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MS21 - Page 38

  • Le Brésil vu par Le Monde

    Le Monde a-t-il ses raisons de choisir la partialité pour aborder la crise politique brésilienne ? Y-a-t-il une raison pour laquelle Le Monde a choisi de ne pas poser de questions, de ne pas aborder de nouveaux angles, et de ne pas écouter de voix en contre-point à la chorale monocorde des médias brésiliens ?

     



    Cher M. Luc Bronner, cher M. Christophe Ayad,

    Brésiliennes à Paris, nous suivons la crise politique que traverse notre pays d’origine à travers la presse française.

    Par ses principes d’indépendance, de liberté et de fiabilité de l’information, Le Monde fait partie des publications étrangères qui nous offrent un souffle d’impartialité du jeu socio-politique brésilien. Peut-être que les néophytes de l’histoire de ce pays l’ignorent, mais le paysage médiatique brésilien reste, comme le résume Reporters sans Frontières, très concentré dans les mains de familles proches d’une classe politique corrompue. Il n’y a pas dans notre presse de diversités de voix comme on en trouve en France de façon si radicale par exemple entre Le Figaro et L’Humanité.

    La publication des publicités pro-impeachment de la présidente Dilma Roussef payés par la Fiesp — la fédération des industries de São Paulo — dans les versions imprimées et en ligne de Folha de São Paulo, de O Estado de São Paulo et de O Globo démontrent le très peu d’écart entre ce qu’on appelle au Brésil "l’Etat et la Religion", qui se réfère à l’indépendance de la presse. La Fiesp regroupe d’ailleurs ses membres parmi les entreprises pour lesquelles l’évasion fiscale est une donnée familière : en 2015, le montant de la fraude fiscale était de 420 milliards de reais (1) (la corruption est estimée par la même Fiesp à 89 milliards de reais par an) ; le fils du président de la Fiesp, Paulo Skaf, est dans la liste des noms cités dans le Panama Papers.

    C’est parce que nous sommes conscientes de l’impact du Monde sur l’opinion publique et de l’importance du respect de la charte d’éthique et de déontologie du quotidien que nous nous adressons à vous pour vous alerter sur la façon dont le journal relate la plus grave crise socio-politique traversée par le pays depuis 1964.

    Nous sommes sidérées par la présente couverture de votre journal sur le Brésil. Dans ces récits et analyses, il y a un manque de sensibilité, on ne lit aucune multiplicité de sources, ni d’originalité du questionnement, l’approche n’est pas respectueuse de l’ampleur des événements et on ne voit pas l’attention au contexte et à la perspective historique. Bref, il manque Le Monde dans le regard du Monde vers le Brésil.

    Les effets de cette version biaisée, nous les avons ressenti dans nos réseaux parisiens. Abonnés au Monde, architectes, journalistes, professeurs, artistes, réalisateurs, producteurs, chercheurs nous demandent de raisonner sur le "scandale de corruption du PT qui peut destituer Dilma Rousseff et mettre Lula, le président iconique du Brésil, en prison". On dirait qu’ils sont en train de lire Folha de São Paulo, O Estado de São Paulo et O Globo très attentivement. Pour les orienter vers une analyse plus objective et profonde, nous leur recommandons (2) :

    "Brésil, la fin d’une utopie" et "Suicide collectif à Brasília", deux émissions de France Inter, “La crise brésilienne dans une perspective historique”, publié par Autres Brésils, “Brazil is engulfed by ruling class corruption — and a dangerous subversion of democracy”, signé Gleen Greenwald, lauréat du Pulitzer, à The Intercept et finalement “A Coup is in the Air : the plot to unsettle Rousseff, Lula and Brazil", par The Wire.

    Le Monde a-t-il ses raisons de choisir la partialité pour aborder la crise politique brésilienne ? Y-a-t-il une raison pour laquelle Le Monde a choisi de ne pas poser de questions, de ne pas aborder de nouveaux angles, et de ne pas écouter de voix en contre-point à la chorale monocorde des médias brésiliens ?

    Trois articles publiés par Le Monde sont exemplaires dans ce sens :

    1. “Au Brésil, Dilma Rousseff face à des manifestations d’ampleur inédite” (Le Monde, 14 mars).

    L’ensemble des articles sur la manifestation du 13 mars parle des “Brésiliens” comme si 100% de la population était unie autour de la destitution de Dilma Rousseff. Mais qui sont les “Brésiliens vert et jaunes” de la manifestation du 13 mars ? Quel est leur profil socio-économique et leur représentation dans la pyramide sociale du Brésil ? Pourquoi un traitement si différent à propos de la manifestation du 18 mars ? Qui et où sont les Brésiliens de la manifestation du 18 mars ?

    Le quotidien Folha de S.Paulo a choisi un traitement très clair dans ses couvertures sur les deux manifestations : la manifestation du 13 mars a réuni des “Brésiliens vert et jaune” qui sont anti-Dilma et méritent la une (photo à gauche) ; à la manifestation du 18 mars (photo à droite), ce ne sont pas des “Brésiliens”, mais des “pro-Dilma”, des rouges, avec une mise-en-page et un titre beaucoup moins impactant (pour Le Monde, c’est “la foule venue soutenir un Lula humilié et sali”).



    Néanmoins, une recherche a déjà nuancé la diversité de pensées des Brésiliens dans les deux manifestations. Le scénario n’est pas noir et blanc, ou bien jaune et rouge. Le traitement manichéen des "coxinhas" (anti-PT) versus “petralhas” (tous ceux qui ne sont pas anti-gouvernement) a contribué à une vague d’agressions verbales et physiques entre les Brésiliens.

    Les Brésiliens qu’ils soient “jaunes” ou “rouges” sont tous contre la corruption. Cette frustration et cette demande de lutte contre la corruption remonte aux manifestations de 2013, moment historique d’occupation de l’espace public, scène inédite dans le pays après plus de vingt ans. La corruption n’est pas un phénomène nouveau, ni exclusif du gouvernement du PT. Ce qui a changé, c’est que le PT a donné de l’autonomie à la Police fédérale et au Ministère Public (3).

    En 12 ans du gouvernement du PT, la Police fédérale a conduit 2 226 opérations ; à l’époque du président Fernando Henrique Cardoso (PSDB), les enquêtes ne dépassaient pas le nombre de 48. La population ignorait les affaires (et les chiffres) de la corruption au sein du gouvernement : la politique du “abafa” (étouffement) est un fait depuis la dictature militaire, au moins (4).

    2. “Super Moro, le juge qui fait pleurer Lula” (M Le magazine du Monde, 26 mars).

    Collé au profil du “juge médiatique” Marc Trévidic, ce récit, à la mode David contre Goliath, raconte l’histoire du “petit juge de province” contre un ex-président “suspecté de corruption”. Cet “entêté, méthodique et froid” a fait pleurer Lula. Ce "juge justicier" (un parfait exemple d’oxymore ou de contradiction dans les termes), “idole des Brésiliens”, “père de famille qui a fait une partie des ses études a Harvard”, est critiqué “en particulier chez les proches du PT”.

