Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Terrorisme », une notion piégée


 

Dans la foulée de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice, le député Éric Ciotti (Les Républicains) regrettait : « Certains n’ont pas compris qu’on avait changé de monde et ne mesurent pas l’ampleur de la menace. Face à cette guerre, nous n’utilisons pas les armes de la guerre. » Ses recommandations : autorisation des procédures de rétention administrative, contrôles d’identité biométriques systématiques aux frontières… Bref, « changer de logiciel », « changer de paradigme » : « On est en guerre, utilisons les armes de la guerre. » Or, comment ne pas comprendre qu’en érigeant en combat politique, voire en guerre de civilisations, la répression d’organisations délictueuses dont les ressorts idéologiques ne sont ni uniques, ni même hégémoniques, on renforce leur pouvoir d’influence politique ?

 

Depuis 1986 et l’adoption de la première loi dite « antiterroriste », l’arsenal répressif destiné à répondre au phénomène n’a pourtant cessé de s’étoffer. Au rythme d’une réforme tous les dix ans, puis tous les cinq ans et, désormais, tous les vingt-quatre mois (1). Chaque fois, il est question de défendre la démocratie contre le terrorisme, dont la plus grande victoire serait de nous voir renoncer à nos libertés publiques. Et, chaque fois, on assiste à leur érosion.

À partir de la fin du XIXe siècle, le terme « terroriste » tend le plus souvent à disqualifier certaines formes d’opposition, plus ou moins violentes, aux pouvoirs en place. Il vise moins un comportement donné — et susceptible à ce titre d’une définition juridique rigoureuse — qu’une motivation spécifique, réelle ou supposée, dans la perpétration d’actes pouvant recevoir une qualification pénale. La qualification de terrorisme relève donc davantage du rapport de forces politique que de l’herméneutique juridique.

Aucune convention internationale ne parvient à en proposer une véritable définition. Un flou d’autant plus regrettable que la répression des infractions considérées comme terroristes se traduit par un emballement coercitif à tous les stades du procès pénal. Pourquoi conserver une catégorie juridique aussi peu satisfaisante alors que la réponse pénale doit présenter un caractère exceptionnel et pondéré ?

 

Risque d’arbitraire

 

Dans une société démocratique, le législateur ne peut incriminer que les actes « nuisibles à la société (2)  ». Ce principe signifie que la pénalisation ne peut être envisagée qu’à une double condition : le comportement visé porte atteinte à la cohésion sociale ; les autres formes de régulation s’avèrent insuffisantes pour le sanctionner. De ce point de vue, les faits généralement poursuivis sous la qualification de terrorisme portent une atteinte à la cohésion sociale telle que la légitimité de leur incrimination ne souffre aucun doute.

Mais ce principe de nécessité signifie également que l’on ne peut créer d’infraction si les faits visés font déjà l’objet d’une incrimination adéquate. Or la spécificité du terrorisme, tel qu’il est apparu dans notre droit il y a trente ans, est d’être en quelque sorte une infraction dérivée, se greffant sur des crimes et délits de droit commun dès lors qu’ils sont commis « en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur (3)  ». Ainsi, c’est d’abord l’existence de faits, entre autres, d’assassinat, de destruction ou encore de séquestration qui doit être démontrée pour déterminer si l’infraction terroriste a été commise.

Lors de l’adoption de la loi du 9 septembre 1986, le législateur a souligné que ces crimes et délits relevaient d’une catégorie particulière : ils impliquaient une organisation criminelle d’ampleur, appelant une réponse pénale adaptée, notamment d’un point de vue procédural. Il fallait en particulier permettre le regroupement des affaires au siège d’une juridiction unique — en l’occurrence, le tribunal de grande instance (TGI) de Paris — et autoriser la prolongation de la garde à vue au-delà de la quarante-huitième heure dans des dossiers pouvant nécessiter un grand nombre d’investigations urgentes. Mais cette spécificité a disparu depuis que notre droit s’est doté, au terme d’un processus entamé dans les années 1980 et achevé avec la loi du 9 mars 2014, d’un régime d’enquête et d’instruction propre à la délinquance organisée.

