israël dans les années 80 », Kivunim n°14, février 1982
[6] . Idem.
[7] . En anglais : Broader Middle East and North Africa (BMENA). Archives du Département d’Etat des Etats-Unis sur le BMENA. & Bahar KIMYONGÜR, Syriana, la conquête continue, Investig’Action, 2011, pp. 55-56.
[8] . Bahar KIMYONGÜR, Syriana, la conquête continue, Investig’Action, 2011, p. 110.
[9] . On y trouve entre autres le stratège Zbigniew Brzezinski, le milliardaire Steve Forbes, l’ancien directeur de la CIA James Woolsey, le théoricien du « choc des civilisations » Samuel Huntington, Paul Wolfowitz, Donald Rumsfeld.
[10] . Dirigé par l’ancien colonel et vétéran du Vietnam Robert Helvey.
[11] . Dirigé par le milliardaire spéculateur George Soros.
[12] . Où l’on trouve entre autres Henry Kissinger, Colin Powell, Madeleine Albright.
[13] . Bahar KIMYONGÜR, Syriana, la conquête continue, Investig’Action, 2011, p. 111.
[14] . Idem, p. 113.
[15] . Ibidem.
[16] . Ibidem.
[17] . A ce sujet, voir les ouvrages suivants : BENSAADA Ahmed, Arabesque$, enquête sur le rôle des États-Unis dans les révoltes arabes, Investig’Action, 2015. COLLON Michel, Libye, OTAN et médiamensonges : Manuel de contre-propagande, Investig’Action, 2011. HASSAN Mohamed et LALIEU Grégoire, Jihad Made in USA, Investig’Action, 2014. HASSAN Mohamed, COLLON Michel et LALIEU Grégoire, La Stratégie du chaos, impérialisme et Islam, Investig’Action, 2011. KIMYONGÜR Bahar, Syriana, la conquête continue, Investig’Action, 2011.
[18] . HASSAN Mohamed et LALIEU Grégoire, Jihad Made in USA, Investig’Action, 2014, p. 101.
[19] . A ne pas confondre avec son homonyme égyptien le Cheikh Mohamed Hassan, un leader salafiste proche des Frères musulmans.
[20] . HASSAN Mohamed et LALIEU Grégoire, Ibidem.
[21] . Finian CUNNINGHAM, « Syria, Bahrain: A Tale of Two Uprisings… One Fabricated, the Other Forgotten », Globalresearch.ca, 19 mars 2012.
[22] . « Al Jazeera fait passer des images de prisonniers irakiens pour des Yéménites », Youtube.com, 21 avril 2011. « Panique sur Al Jazeera: une auditrice irakienne démasque la chaîne qatarie », Youtube.com, 17 avril 2011. « Syria: terrorist confessions & journalists testimony: Al-Jazeera partner in Syrian bloodshed », Youtube.com, 22 décembre 2012.
[23] . Eric LESER, « Comment le Qatar a acheté la France (et s’est payé sa classe politique) », Slate.fr, 5 juin 2011.
[24] . « Qui sont les Frères musulmans ? », Lemonde.fr, 20 août 2013.
[25] . HASSAN Mohamed, COLLON Michel et LALIEU Grégoire, La Stratégie du chaos, impérialisme et Islam, Investig’Action, 2011, p. 44.
[26] . Idem, p. 51.
[27] . Ibidem.
[28] . Alain GRESH, « Les islamistes à l’épreuve du pouvoir », Le Monde Diplomatique, novembre 2012, pp. 21-21.
[29] . Alain GRESH, « Rapprochement à petits pas entre l’Arabie saoudite et les Frères musulmans », Orientxxi.info, 29 septembre 2015.
[30] . Ibidem.
[31] . Ibidem.
[32] . Ibidem.
[33] . Ibidem.
[34] . « BP Statistical Review of World Energy », Bp.com, June 2014.
[35] . HASSAN Mohamed et LALIEU Grégoire, Jihad Made in USA, Investig’Action, 2014, p. 101.
[36] . Eric LESER, « Comment le Qatar a acheté la France (et s’est payé sa classe politique) », Slate.fr, 5 juin 2011.
[37] . « Rafale : le contrat avec le Qatar pour la vente de 24 chasseurs est effectif », Leparisien.fr, 17 décembre 2015.
[38] . Eric LESER, idem.
[39] . Idem.
[40] . « Composition du groupe d’amitié France-Etat de Qatar », Assemblee-nationale.fr, 19 juin 2012.
[41] . « La France accorde une exonération d’impôts aux avoirs du Qatar », Bladi.info, 22 février 2009.
[42] . Idem.
[43] . « Francophonie : l’entrée du Qatar comme membre associé fait polémique », Lemonde.fr, 13 octobre 2012.
[44] . Benjamin ROGER, « Nord-Mali : le Qatar accusé de financer les groupes islamistes de l’Azawad », Jeuneafrique.com, 6 juin 2012.
[45] . Jean GUISNEL, « Niger : les forces spéciales protégeront les mines d’uranium d’Areva », Lepoint.fr, 23 janvier 2013.
[46] . « La France nous avait donné son feu vert pour l’indépendance de l’Azawad« , Malijet.com, 17 janvier 2014.
[47] . « Niger: AREVA to mine the Imouraren deposit », Areva-np.com, 5 janvier 2009.
[48] . Vincent HUGUEUX, « Dans l’arène d’Imouraren », Lexpress.fr, 5 mai 2009
[49] . Ghislaine DESTAIS, « Le nucléaire représente 17 % de la consommation finale en France », Reporterre.net, 10 décembre 2011.