    Au moment de la publication de cette storytelling, les ministres du Tribunal suprême fédéral (STF) du Brésil avaient déjà pointé du doigt les actions de Moro comme arbitraires et politiques. Les méthodes du genre "la fin justifie les moyens" de Moro ne sont jamais remises en question par l’article du Monde. Néanmoins, ce comportement "justicier" de Moro l’a mené devant le STF, qui l’a dessaisi des investigations concernant le cas Lula dans l’opération Lava Jato. Moro a présenté une demande d’excuse au STF pour ses actions. Et si Lula a bien versé des larmes, c’était devant ses partisans, pour parler de ses réussites passées et de ses projets d’avenir. Larmes de crocodile peut-être, quoi qu’il en soit de politicien mais dans un contexte tout autre que celui donné par l’article du Monde qui a fusionné (pour ne pas dire confondu) deux choses différentes.

    3. “Brésil : ceci n’est pas un Coup d’Etat” (Le Monde, 30 mars)

    L’impeachment est prévu et encadré par la Constitution en cas de “crime de responsabilité”. C’est incontestable. Dilma Rousseff est accusée de masquer le budget — cela ne configure pas un crime de responsabilité, un fait répété comme le répètent les ministres du STF. C’est une pratique choquante et à combattre mais c’est aussi une pratique répandue, et courante des représentants du gouvernement.

    La notion de “Coup d’Etat” n’est pas une rhétorique fâcheuse de Rousseff. Le ministre du STF, Marco Aurélio Mello, a déclaré à la presse : “sans un facteur juridique, l’impeachment transparaît comme un coup d’état”. Se joignent à lui des juristes, des professeurs et des avocats : “déguiser une tentative de destitution d’un président a travers une demande d’investigation d’un fait qui ne correspond pas à un crime de responsabilité est une forme contemporaine de Coup d’Etat” (5).

    Deux des journalistes les plus respectés du pays partagent la même opinion. Avec plus de 60 ans de carrière dans la rubrique politique, Janio de Freitas a accompagné les destitutions de trois présidents dans l’Histoire du Brésil. Mario Sergio Conti (6), lui, est l’auteur de “Notícias do Planalto”, enquête publiée en 1999 à propos de la relation entre le pouvoir et les médias pendant le gouvernement de Fernando Collor de Mello. Selon Conti, comparer Rousseff et Collor de Mello, comme le propose Le Monde, est une erreur. Il y avait des preuves de la corruption de Collor. Alors que Rousseff n’est impliquée dans aucun cas de corruption. Le procureur général de la République M. Janot a demandé d’archiver “l’investigation contre Dilma Rousseff dans l’operation Lava Jato”.

    La crise économique et la popularité en baisse de Rousseff ne justifient pas un impeachment. La perte de la majorité dans le Parlement ne doit pas non plus configurer comme une raison pour destituer un président. Cela serait vrai dans un régime parlementaire et pour le Premier ministre. Le Brésil est un régime présidentiel de coalition.

    La destitution est menée par le président de l’Assemblé Nationale, Eduardo Cunha (PMDB), accusé de corruption, blanchiment d’argent et encore un des noms dans le Panama Papers. Parmi les 65 membres de la commission de destitution, 37 sont accusés de corruption ou d’autres crimes. Notamment Paulo Maluf, symbole du politicien corrompu, condamné aussi en France (7).

    Dans le cas d’impeachment, le vice-président, Michel Temer (PMDB), suspecté de corruption, assumerait le poste vacant de président. Le STF a demandé l’analyse de son impeachment (8). Le Monde a interprété les trois minutes pour la prise de décision de la sortie du PMDB de la base Rousseff comme le signe d’un "gouvernement quasi moribond" (9), ignorant que ce n’était là qu’une stratégie politique classique du PMDB, parti le plus néfaste de la vie politique brésilien (à voir l’opinion du gouvernement américain) (10).

    Au contraire du Monde, les brasilianistas des grandes écoles aux Etats-Unis, en France, en Angleterre, ainsi que la secrétaire de la CEPAL (Commission économique de l’ONU pour l’Amérique latine) croient que la démocratie est menacée au Brésil (11). 

    Finalement, la solution magique du Monde pour que le pays puisse “s’attaquer à la crise de croissance et de confiance qu’il traverse comme tant de pays émergent" est la démission de la présidente, afin de mettre le pays dans les mains des mêmes acteurs de toujours. Le PMDB et ses maléfices intrinsèques et ataviques au pouvoir ne peuvent pas représenter une vraie sortie pour les mentalités lucides.

    Plusieurs décisions de l’administration de Rousseff sont sujettes à polémiques : il serait bien de pointer ses erreurs. Il serait pertinent aussi de mettre en question la performance de l’Assemblée Nationale depuis les élections. Pourquoi l’Assemblée n’approuve-t-elle pas les projets concernant l’économie, l’éducation, la santé et même l’aide aux victimes de la tragédie écologique de Mariana ?

    Ces quinze derniers mois, le Congrès le plus conservateur depuis le régime militaire ne s’est occupé que de discuter 55 projets qui proposent, entre autres, de réduire le droit du travail (la loi El Khomri serait considérée comme de l’ultragauche pour les députés et les sénateurs Brésiliens), pénaliser plus sévèrement les femmes et les professionnels de santé qui pratiquent l’IVG, masquer les produits transgéniques au consommateur, réduire la majorité pénale, diminuer le territoire des indiens, réduire les droits des LGBT. La tribune pentecôtiste, dont Eduardo Cunha est le représentant, impose ses restrictions religieuses dans un État qui se bat pour être laïc.

    Le Brésil est une jeune démocratie. Nous avons beaucoup à faire pour avancer, pour développer une économie qui ne dépende pas exclusivement des matières premières, pour évoluer vers une économie verte dans un territoire où la nature est d’une richesse spectaculaire, pour offrir encore les bases en matière d’éducation, de santé et d’infrastructure. Si “le Brésil est un pays d’avenir qui le restera longtemps”, on espère du moins que cet avenir ne sera pas remplacé par un retour vers le passé. Une information de qualité est une des forces pour commencer à écrire une nouvelle histoire. 

    Acceptez nos sincères salutations.

    Stella BIERRENBACH, artiste | Simone ESMANHOTTO, journaliste | Helena ROMANACH, avocate et sociologue | Adriana Ferreira SILVA, journaliste

    Notes :

    1) - economia.estadao.com.br/noticias/geral,sonegacao-de-impostos-no-brasil-chega-a-r-420-bi-em-2015,1784149

    2) - www.franceinter.fr/emission-... et www.franceinter.fr/emission-... et www.autresbresils.net/La-cri... et et theintercept.com/2016/03/18/brazil-is-engulfed-by-ruling-class-corruption-and-a-dangerous-subversion-of-democracy/thewire.in/2016/03/25/a-coup-is-in-the-air-the-plot-to-unsettle-rousseff-lula-and-brazil-25893/

    3) - www.transparency.org/files/c...

    4) - memoriasdaditadura.org.br/corrupcao/

    5) - emporiododireito.com.br/supremo-tribunal-federal-deve-barrar

    6) brasil.elpais.com/brasil/2016/03/31/politica/1459432288_086212.html

    7)- www.latimes.com/world/mexico... et www.monde-diplomatique.fr/20... | www.lemonde.fr/international..., brasil.elpais.com/brasil/2016/03/02/politica/1456926697_853311.html

    8) - www.reuters.com/article/us-b...

    9) - www.lemonde.fr/ameriques/art...

    10) - www.brasilwire.com/pmdb-bras... et wikileaks.org/plusd/cables/04BRASILIA2802_a.html et http://revistapiaui.estadao.com.br/...