Si elles sont loin d’être au-dessus des critiques, ces dispositions permettent de répondre aux particularités des infractions dites terroristes, qu’il s’agisse de la spécialisation des juridictions ou du recours à des modes d’enquête dérogatoires au droit commun (4). Au demeurant, qu’est-ce en pratique qu’un acte de terrorisme — attentat, enlèvement ou atteinte aux biens — sinon un crime ou un délit commis en bande organisée (excluant, a priori, ceux que les médias qualifient de « loups solitaires ») ?

Peut-être nous objectera-t-on que ce qui fonde la singularité du terrorisme réside dans la particulière gravité des faits incriminés. Pourtant, si l’on veut bien prendre quelque distance avec l’effet d’intimidation et de sidération propre à leur mise en scène, cet argument ne résiste guère à l’analyse. Qu’est-ce qui permet de considérer qu’un crime qualifié de terroriste porte davantage atteinte à la cohésion sociale qu’un crime mafieux, qui témoigne d’une hostilité aux fondements de l’État de droit au moins équivalente ? Pour prendre un exemple, peut-on sérieusement affirmer qu’un assassinat commis par fanatisme politique ou religieux est plus « nuisible à la société » qu’un assassinat commis par intérêt, par esprit de clan ou même par pur sadisme ?

On nous opposera alors le caractère massif de certains actes terroristes, tels les attentats de New York en 2001, de Madrid en 2004 ou, plus récemment, de Tunis et de Paris en 2015, de Bruxelles, Istanbul, Bagdad et Nice rien qu’en 2016. C’est oublier qu’il existe pour de tels faits une qualification pénale infiniment plus précise et pertinente : celle de crime contre l’humanité. Le meurtre de dizaines, voire de centaines, de personnes au seul motif de leur appartenance à un État ou à un groupe « ennemi » peut aisément être qualifié d’atteinte volontaire à la vie commise « en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique (5)  ».

En définitive, la seule raison d’être de l’infraction de terrorisme réside dans la prise en compte du mobile réel ou supposé de son auteur — à savoir la volonté de « troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Une incongruité juridique, dans la mesure où le mobile (6) est traditionnellement indifférent à la constitution de l’infraction : il n’apporte qu’un élément permettant d’apprécier sa gravité relative et, ainsi, de déterminer le choix de la sanction. Intégrer le mobile dans la définition d’une infraction, c’est abandonner sa détermination à une appréciation nécessairement subjective des autorités. Sauf à ce que l’auteur acquiesce sans difficultés aux motivations qu’on lui prête — des revendications officielles peuvent les exposer clairement —, leur caractérisation relève bien davantage de la conjecture que de la démonstration factuelle. En outre, définir la volonté profonde de l’individu suppose de prendre en compte des notions générales et, partant, malléables. Cela est particulièrement vrai s’agissant du terrorisme, dont la qualification suppose de démontrer chez la personne l’intention spécifique de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur — notion subjective s’il en est.

Déterminer à partir de quand des infractions de droit commun usuelles comme les atteintes aux personnes ou, plus encore, les dégradations ou détériorations peuvent être considérées comme de nature à troubler gravement l’ordre public au point d’intimider ou de terroriser relève en dernière analyse du fait du prince. La marge d’appréciation est d’autant plus forte qu’il ne s’agit pas seulement de jauger la gravité relative du trouble à l’ordre public, mais aussi de déterminer si l’auteur des faits manifeste en outre une volonté d’intimidation. Elle peut devenir totalement démesurée dans l’hypothèse où les personnes sont poursuivies du chef d’« association de malfaiteurs terroriste (7) » pour avoir préparé un attentat sans parvenir à le commettre.

En somme, la qualification de terrorisme résulte nécessairement d’un rapport de forces et d’une appréciation politiques, au terme desquels les pouvoirs en place l’appliquent de façon plus ou moins discrétionnaire à tel phénomène délictueux plutôt qu’à tel autre. D’un point de vue strictement juridique, rien ne justifie ainsi que l’appellation soit réservée à des attentats à l’explosif par un mouvement régionaliste plutôt qu’à la destruction méthodique de portiques de contrôle par des chauffeurs routiers, les deux actes pouvant être analysés comme destinés à intimider les pouvoirs publics en troublant l’ordre public. De la même façon, rien n’interdit, en l’état des textes répressifs, de voir l’infraction d’« association de malfaiteurs terroriste » utilisée pour poursuivre tel ou tel mouvement syndical ou politique par un gouvernement qui se révélerait peu soucieux de sa légitimité démocratique.

