Il y a cent ans… Printemps 1917: les États-Unis entrent en guerre, mais pourquoi ?
Un chapitre du livre de Jacques R. Pauwels, ‘1914-1918 : La grande guerre des classes’, deuxième édition, Editions Delga, Paris, 2016
En 1917, contre la volonté de l’écrasante majorité de la population américaine, les États-Unis font leur entrée en guerre et ce, aux côtés de l’Entente et contre l’Allemagne. Ils ne le font pas en raison des attaques des sous-marins allemands contre les navires tels le « Lusitania », et encore moins pour défendre la cause de la démocratie contre la dictature et l’injustice. Ils le font parce que l’élite américaine — à l’instar des élites européennes en 1914 — attend toute sorte d’avantages de cette guerre, par exemple, d’énormes bénéfices supplémentaires et plus de docilité du côté des travailleurs…
1917 ne fut une bonne année pour aucune des nations belligérantes mais, pour les membres de l’Entente, elle fut à tout le moins catastrophique. Les principales raisons à cela furent les mutineries dans l’armée française, qui accrurent particulièrement la précarité de la situation militaire sur le front occidental, ainsi que la double révolution en Russie qui menaçait de mettre ce pays hors circuit en tant qu’allié. Ajoutez-y le fait qu’aussi bien les soldats que les civils en France et en Grande-Bretagne en avaient assez de cette misérable guerre et qu’ils aspiraient à la paix à tout prix et l’on comprendra que les autorités politiques et militaires de Londres et de Paris devaient se faire pas mal de soucis. Elles avaient voulu cette guerre et en avaient espéré beaucoup, elles voulaient absolument la gagner et, pour cela, elles avaient besoin du soutien de la population et, bien sûr aussi, de leurs alliés. Mais, en 1917, la victoire n’était pas encore en vue. On en était même très loin. Et que se passerait-il si on ne gagnait pas la guerre ? La réponse vint des événements en Russie et sous forme d’un avertissement macabre : la révolution !
La seule lueur d’espoir, en 1917, du moins du point de vue de l’Entente, fut qu’en avril de cette année, les États-Unis déclarèrent la guerre à l’Allemagne, ce qu’on espérait depuis longtemps à Paris et à Londres. Cela pouvait évidemment prendre du temps avant que les troupes américaines ne débarquent en Europe afin de pouvoir renverser la vapeur au profit de l’Entente, mais au moins l’espoir d’une victoire finale pouvait enfin se raviver.
Pour l’écrasante majorité de la population des États-Unis, toutefois, l’entrée en guerre de leur pays n’avait rien d’une lueur d’espoir. Les gens se rendaient parfaitement compte que cette guerre en Europe avait tout d’une catastrophe et que les civils et les soldats des pays belligérants ne désiraient plus rien qu’un retour à la paix. Les Européens voulaient sortir au plus vite de cette guerre, pourquoi les Américains voulaient-ils y entrer ? Et pourquoi devraient-ils aller se battre aux côtés des Britanniques et des Français contre les Allemands ? Et pourquoi pas aux côtés des Allemands contre les pays de l’Entente ? Le fait que bien des Américains se posaient de telles questions était dû aux facteurs suivants.
Depuis longtemps, les États-Unis entretenaient d’assez bonnes relations avec les Allemands. Ce n’était pas l’Allemagne, mais la Grande-Bretagne, qui était l’ennemie traditionnelle et la grande rivale d’Uncle Sam. Les Britanniques étaient les anciens maîtres coloniaux contre lesquels, dans les années 1770, on avait mené une guerre d’indépendance et contre qui, plus tard, de 1812 à 1815, on avait encore été en guerre. (Cette guerre de 1812 s’était terminée par un traité de paix conclu à Gand.) Et, plus tard encore au xixe siècle, des tensions entre Américains et Britanniques se firent jour, entre autres, à propos de la frontière avec l’Amérique du Nord britannique, appelée Canada dès 1867, et à propos de l’influence et du commerce dans l’océan Pacifique, en Amérique du Sud et dans les Caraïbes, et aussi en raison des sympathies britanniques avec les États confédérés lors de la guerre de Sécession. Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il y eut à Washington des plans tout prêts pour une guerre contre la Grande-Bretagne.
Les Américains ne voyaient pas non plus dans les Britanniques d’affables frères jumeaux « anglo-saxons », comme on voudrait parfois nous le faire croire. La majorité des Américains — au contraire de l’élite du Nord-Est du pays, constituée en grande partie de WASP — n’étaient absolument pas des « Anglo-Saxons », mais étaient originaires de toute sorte de pays en Europe, et surtout d’Irlande et d’Allemagne. En 1914, quand la guerre éclata en Europe, ces Américains d’origine irlandaise ou allemande avaient de bonnes raisons de croiser les doigts pour l’Allemagne et de souhaiter une défaite britannique. Mais, évidemment, beaucoup d’Américains étaient d’origine anglaise et sympathisaient par conséquent avec les Alliés.
En ce qui concerne la France, après leur entrée en guerre, les Américains allaient y débarquer en agitant la bannière de « Lafayette, nous voici ! » C’était une allusion à l’aide française aux Américains à l’époque de leur guerre d’indépendance contre la Grande-Bretagne, aide qui avait été personnifiée par le marquis de Lafayette. Ce slogan faisait comprendre qu’à leur tour, les Américains venaient rendre aux Français un service qu’ils leur devaient.
Mais pourquoi alors ne s’étaient-ils pas empressés de venir en aide à leurs chers amis français dès 1914 ? En réalité, une reconnaissance réelle ou supposée à l’égard des Français n’avait rien à voir avec l’entrée en guerre des Américains, d’autant que bon nombre d’entre eux étaient très religieux et n’avaient que peu de sympathie, voire pas du tout, pour cette république gauloise athée ou du moins anticléricale. Les protestants américains sympathisaient avec l’Allemagne, dirigée par les Hohenzollern, des luthériens, et les catholiques américains avaient un faible pour l’Autriche-Hongrie, dont la dynastie régnante, les Habsbourg, passaient depuis l’époque de la Réforme déjà (et de l’empereur Charles Quint) pour les grands champions du catholicisme 1.
Quant à la Russie, cet empire était considéré par bien des Américains comme un bastion du monarchisme autocratique passé de mode et donc comme le contraire de la république démocratique qu’étaient les États-Unis, en théorie, du moins. Nombre d’Américains étaient par ailleurs des réfugiés de l’empire des tsars, par exemple des juifs et des Ukrainiens qui, à l’égard des Russes en général et du tsar et de son régime en particulier, éprouvaient à peu près les mêmes sentiments que les Irlandais à l’égard des Britanniques. À l’égard de l’Allemagne, d’autre part, aux États-Unis on n’affichait ni rivalité, ni aversion, ni hostilité 2. Et les nombreux Américains qui, comme Theodore Roosevelt, se considéraient comme faisant partie de la « race nordique », se sentaient proches de ces Allemands « aryens » présumés supérieurs.