    11) - http://www.cienciapolitica.org.br/w... et nacoesunidas.org/cepal-manifesta-preocupacao-diante-de-ameacas-a-democracia-brasileira

    Source : Investig’Action

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  • CINQ RÉFLEXIONS SUR LE FRONT NATIONAL ( fin)

     

    Les raisons de combattre le FN

     5ème partie

     

    Les adhérents du FN ont des origines diverses. Outre les membres issus de mouvements classés à l’extrême droite historique - mouvement Occident, Ordre Nouveau, GUD, les plus nombreux viennent de la droite classique, d’autres de la gauche et du Parti Communiste. Mais, au-delà de ces distinctions, il reste que le FN engrange non seulement une forte déception - devenue une colère devant l’incurie des partis au pouvoir depuis trente ans en France – mais aussi une attente. Essayons  d’anticiper l’évolution de ce parti dans l’avenir proche.

    1- Le FN : plutôt vichyste que fasciste ?

    Si l'on s'en tient au programme et aux discours actuels du FN, rien ne justifie de le qualifier de parti fasciste. Toutefois, l'historique de ce parti, ses relations dans les milieux néo-nazis européens, ses idées conservatrices, ultra-sécuritaires et xénophobes rappellent étrangement celles du régime de Vichy. Aussi, il semble que l'on puisse craindre qu'en cas de troubles majeurs pour lui - agitation révolutionnaire par exemple- il ne pactise avec le totalitarisme des puissances d'argent qui gouvernent l'UE - lesquelles ne manqueront pas de vouloir rétablir l'ordre libéral à tout prix- tout comme le régime de Vichy a collaboré avec l'Allemagne nazie.

    L’attitude constante des partis politiques adversaires du FN se résume généralement à le considérer comme un parti fasciste. Cette diabolisation est souvent une simple manœuvre tactique de la part de dirigeants qui veulent ainsi camoufler leur responsabilité en évitant les questions dérangeantes. François Mitterrand fut un expert dans cette tactique politicienne destinée à affaiblir la droite classique en permettant au FN en 1986 de trouver une légitimité parlementaire en instituant le vote proportionnel. Mais elle est aussi, dans certaines circonstances, l’expression de craintes sincères de citoyens, parmi les moins jeunes, qui ont connu dans le prolongement des années trente, les effets catastrophiques des totalitarismes d’extrême droite en Europe. Cette crainte n’est donc pas totalement infondée. Elle repose sur ce que l’on nomme par euphémisme les « dérapages » du verbe lepéniste qui vont du « détail » des chambres à gaz jusqu’au « Durafour-crématoire » en passant par l’usage répété de propos antisémites. Elle vient aussi de divers éléments présents dans la terminologie du FN qui caractérisent son héritage de la droite extrême: l’hostilité envers l’ensemble de la classe politique présentée comme intrinsèquement malhonnête et corrompue, l’affirmation d’une identité nationale s’opposant à l’égalité, la volonté de forger une nouvelle élite, l’exaltation d’un État fort ramené à ses fonctions régaliennes. Elle s’appuie enfin sur un constat indéniable : le FN est un parti xénophobe et discriminant. Cela s’est vu dans son histoire récente avec, en 1995, les municipalités d’Orange, de Toulon et de Marignane – puis Vitrolles en 1997 – conquises par l’extrême droite et les dégâts qui s’en sont suivis. Car, à peine installées, ces municipalités frontistes ont révélé leur vrai visage : censure culturelle dans les bibliothèques, mutations et sanctions arbitraires dans le personnel municipal, refus de délivrer des certificats administratifs aux immigrés et pratiques discriminatoires en tous genres qui sont d’ailleurs généralement annulées par la justice pour leur caractère anticonstitutionnel, islamophobie déguisée en principe laïc.

     La nouvelle sociologie du FN

    Mais il faut reconnaître que présenter le FN comme un parti où d'anciens de l'OAS se chamaillent avec des pétainistes à moustaches n’est plus conforme à la réalité. L’âge des élus frontistes, par exemple, montre que la « jeunesse » est devenue une question centrale pour le parti-entreprise des Le Pen-Maréchal. Ainsi, à l'Assemblée Nationale, le benjamin des élus de la Nation n'est autre qu'une benjamine, petite-fille de Jean-Marie Le Pen, étudiante en droit de 24 ans. Les mairies FN aussi ont été rajeunies : Joris Hébrard, masseur-kinésithérapeute inconnu, de 31 ans, a remporté Le Pontet, ville toute proche d'Avignon. Julien Sanchez, 30 ans, est arrivé en tête à Beaucaire. A côté de Forbach, Fabien Engelmann, 34 ans, s'est emparé de Hayange. Enfin à Mantes-la-Ville, devenue la première ville tenue par le FN en Île-de-France, c'est Cyril Nauth, 32 ans, qui a ravi la commune à la maire socialiste sortante. Cette nouvelle stratégie permet au F.N. de mettre en avant de nouvelles figures, de nouveaux discours, plus policés, qui ont l'avantage de masquer un fourre-tout idéologique qui ne s'encombre plus de cohérence. Aujourd'hui au Front National, Florian Philippot promet que son programme ne prévoit plus de revenir sur la loi Weil de 1975 légalisant le droit à l’avortement ; au FN on peut citer Jaurès, se déclarer défenseur du service public, de la Sécu, être homosexuel et se faire l'apôtre du programme du Conseil National de la Résistance, sans que personne ne trouve ouvertement à redire…

    Certes, nous avons vu que l' « ADN » du FN, son histoire, sont à l'exact opposé. Mais le parti de Marine Le Pen n’a pas le monopole du flou idéologique. Le “sarkozisme” a lui aussi construit son corpus idéologique sur un discours plein de confusions, empruntant à l’extrême droite une bonne partie de ses réparties et de ses postures, validant du coup ses idées nauséabondes d'une caution présidentielle. Et aujourd'hui, c'est le  “Hollandisme”, qui rappelle qu'on peut se faire élire avec un discours présentant l’oligarchie financière comme l’ennemi et s’empresser, une fois élu, de s’y soumettre.

    Ceux qui à « gauche de la gauche » feignent d’avoir si peur du FN et de la contagion de ses idées devraient cesser de faire sa publicité et s’occuper vraiment de combattre les reculs sociaux, les privatisations, le pillage des finances publiques, les dénis de démocratie émanant de l’UE, l’étranglement de la Grèce, l’exploitation et la manipulation du terrorisme, la surveillance généralisée sur Internet, les guerres impérialistes déchaînées par les Américains et leurs vassaux qui pratiquent ouvertement la torture, les assassinats d’opposants, et les massacres de migrants. Le FN ne joue aucun rôle dans tout cela. Il rêve sans doute d’y participer mais les forces économiques et impérialistes qui nous gouvernent n’ont pas besoin de lui, pour l’instant, dans un autre rôle que celui d’opposant de pacotille.

     Un héritage vichyste

    Si, au MS21, nous n’assimilons pas actuellement  le FN au fascisme, nous considérons que ce parti est bel et bien porteur de l’héritage vichyste. Toutes les idées et les obsessions de la droite radicale qui ont fusionné en 1940 dans le gouvernement de Vichy se retrouvent encore aujourd’hui dans la synthèse lepéniste. Comme à Vichy, au temps des « illusions » qui a précédé l’alignement pur et simple sur le Reich, on se propose au FN de donner un coup d’arrêt à la décadence française par un retour aux valeurs traditionnelles, en jouant des peurs récurrentes d’une société en crise et en alimentant la xénophobie. Comme sous Vichy, l’ordre politique idéal du FN est celui de l’ordre naturel aux hiérarchies immuables, enraciné dans ses traditions et ses spécificités ethniques et civilisationnelles. Comme sous Vichy, l’État prôné par le FN est un État fort, réduit à ses fonctions régaliennes (justice, police, armée, diplomatie), et censé ne pas empiéter sur les droits de groupes corporatistes constitués (ordre des médecins, ordre des architectes…) .