 

Légitimer la répression en Égypte

 

Même dans l’hypothèse où les personnes revendiquent sans ambiguïté une volonté de déstabilisation violente de l’ordre établi, l’arbitraire demeure. Car l’étiquette du terrorisme reste aussi un outil visant à disqualifier comme criminel un mouvement d’opposition politique, que sa violence soit réelle ou non. Les sabotages, destructions et autres exécutions de militaires allemands ou de miliciens commis par les résistants visaient à troubler l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, afin de mettre un terme à l’Occupation. Ils furent, à ce titre, poursuivis comme faits de terrorisme par le régime de Vichy (8). Que cette qualification ne soit aujourd’hui plus retenue — ni même d’ailleurs envisageable — ne tient qu’à la légitimité donnée à ces actions dans une perspective historique.

Il ne s’agit en aucun cas d’établir un lien quelconque entre les actions criminelles perpétrées par l’Organisation de l’État islamique (OEI) et les opérations de la Résistance, mais de souligner à quel point il est problématique d’utiliser, aujourd’hui encore, le même terme pour désigner les activités de groupuscules fanatiques et obscurantistes et l’action d’opposants politiques à des régimes autoritaires — comme cela est pratiqué notamment en Russie ou en Turquie. D’une certaine façon, l’inscription sur les listes des organisations terroristes recensées par les États-Unis ou l’Union européenne dépend du lien entretenu par ces puissances avec le régime combattu. Pour ne prendre qu’un exemple, aucune analyse juridique ne peut expliquer que la répression de ses opposants par le gouvernement égyptien soit tolérée au nom de la lutte antiterroriste quand celle menée en Syrie est condamnée comme criminelle.

Bien sûr, l’accusation de terrorisme n’a plus, en France, pour fonction de criminaliser un mouvement d’opposition politique. Sa caractérisation suppose de démontrer l’existence de véritables infractions auxquelles on confère arbitrairement une gravité particulière et non, comme dans certains États, de simples activités perçues comme séditieuses (9). Ses ressorts relèvent en revanche de cette vieille forme de résistance à la mise en place effective du modèle pénal républicain qui s’observe depuis la réaction bonapartiste : l’excuse de « gravité ».

En d’autres termes, l’importance du trouble à l’ordre social causé par l’infraction et l’émotion qu’il suscite sont mises, sinon en scène, du moins en avant pour justifier l’affaissement plus ou moins important de l’exigence de proportionnalité de la répression et, partant, des garanties du justiciable. En ce sens, la succession de modifications législatives de plus en plus rapide que nous connaissons depuis trente ans relève moins de la volonté d’affiner l’appréhension pénale du phénomène que de monter en épingle le péril terroriste pour justifier un accroissement démesuré des prérogatives des autorités répressives. Cette tendance se traduit par des mesures d’enquêtes particulièrement attentatoires aux libertés sans nécessité de démontrer l’existence d’une organisation criminelle, puisqu’il suffit de relever l’intention supposée de l’individu de « terroriser ». Elle se traduit également par un régime procédural plus coercitif encore, d’un point de vue tant judiciaire (10) qu’administratif (11).

 

De vulgaires organisations criminelles

 

Non que la réponse pénale aujourd’hui apportée aux infractions dites terroristes serait foncièrement inefficace, mais que son efficacité relative se construit en dépit des embûches de plus en plus sérieuses dressées sur son chemin par la notion même de terrorisme. D’abord, parce qu’on étend indéfiniment le champ du phénomène terroriste, notamment à des faits ne relevant en rien du crime organisé, tout en prétendant y apporter une même réponse. Ensuite parce que, paradoxalement, cette réponse contribue à un renforcement symbolique de ce qu’elle prétend combattre.