    Cet héritage apparaît d’ailleurs clairement dans le voisinage que le FN entretient depuis sa fondation, en France et aussi à l’étranger, avec les nostalgiques de la collaboration. Même si Jean Marie Le Pen n’est plus aujourd’hui le chef incontesté de ce parti dont il a été exclu en août 2015, son nom seul permet encore à une jeune femme de 25 ans de briguer la direction d’une région. On est donc en droit de rappeler qu’en évoquant « le point de détail » des chambres à gaz, en banalisant les crimes nazis, en disant que le cas de Klaus Barbie ne l’intéressait pas plus que celui de  « tous les autres Français », l’ancien député poujadiste a poursuivi pendant quarante ans au sein de son parti un but précis qui a été de réhabiliter Vichy et de légitimer la tradition politique qui s’y rattache. Il faut situer dans cette perspective la caution apportée par J.-M. Le Pen et Bruno Gollnisch aux thèses révisionnistes, aux chantres de l’apartheid, aux rédacteurs de tracts antisémites qui sévissaient à la fin des années 90 sur le campus de l’université Lyon III.

    La caractérisation vichyste que nous avons retenue prend aussi toute sa signification quand on prend le temps de lister les thèmes de campagne auxquelles le FN a participé activement ces trente dernières années. En effet le fameux triptyque pétainiste « Travail Famille Patrie », auquel il faudrait adjoindre le christianisme radical, apparaît bien comme la boussole indépassable de ce parti. On citera les campagnes contre la culture jugée blasphématoire (« Je vous salue marie » de JL Godard ou « la dernière tentation du Christ » de M Scorsese), celle contre les médias accusés de pervertir la jeunesse ( notamment en faisant, selon eux, l’apologie de l’homosexualité ou en prônant l’usage du préservatif), celle contre le PACS et plus récemment contre le mariage pour tous, celle contre la célébration des accords d’Evian .

     Des affinités troubles

    Dans le même ordre de comparaison, le FN c’est enfin l’affichage décomplexé d’affinités édifiantes avec des alliés aux idéologies qui renvoient aux pages sombres de l’émergence des totalitarismes en Europe et dans le monde. J M le Pen n’a jamais caché  son admiration pour Salazar, Franco et Pinochet. Aujourd’hui parmi ces partis alliés, il y a le FPO, le parti autrichien de Jorg Haider qui a fusionné jadis avec l’Union des indépendants, créée pour recycler d’anciens nazis. Dans la même mouvance amie on trouve, en Belgique, le parti séparatiste flamand VLAAMS BELANG, qui réclame l’amnistie des anciens collabos et dont le slogan est « Que la Belgique crève ! ». Aux Pays-Bas le modèle de référence du FN est le Parti Pour La Liberté qui compare le Coran à « Mein Kampf » et compte mener une croisade contre l’Islam. En Italie Marine Le Pen a sympathisé avec Mario Borghezio, le plus extrémiste des ex-ministres de la Ligue du Nord, capable de haranguer la foule à Orange – lors de la convention identitaire en octobre 2009 – en hurlant, la main droite levée dans la pure tradition fasciste. Enfin, en janvier 2011, la même Marine Le Pen a expliqué que JOBBIK était le parti hongrois le plus proche du FN, parti qui, accessoirement, dépêche chaque année des milices paramilitaires en uniforme noir pour terroriser les Roms dans différents villages du pays.

    2- Le FN et l’ordre néo-libéral

    La nature exacte d’un parti se révèle à l’occasion d’évènements particuliers. C’est dans le prolongement de la guerre de 1870 puis de l’affaire Dreyfus que le maurrassisme montre son vrai visage ; c’est sous l’occupation allemande en 1940 que se dessinent les lignes de fracture entre trois courants de pensée très différents : la pensée républicaine qui va nourrir la résistance, la pensée réactionnaire qui s’accommode tant bien que mal d’un ordre anti-communiste et l’activisme fasciste qui collabore activement. Alors, dans le contexte actuel, une question devient centrale : quelle sera l’attitude du FN face à la radicalisation inévitable et déjà amorcée de l’oligarchie dominante? La réponse est simple et malheureusement très prévisible. Elle renvoie à la lignée vichyste dans laquelle, nous l’avons vu, s’inscrit directement ce parti. Le FN sera un parti de la collaboration et de la capitulation. Il cédera rapidement face aux exigences de l’ordre capitalistique, des banques et des marchés financiers. Toute proportion gardée, on peut dire qu’il fera allégeance à Bruxelles, comme Pétain l’a fait devant l’ordre Allemand. Nous devons nous préparer à cette collaboration active et historiquement maintes fois rejouée entre l’obsession antisociale et anti-communiste de l’extrême droite et l’ordre totalitaire.

    La menace totalitaire n’est plus dans notre époque moderne celle des bruits de bottes et des chars dans Paris. Elle a revêtu les habits nettement plus feutrés de la bureaucratie européenne mais a gardé l’aversion pour la démocratie parlementaire véritable, celle des parlements nationaux, et l’aversion pour la souveraineté des peuples, celle des États- nations.

    Elle affectionne les mesures sécuritaires et, comme par hasard, elle en appelle très rapidement à l’état d’urgence …

     

    Sources :

    • Petit manuel de combat contre le front national (Flammarion)
    • La confrontation. J Nikonoff ( Le temps des cerises)
    • Extrême  France. F Venner ( Grasset)    
    • Histoire de droites en France. J F Sirinelli ( Gallimard)
    • Le Journal « Tapage » (N°30 article de E Médard :  les jeunes du F.N)
    • La  droite de Michel Winock ( Ed Plon)
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  • La loi Travail est imposée par la Commission européenne.

     

    Pourquoi la réforme du code du travail

    Qui est à l'origine de la Loi Travail ?

    Cette loi est imposée par la Commission européenne, sinon une amende de 10 milliards d'euros sera demandée à la France !

     

    1- Les fausses raisons. Réformer le marché du travail, c'est pour Manuel Valls et son gouvernement « relancer le dialogue social au plus près de l'entreprise, aider les femmes, les précaires et les jeunes à rentrer sur le marché du travail » (France 2) , « c'est favoriser l'embauche en CDI » (TF1) n'hésite pas à ajouter la ministre du travail El Khomri. Qui peut croire de telles affirmations ? Aux députés socialistes, le gouvernement explique qu'il faut faire comme nos voisins européens. Là, on s'approche sans doute un peu plus de la vérité.

     

    2- La discipline budgétaire européenne. Quand un pays de L'Union européenne (UE) ne respecte pas les critères de Maastricht, notamment un déficit inférieur à 3% du PIB, il peut avoir à payer une amende. C'est le cas actuellement de la France et de cinq autres pays (Portugal, Italie, Bulgarie et Croatie)[1], , on appelle cela la "procédure pour déficit excessif". Le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG), adopté par Nicolas Sarkozy, confirmé par François Hollande au lendemain de son élection impose aux pays de la zone euro une discipline budgétaire drastique. C'est la « règle d’or » qui impose aux États un déficit structurel de 0,5% (et non plus de 3%) et autorise un endettement public au maximum 60% du PIB.

     

    3- Les institutions qui portent la Loi Travail. La procédure pour déficit excessif met la France sous surveillance par la Commission européenne qui formule des recommandations (obligations) à suivre[2]. Ne pas suivre ces recommandations expose l’État à des sanctions financières entre 0,2 et 0.5% du PIB. Pour la France, cela ferait 10 milliards d'euros. Le Pacte de responsabilité et la loi Macron ont été les premières réponses aux recommandations de la Commission européenne. La réforme du marché du travail s 'inscrit dans cette logique. On peut le vérifier : les grandes lignes de la loi Travail suivent en tous points les recommandations de Bruxelles. Celles-ci encouragent avec enthousiasme les liquidateurs du droit social français : « Les réformes récentes (qui) ont commencé à s’attaquer aux rigidités de la procédure de licenciement pour les contrats à durée indéterminée et à en réduire la complexité et les incertitudes ».

     

    4- Le recul sociétal. Pour l’Union européenne, les salariés en France gagnent trop bien leur vie : « La récente modération salariale, dans un contexte de chômage élevé, demeure insuffisante compte tenu du ralentissement de la croissance de la productivité ». Comment se fait-il que ce soit mot pour mot ce que répètent le gouvernement et le MEDEF… La Loi Travail en est une déclinaison stricte et parfaite des injonctions décidées par la Commission européenne.

     

    Refuser la Loi Khomri n'est pas suffisant.

    Il est nécessaire d'aller au-delà : refuser les Traités européens et la logique néo-libérale de l'Union européenne.

    Cette exigence s'adresse aux responsables syndicaux et politiques engagés contre la Loi Travail.

    Il est indispensable de retrouver une souveraineté nationale et populaire pour contrecarrer ces politiques destructrices du tissu social au seul profit d'une oligarchie financière.

    Entre la démocratie et l'Union européenne, il faut choisir. Celle-ci n'est pas réformable de l'intérieur.

     

     

    [1] http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-16-334_fr.htm

    [2] http://ec.europa.eu/europe2020/pdf/csr2015/csr2015_france_fr.pdf

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  • La planification d’une déportation de masse : Chronique de « l’ensauvagement » de l’UE

     

    Dans un silence médiatique et politique assourdissant, les premiers bateaux transportant plusieurs centaines de réfugiés ont commencé la mise en pratique de la plus importante déportation de masse en Europe occidentale depuis la seconde guerre mondiale. Il s’agit ni plus ni moins que d’un nouveau crime historique de l’Union Européenne.Que celui-ci soit légal (en vertu de l’accord signé avec la Turquie) ne change bien entendu rien à son caractère violent et attentatoire aux droits humains. Nous avons affaire ici à un nouveau palier de « l’ensauvagement » de l’Europe riche pour paraphraser Aimé Césaire. Aux portes de cette Europe se multiplient et se multiplieront les camps financés par l’Union Européenne et gérés par Le grand démocrate Erdogan.

     


    L’accord avec Ankara : Une marchandisation des réfugiés

     

    Lundi 4 avril, 202 réfugiés quittent contre leur grè les îles grecques de Lesbios et Chios et sont débarqués dans le port turc de Dikili. La composition du groupe est un véritable panorama de la misère et de l’injustice mondiale actuelle : Pakistan, Afghanistan, Congo, Sri Lanka, Bangladesh, Inde, Irak, Somali, Côte d’Ivoire, Syrie. Cette première déportation en annonce de nombreuses autres en vertu de l’accord signé entre la Turquie et l’Union Européenne le 18 mars 2016. Rarement un accord n’a été mis en application aussi rapidement : dès le 20 mars la frontière entre la Turquie et la Grèce est fermée, c’est-à-dire que désormais les nouveaux réfugiés peuvent être directement refoulés vers la Turquie ; quinze jours après débute la première déportation. Il est vrai en revanche que la conclusion de l’accord a été longue du fait du marchandage sur les vies humaines qui a caractérisé les négociations.

    Du côté de l’Union Européenne l’enjeu est de sous-traiter ou d’externaliser la politique de refoulement et de répression des réfugiés. Une telle pratique n’est pas nouvelle. Elle est au cœur des accords qu’impose l’Union Européenne aux pays africains pour faire de ceux-ci des gardes-chiourmes frontaliers (i). Elle est la mission première de l’agence FRONTEX consistant à « délocaliser peu à peu les frontières extérieures de l’UE vers l’Est et vers le Sud pour « mieux repousser les migrants (ii) » ». Tout en continuant ses politiques de pillages et de guerres, l’Union Européenne se dédouane ainsi des conséquences de sa politique étrangère impérialiste.

    Du côté turc l’enjeu est également de taille. Les rares couvertures médiatiques de l’accord insistent sur l’aide de 6 milliards d’euros accordée à la Turquie pour cette sale besogne. Or cette aide n’est que l’arbre qui cache la forêt. Elle n’est ni scandaleuse, ni démesurée au regard ce que signifierait un accueil digne de cette « misère du monde » produite par las Etats riches. En revanche, d’autres parties de l’accord sont étrangement passées sous silence. En premier lieu la Turquie se voit attribuer le label de « pays sûr » c’est-à-dire répondant aux critères de protection des réfugiés liés au droit d’asile. Voici ce qu’en pense Jean-François Dubost, un juriste d’Amnesty International :

    "Cet accord marchande les réfugiés […] Il suppose que la Turquie est un pays sûr pour les réfugiés. Or nous n’avons de cesse de montrer, preuves à l’appui, que la Turquie refoule les réfugiés vers l’Afghanistan et la Syrie de façon assez massive […] Vraisemblablement, ces personnes ne resteront pas en Turquie parce que les conditions de protection n’y sont pas réunies. Elles vont donc chercher de nouvelles routes, plus dangereuses. On peut penser peut-être à des départs, à nouveau, depuis la Libye (iii)"

    En second lieu la Turquie se voit offrir ainsi blanc-seing pour la « gestion de la question kurde ». La chancelière Merkel le révèle quelques jours avant la signature de l’accord en soulignant qu’ « Il va de soi que face à la Turquie nous devons mettre en avant nos convictions sur la protection de la liberté de la presse ou le traitement des Kurdes (iv) ». Rarement une hypocrisie a été aussi grande, quand on sait que l’instauration du couvre-feu dans plusieurs régions kurdes du sud-est du pays a fait déjà des centaines de victimes majoritairement civiles. Les deux vice-présidents du Parti Démocratique des Peuples (HDP) résument comme suit la signification de l’accord de déportation :

    « Il s’agit d’un marchandage sur le dos des réfugiés. L’Europe ferme volontairement les yeux devant la violation des droits de l’homme en Turquie (v). »

    Plusieurs associations humanitaires ont refusé d’accompagner l’accord qu’elles estiment contradictoire avec les lois internationales du droit d’asile. Medecins Sans Frontières a décidé de suspendre ses activités sur les îles de Lesbos et de Samos en Grèce pour ne pas être complice de l’accord. Sa conseillère en affaire humanitaire, Aurélie Ponthieu explique cette décision comme suit :

    « Ces calculs grossiers réduisent les individus à de simples chiffres, leur retirent tout traitement humain et droit d’asile. Ces gens ne sont pas des chiffres ; ce sont des femmes, des enfants, des familles. Environ 88% des personnes qui empruntent cette route sont en quête de sécurité en Europe, et plus de la moitié d’entre eux sont des femmes et des enfants. Ils devraient être traités humainement et dignement (vi). »

    Marie Elisabeth Ingres, chef de mission pour la Grèce de cette ONG est encore plus explicite. « Nous refusons de prendre part, précise-t-elle, à un système qui bafoue les besoins humanitaires des demandeurs d’asile […] Nous ne laisserons pas notre aide être instrumentalisée en faveur de déportation de masse (vii) ».