À partir du moment où ce qui permet de retenir la qualification de terrorisme réside dans la volonté réelle ou supposée de l’auteur d’une infraction de droit commun de déstabiliser violemment l’ordre public, elle peut être potentiellement appliquée à un grand nombre de situations. Dans un domaine où l’autorité judiciaire se trouve particulièrement exposée aux pressions politiques ou médiatiques, le glissement d’une procédure de droit commun à une procédure terroriste peut se fonder sur des éléments ténus. Le simple fait pour une personne commettant une infraction comprise dans la liste de l’article 421-1 du code pénal — c’est-à-dire, par exemple, un vol ou encore des violences volontaires — de se revendiquer d’une idéologie considérée comme terroriste, voire même de la philosophie ou de la religion dont est issue cette idéologie, peut suffire à la faire basculer dans le régime d’exception.

Les dernières réformes ont encore aggravé cette tendance. Ainsi, la loi du 13 novembre 2014 a introduit dans notre droit la singulière infraction d’« entreprise terroriste individuelle ». Supposée répondre à l’acte isolé de l’individu préparant seul un attentat, cette incrimination permet en réalité d’embrasser de très nombreux comportements, depuis le simple intérêt pour un fanatisme idéologique jusqu’à la préparation effective d’un assassinat. Là encore, l’extensivité du délit découle moins de la matérialité des actes préparatoires que de l’intention supposée de leur auteur. Il eût en effet été possible de n’incriminer que la préparation d’un attentat à l’explosif pour donner un fondement légal aux poursuites intentées — et ainsi aux mesures de contrainte prises au cours de l’enquête ou de l’information. Mais le législateur a préféré considérer comme terroriste, au même titre qu’un groupe criminel organisé, toute personne qui aura, en plus de rechercher des explosifs, consulté « habituellement un ou plusieurs services de communication au public en ligne (…) provoquant directement à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie », ou encore « séjourné à l’étranger sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes » (12).

Au-delà de son arbitraire, une telle extension risque d’affaiblir l’efficacité de la réponse pénale, dans un contexte où la politique pénale vise prioritairement à poursuivre et à sanctionner les actes au stade de leur préparation. Elle conduit en effet à mobiliser l’attention des magistrats et des services d’enquête sur un nombre toujours plus grand de faits, depuis le projet abouti d’attentat jusqu’à la plus petite déclaration d’intention. Une dynamique qui épuise les moyens humains et logistiques disponibles. Sans compter que, si toute infraction est potentiellement terroriste, rien ne permet plus de distinguer ce qui mérite une attention particulière.

On mesure dès lors tout l’intérêt d’un recentrage de la réponse pénale sur les faits susceptibles d’une qualification juridique plus rigoureuse. En poursuivant les actes aujourd’hui qualifiés de terroristes en tant que crimes ou délits commis en bande organisée, on éviterait tout risque d’extension abusive d’un régime procédural dérogatoire particulièrement répressif à des faits dont la constatation ou l’instruction ne le nécessitent nullement. Les qualifications d’assassinat, de destruction, de trafic d’armes ou encore de séquestration en bande organisée, ainsi que celle d’association de malfaiteurs en vue de leur préparation, permettraient aisément d’appréhender pénalement l’ensemble des actions « terroristes » en mettant en œuvre les mêmes modes d’investigation qu’aujourd’hui. En définitive, seule disparaîtrait la possibilité de prolonger la garde à vue de quarante-huit heures supplémentaires, mesure adoptée en 2006 sans aucune nécessité opérationnelle avérée et presque jamais utilisée depuis.

En ce qui concerne la problématique de la compétence territoriale, rien n’interdirait de maintenir un pôle judiciaire unique pour les infractions dont la complexité ou l’ampleur nationale le justifieraient — si tant est que l’échelon interrégional soit jugé inadapté. S’agissant, enfin, des actes commis par des individus isolés, il serait loisible de conserver l’incrimination de préparation d’un attentat tout en renforçant le contrôle de la circulation des armes. Redéployer ainsi la réponse pénale permettrait non seulement d’éviter la dispersion des forces, mais également de ne plus contribuer au renforcement symbolique du phénomène.