    Le son de cloche est identique pour l’International Rescue Committee et le Conseil norvégien (viii) pour les réfugiés. Même l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) refuse de s’impliquer dans ce qu’elle caractérise comme une mise en « détention des réfugiés ».

    Les réfugiés sont lucides sur le sort qui leur est réservé : mardi 22 mars, 4 jours après la signature de l’accord un réfugié désespéré s’immole par le feu dans le camp d’Indomeni à la frontière entre la Grèce et la Macédoine pour protester contre cette situation de parcage à la frontière dans des conditions inhumaines.

    Comment simplement penser qu’une Turquie qui accueille déjà 3 millions de réfugiés puisse en accueillir des dizaines de milliers supplémentaires dans des conditions dignes ? La vérité crue s’impose : l’accueil sera inévitablement une détention de masse dans des camps sous surveillance militaire. Les victimes de nos guerres et de nos pillages sont ainsi transformées en coupables à surveiller et à enfermer. Les camps de la honte font désormais partis du paysage légal de la grande Europe.

    La construction médiatique de l’indifférence publique

     

    La photo du petit Aylan Kurdi, un enfant syrien de 3 ans échoué sur la plage de Bodrum, était à la une de tous les journaux européens le 3 septembre dernier. Le quotidien espagnol El Pais titrait en Une : « l’image qui ébranle toute l’Europe ». De nombreuses manifestations spontanées dans plusieurs pays d’Europe semblaient souligner une prise de conscience de l’opinion publique que le quotidien britannique « The Independent » résumait comme suit : « Si les images, incroyablement bouleversantes, du corps d’un enfant syrien échoué sur une plage ne conduisent pas l’Europe à changer d’attitude par rapport aux réfugiés, qu’est-ce qui pourra le faire ? (ix)  »

    A peine 6 mois plus tard l’accord de la honte est signé dans une indifférence générale pour le mieux et avec une approbation portant un soulagement pour le pire. Entre temps la couverture médiatique de la question a été marquée par trois discours significatifs : celui de l’invasion, de l’infiltration terroriste et celui des violences sexistes.

    La multiplication des images chocs sans explications accompagnatrices et mélangeant allègrement les lieux et les circonstances est la forme dominante de la couverture médiatique de la figure du réfugié : train pris d’assaut par plusieurs milliers de réfugiés en Hongrie, longues files se dirigeant vers la frontière serbe, camps surchargés aux différentes frontières, etc. Toutes ces images accréditent l’idée d’une invasion massive menaçant l’Europe. Une nouvelle fois, le discours médiatique présente des résultats (concentrations aux frontières, tentatives désespérées de franchir des barbelés) sans en souligner les causes : les politiques de fermeture des frontières faisant effet d’accumulation aux points de passage.

    Une telle couverture médiatique n’est pas nouvelle mais elle a pris ces derniers mois une dimension anxiogène du fait de sa quotidienneté. Déjà fin 2015 un rapport du Réseau du journalisme éthique (Ethical Journalism Network) concernant 14 pays européens résume cette couverture comme se réalisant avec « un langage détaché et des discours sur des invasions ». Le rapport souligne également que la reprise sans déconstruction des réactions racistes de différents dirigeants et hommes politiques européens a également contribué à accréditer l’idée d’une invasion. Enfin il mentionne l’usage immodéré des hyperboles qui renforce encore le climat anxiogène de la couverture médiatique (x).

    Les chiffres pour leur part révèlent une toute autre réalité. Si effectivement près de 5 millions de Syriens ont été contraints de fuir la guerre depuis 2011, ils sont essentiellement réfugiés en Turquie (2.7 millions) et au Liban (1 million). La France pour sa part a « généreusement » accueillis 10 000 syriens depuis 2011 selon les chiffres de l’OFPRA. Quant à la dernière arrivée massive de ces derniers mois, l’Organisation Internationale pour les Migrants (OIM) le Haut-Commissariat pour les Réfugiés de l’ONU (HCR) l’évalue à 1 005 504 personnes pour l’ensemble de l’Europe pour l’année 2015 (xi).

    La situation n’est pas étonnante au regard des données disponibles sur l’ensemble des réfugiés au niveau mondial. Elle se résume comme suit : la quasi-totalité des réfugiés sont accueillis par des pays pauvres. Argumentant la nécessité d’une répartition plus équitable des réfugiés, le haut-commissaire aux réfugiés des Nations-Unies Filippo Grandi utilise l’image suivante : « Si l’Europe devait accueillir le même pourcentage de réfugiés que le Liban par rapport à sa population, il faudrait qu’elle héberge 100 millions de réfugiés (xii). »

    Non seulement il n’y a aucun danger d’invasion, mais l’Europe est à la fois par ses politiques économiques et militaires une des principales causes des exils forcés et une des régions les moins accueillantes du monde. Contribuer fortement à produire la misère du monde en refusant de l’accueillir ensuite, telle est la réalité de l’Union Européenne.

    Le discours de l’invasion est complété par celui du danger terroriste. Il a suffi qu’un des auteurs des attentats du 13 novembre soit passé par la frontière grecque en se présentant comme réfugié syrien pour que se développe une campagne sur le « danger terroriste » nécessitant une fermeture encore plus drastique des frontières aux réfugiés. Un tel amalgame est logique avec l’analyse erronée du terrorisme comme issu uniquement d’un « virus extérieur ». Il occulte que la grande majorité des « terroristes » agissant en Europe sont européens et sont une production de nos sociétés européennes, de leurs inégalités, de leurs discriminations, de leur islamophobie et de leurs humiliations. C’est ce que reconnaît le coordinateur pour la lutte contre le terrorisme depuis 2007, Gilles de Kerchove :

    « Daesh ou Al-Qaïda n’ont pas besoin d’envoyer leurs membres dans la masse des demandeurs d’asile. Il existe en effet un réservoir de personnes qui sont nées en Europe, qui n’ont pas de contacts avec les organisations terroristes et ne voyagent pas, mais se sont radicalisées sur Internet. […] Malheureusement, cinq mille citoyens européens au moins ont pris la route de la Syrie et de l’Irak. Certains d’entre eux n’avaient pas été identifiés par nos services de sécurité. Donc, si j’étais un dirigeant de Daesh, je préfèrerais choisir un combattant étranger français, belge ou néerlandais pourvu de papiers en règles, et le renvoyer en Europe après l’avoir entraîné. Pourquoi voudrais-je mêler mes hommes aux demandeurs d’asile ? (xiii) »

    Malgré cette évidence logique toutes les grandes chaînes télévisuels et toutes les radios importantes ont programmés des émissions et des débats où pseudos experts et autres spécialistes sont venus discourir des liens entre la « crise des réfugiés » et le « terrorisme », de la « stratégie d’infiltration des réfugiés de Daesh », etc. Le 23 novembre France Culture diffuse une émission intitulée « la crise des réfugiés à l’ombre du terrorisme ».

    Le 7 décembre le journaliste Matin Buxant de BEL RTL pose la question significative suivante au secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration Belge, Theo Francken : « il y a quand même des faisceaux d’indications qui tentent à prouver que les réseaux terroristes utilisent les filières de réfugiés pour venir en Europe. Qu’est-ce qu’on fait par rapport à cela ? ».

    Des « faisceaux d’indications » rien de moins ! Le 24 février 2016 c’est au tour de Kamal Redouani de déclarer sur TF1/LCI de déclarer que le lien entre terrorisme et réfugiés est une « réalité » même si ajoute-t-il « il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier ». Nous sommes bien dans une logique de diffusion d’amalgames et de rumeurs indépendantes des faits réels (un seul cas réellement objectivé). Une nouvelle fois l’émotion et l’inquiétude liées aux attentats ont été utilisées à des fins d’audimat. C’est ce que résume le journaliste Bulgare Boyko Vassilev en soulignant la tendance grandissante des médias à oublier « les faits et la réalité » :

    « Nous sommes devenus à l’aide des réseaux sociaux très agressifs, nous sommes prêts à tout commenter en oubliant dans cet élan les faits et la réalité. Il y a trop d’émotions et pas assez de bon sens et de raison. Je n’ai rien contre la liberté d’expression, mais où sont les reportages, où sont les enquêtes, où sont les faits ? Nous réagissons très vite et très facilement, nous sacrifions notre travail à la médiamétrie et aux taux d’audience, nous voulons qu’on nous aime, mais le journalisme c’est autre chose. Le journalisme c’est de défier les stéréotypes, les clichés, se dresser contre l’opinion générale, c’est chercher les faits, les révéler et essayer de prouver sa propre thèse (xiv). »

    Aux discours sur l’invasion et sur la menace terroriste s’est ajouté un troisième volet toujours aussi anxiogène : celui des agressions sexuelles. A l’occasion des festivités du réveillon des violences sexuelles sont faites à de nombreuses femmes. Des policiers déclarent anonymement à la presse qu’elles sont le fait de « réfugiés » et immédiatement toute la presse européenne diffuse et commente cette « information ».

    Les analyses sont massivement culturalistes fait remarquer Hanane Karimi : « Les traitements médiatique et politique des événements de Cologne démontrent la manière dont les déviances des non-blancs sont directement interprétées en termes de culture (xv). » Ces agressions s’expliqueraient par la culture machiste et patriarcale des réfugiés. Six semaines après les faits le procureur de Cologne rend public les résultats de l’enquête : 3 des agresseurs sur 58 sont des réfugiés. Peu importe le mal est fait et la rumeur circule.

    La construction d’un climat anxiogène à propos des réfugiés sous la forme de l’invasion, de la menace terroriste et de l’agression sexuelle dans une société taraudée par l’inquiétude pour l’avenir et la fragilisation sociale du fait des politiques d’austérité ne peut avoir comme conséquence que le développement du racisme pour le pire et de l’indifférence pour le mieux. L’accord de la Honte signé entre l’Union Européenne et la Turquie s’appuie sur cette indifférence médiatiquement et politiquement construite. Il a comme conséquence logique inévitable : la banalisation des rafles et des camps c’est-à-dire un « ensauvagement de l’Europe ».

    Notes :

    (i) Echanges et partenariats, Frontex et l’externalisation des contrôles migratoires. L’exemple de la coopération avec les Etats africains, http://emi-cfd.com/echanges-partena..., consulté le 6 avril à 10 heures.

    (ii) Claire Rodier, Des frontières et des hommes, http://www.migreurop.org/article158..., consulté le 6 avril à 10 h 45 ;

    (iii) Jean-François Dubost, Amnesty International, France-Info, 4 avril 2006, http://www.franceinfo.fr/fil-info/a..., consulté le 6 avril à 11 h 15.

    (iv) Cécile Ducourtieux, L’accord de renvoi des réfugiés en Turquie toujours contesté, Le Monde du 17 mars 2016.

    (v)Ragip Duran, Migrants : l’opposition turque outrée par l’accord avec l’UE, Libération du 18 mars 2016.

    (vi) Aurélie Ponthieu, Accord UE-Turquie, réduire les vies des réfugiés à de simples chiffres, http://www.msf.fr/actualite/article..., consulté le 6 avril à 12 h 30 ;

    (vii) Chloé Dubois, Les ONG ne seront pas « complices » de l’accord UE-Turquie, http://www.politis.fr/articles/2016..., consulté le 6 avril 2016.

    (vii) Réfugiés : des ONG refusent de cautionner l’accord UE-Turquie, L’Humanité du 23 mars 2016.

    (ix) The independent du 3 septembre 2015.

    (x) Ethical Journalism Network, Report on media and the global migration and refugee crisis, décembre 2015.

    (xi) Le Monde du 22 décembre 2015.

    (xii) Filippo Grandi, Il faut une répartition équitable des réfugiés, http://www.24heures.ch/monde/Il-fau..., consulté à 16 h 00.

    (xiii) Gilles de Kerchove, Daech ou Al-Qaïda n’ont pas besoin de faire passer des terroristes parmi les réfugiés, https://www.euractiv.fr/section/jus..., consulté le 6 avril à 17 h 30.

    (xiv) Boyko Vassilev, Médias et réfugiés : halte aux clichés et au prêt-à-parler !, http://bnr.bg/fr/post/100676931/med..., consulté le 6 avril à 19 h 00 ;

    (xv) Hanane Karimi, De la banalité du sexisme et du racisme, Retour sur les événements de Cologne et leur traitement médiatique, http://lmsi.net/De-la-banalite-du-s..., consulté le 6 avril 2016 à 20 h 00.

    Source : Investig’Action

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  • Le fascime financier ?

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  • Violées, elles s’invitent dans la campagne présidentielle à Djibouti et manifestent à Arcueil (94)

    Dix jeunes djiboutiennes sont en grève de la faim à Arcueil, dans la banlieue de Paris. Elles veulent dénoncer l'impunité des soldats violeurs à Djibouti.

     



    Djibouti est une petite dictature de la Corne de l’Afrique, dirigée d’une main de fer par Ismail Omar Guelleh depuis 1999. Un changement de la constitution lui permet de se représenter éternellement et à l’instar d’un Bel Ali (ex dictateur de Tunisie), de bénéficier d’élections présidentielles sans enjeux et pour la forme, il sait qu’il sera réélu ce 8 avril puisqu’il a depuis longtemps fait taire toute opposition dans son pays.

    A l’étranger, il bénéficie des faveurs des grandes puissances. Ce tout petit pays de moins d’un million d’habitants compte un nombre impressionnant de bases étrangères. Sont présentes des bases américaines, françaises, allemandes et japonaises. Il faut dire que Djibouti - à la pointe de la corne de l’Afrique - est un territoire hautement stratégique. Il fait face au Yemen et au Golfe arabique. Il possède aussi le port le plus important de la région et tous les produits importés par la grande Ethiopie voisine transitent par le port de Djibouti.

    L’importance de garder une mainmise absolue sur cette porte de l’Afrique est fondamentale tant pour les Français que pour les Américains, qui ferment donc les yeux sur les dérives dictatoriales de ce président à vie qui leur est favorable.

    Ce petit pays dont on vante la stabilité a pourtant connu une guerre civile de 1991 à 2001 et fait encore face à une opposition armée, celle du FRUD-armé (Front pour la restauration de l’Unité et de la Démocratie).

    Les militaires utilisent le viol comme arme de guerre, comme moyen de domination sur l’opposition au régime et sur les paysannes afars soupçonnées d’être favorables au FRUD.