En matière de « terrorisme » peut-être plus qu’en toute autre, il se trouve toujours des voix pour justifier la démesure répressive au nom de son effet supposément dissuasif. Vieille rengaine directement héritée de la philosophie pénale de l’Ancien Régime qui ne résiste pas à l’analyse. Dans certains cas, la « terreur » au nom de laquelle on voudrait légitimer le surcroît de répression découle autant, sinon davantage, de la réaction aux actes incriminés que des actes en eux-mêmes. Souvent, c’est avant tout parce qu’une infraction est qualifiée de terroriste que, par le truchement de la caisse de résonance politico-médiatique qui accompagne généralement cet estampillage, elle en devient source d’intimidation, voire de terreur. Cela est particulièrement vrai, par exemple, dans le cas où l’auteur de l’acte est poursuivi du chef d’association de malfaiteurs. À partir du moment où le projet d’attentat n’a, par hypothèse, pu avoir lieu, la dramatisation plus ou moins orchestrée de ses conséquences putatives crée l’effet terroriste.

Des actes aussi effroyables que le massacre de Nice ne peuvent que nous bouleverser profondément et durablement. Mais, même dans l’hypothèse où l’acte recèle en lui-même un potentiel d’intimidation des pouvoirs publics, le qualifier de « terroriste » ne contribue qu’à renforcer son pouvoir symbolique. D’abord, cela a mécaniquement pour effet de mettre sur le même plan la répression en France d’actes qui, même d’une gravité exceptionnelle, n’en demeurent pas moins délictueux et la répression d’opposants politiques pratiquée dans d’autres États sous couvert de la même qualification.

Cette convergence pose d’autant plus problème qu’elle n’intervient pas seulement sur un plan sémantique, mais également sur le plan opérationnel. Le développement d’une coopération pénale menée au nom de la lutte antiterroriste s’accompagne d’un relâchement des exigences ordinairement manifestées à l’égard des autres États en termes de préservation des libertés publiques.

Les arrêts rendus en la matière par la Cour européenne des droits de l’homme en témoignent. Ils mettent en évidence la propension des autorités, dès lors qu’il est question de « terrorisme », à ne plus prendre en considération le risque de traitements inhumains, voire de torture, que courent les personnes mises en cause dans certains États « partenaires » (13). Cela alimente la rhétorique des groupes criminels qui dénoncent la complicité des puissances occidentales avec des gouvernements corrompus et autoritaires pour appeler, en Europe comme dans les pays concernés, à rejoindre leurs rangs.

Enfin, il faut souligner que la seule qualification de « terrorisme » s’avère, en tant que telle, de nature à renforcer le prestige symbolique de ces groupes et… leur capacité de recrutement. En d’autres termes, qualifier un acte de terroriste contribue, au moins autant que les revendications de ses auteurs, à transformer ces derniers en hérauts d’une philosophie, d’une religion, d’une doctrine politique ou, pis encore, d’une civilisation.

Or comment ne pas comprendre qu’en érigeant en combat politique, voire en guerre de civilisations, la répression d’organisations délictueuses dont les ressorts idéologiques ne sont ni uniques, ni même hégémoniques, on renforce leur pouvoir d’influence politique ? C’est le cas pour l’OEI, dont la logique d’action relève tout autant du fanatisme religieux que de l’emprise mafieuse. Du même coup, on contribue à rehausser la cause dont ces groupes se réclament. Une telle légitimation nourrit leur pouvoir de séduction vis-à-vis d’une jeunesse en déshérence. Pour espérer le désamorcer, le plus simple est encore de leur refuser l’onction terroriste pour ne les regarder que comme de vulgaires organisations criminelles — autrement dit, de cesser de leur donner, fût-ce indirectement, crédit de leur prétention à représenter autre chose que leur appétit de pouvoir ou leur pulsion de mort.

Loin d’être un mal nécessaire, l’arbitraire inhérent à l’incrimination de terrorisme constitue ainsi un obstacle à l’efficacité de la répression. Son abandon ne chagrinerait que ceux qui en usent (et en abusent) à d’autres fins que la défense du droit à la sûreté du citoyen.

 

Magistrat, maître de conférences associé à l’université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense, Vincent Sizaire est l’auteur de Sortir de l’imposture sécuritaire, La Dispute, Paris, 2016

 

Source : Le Monde Diplomatique

Lien permanent Catégories : terrorisme 0 commentaire

Les commentaires sont fermés.