    Des militantes ont été violées après avoir été arrêtées lors de manifestations. Des jeunes femmes ont été kidnappées sur la route qui menait à leur village. Des femmes ont été abusées en détention, dans la prison de Gabode.

    Aujourd’hui, elles commencent à parler, à sortir du silence imposé par la honte, la famille et la tradition. Elles parlent pour que l’impunité cesse.

    "Il faut que la honte change de camps. Ce n’est pas à nous d’avoir honte, c’est ces militaires violeurs qui devraient avoir honte."

    Fatouma (nom d’emprunt) : "J’étais bergère, je gardais les chèvres, je vivais en brousse. J’ai été violée devant mon père et mon oncle. Mon père était tellement choqué, il a fait une crise et il est mort sur le coup. Je suis en grève de la faim, mais pas pour moi. Je suis reconnue réfugiée en Belgique, je suis en sécurité maintenant. Ce que j’ai subi, je l’ai subi et je dois vivre avec. Je le fais pour les autres, je veux que ça cesse pour toutes les femmes restées au pays. Il faut que les coupables soient jugés."

    Fatoumata est sourde et muette. Elle s’exprime par gestes et une autre gréviste traduit.

    "Je vivais en brousse. Je suis sortie la nuit pour aller chez ma cousine dans le village. Chez nous, il n’y a pas d’électricité, il fait donc très noir. J’ai été prise par les soldats, je ne sais pas crier. Trois soldats de la garde présidentielle m’ont violée, ça les amusait que je sois muette. Mon père a porté plainte, mais ils n’ont jamais fait d’enquête. Je veux que ces monstres soient traduits en justice pour ce qu’ils m’ont fait."

    Fafi : "Il faut arrêter l’impunité. Nous voulons que les coupables, les soldats violeurs, soient traduits en justice. Quand une femme se fait violer, c’est elle qui est considérée comme coupable. Comme si elle l’a cherché. Alors qu’en réalité, face à des soldats armés, tu peux rien faire pour te défendre et comme ces soldats ne sont jamais punis, ils vont toujours recommencer. Il faut que ça cesse. Surtout dans le Nord du pays, les femmes afars sont victimes des militaires. Des femmes se suicident parce qu’elles voient que leurs violeurs continuent de vivre normalement et restent une menace pour elles et les autres femmes. Cette impunité doit cesser. je ne comprends pas le silence de la France, ce pays des droits de l’Homme."

    Zeynaba : "Cette action était notre seul moyen d’interpeller. Beaucoup de femmes ont été violées à Djibouti. Moi j’étais militante à Djibouti Ville, dans le Comité des femmes contre les viols et l’impunité (comité clandestin). On amenait les femmes violées à l’hôpital pour les premiers soins. Notre comité a connaissance d’au moins 300 cas et c’est uniquement les femmes qui sont venues vers nous. Combien sont juste restées silencieuses ? Et les viols continuent. Je suis en France depuis 9 mois, mais je suis encore en contact avec les militantes du comité. Elles nous ont signalé encore un viol, il y a quinze jours."

    Une jeune femme a dû être évacuée pour des raisons de santé. Elle a eu un bébé issu d’un viol par plusieurs militaires. Elle a été complètement rejetée par sa propre famille.

    En osant parler, ces jeunes femmes se sont invitées dans la campagne présidentielle qu’Ismail Omar Guelleh espérait sans surprise. Il a réagi violemment. D’abord il a accusé ces femmes d’être toutes des menteuses. Ensuite il a menacé de poursuivre en justice l’association française "Femmes Solidaires" qui aide les grévistes et qui a mis son local à leur disposition. Sa réaction est claire et montre l’étendue de l’impunité. Il n’envisage même pas la possibilité de mener une enquête.

    Traiter une victime de viol de menteuse, c’est une nouvelle agression, une nouvelle violence qu’elle subit, celle d’être niée dans sa qualité de victime.

    Pourtant la demande des grévistes est simple et légitime : un enregistrement des plaintes pour viol, une enquête transparente et des sanctions contre les coupables. Une tolérance zéro à l’égard des soldats violeurs. En leur refusant cela, Ismail Omar Guelleh fait aveu de culpabilité.

    Source : Investig’Action

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  • Le discours sur les réfugiés syriens : un analyseur

     

    Investig'Action vous invite à lire ou relire cet article de Said Bouamama sur le drame des réfugiés

     

    Dans un article intitulé « Le mur meurtrier de la méditerranée : l’assassinat institutionnel de masse de l’Union Européenne », publié sur ce site le 21 mars dernier, nous mettions en évidence la responsabilité de l’UE dans les milliers de morts chaque année en méditerranée dans des tentatives désespérées de fuir la misère et la guerre. Depuis la publication, le 2 septembre, par la presse turque et britannique de la photo d’un enfant de 3 ans mort sur une plage de Bodrum au sud de la Turquie, une vaste campagne médiatique présente une autre image de l’Union Européenne en général et de la France en particulier. Nous nous serions donc trompés ou un changement radical d’attitude et de politique serait survenu. A moins que nous ne soyons une nouvelle fois devant l’instrumentalisation politique d’un drame humain pour justifier une nouvelle intervention militaire. Les diverses réactions politiques et médiatiques à l’arrivée de ces réfugiés sont par ailleurs un excellent analyseur politique de notre société, de ses politiques et de ses médias.

    Une « cécité » volontaire

    A écouter nos politiques et nos médias, la découverte du corps du petit Aylan aurait mis en évidence l’ampleur du drame vécu par le peuple syrien. Ainsi donc ni les médias et leurs multiples spécialistes et experts, ni les gouvernements européens et leurs services de renseignements n’avaient auparavant mesurés l’ampleur du drame. Aucun ne pouvait imaginer que des enfants étaient victimes des guerres qui déchirent l’Irak et la Syrie. Cet aveu implicite d’une cécité politique et médiatique ne tient pas. Si cécité il y a, elle est volontaire comme en témoigne les sonnettes d’alarme qui ont été soigneusement tues par l’essentiel des grands médias et la majorité de la classe politique. Ainsi par exemple le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU souligne dans son communiqué de presse du 9 juillet 2015 que nous sommes en présence de « la plus importante population de réfugiés générée par un seul conflit en une génération. Cette population a besoin d’un soutien de la part du reste du monde mais, au lieu de cela, elle vit dans des conditions désastreuses et s’enfonce dans la pauvreté(1). »

    Le même communiqué avance les chiffres suivants : 4 013 000 réfugiés dans les pays voisins de la Syrie (1 805 255 réfugiés syriens en Turquie, 249 726 en Iraq, 629 128 en Jordanie, 132 375 en Egypte, 1 172 753 au Liban et 24 055 en Afrique du Nord) et au moins 7,6 millions de personnes déplacées à l’intérieur de la Syrie. Enfin le communiqué du HCR rappelle le caractère prévisible de l’augmentation du nombre de réfugiés syriens après cinq ans de guerre totale : « Le cap des quatre millions survient à peine 10 mois après que celui des trois millions ait été atteint. Au rythme actuel, le HCR prévoit que le chiffre d’environ 4,27 millions pourrait être atteint d’ici la fin 2015(2). » D’autres données du HCR mettent en exergue la hausse exponentielle du nombre de réfugiés : 92814 en juillet 2012, 1 512 160 en juillet 2013, 2 835 736 en juillet 2014, 4 094 091 en juillet 2015(3).

    Tout le monde savait. Journalistes comme leaders politiques étaient au courant. Les classes dominantes d’Europe et des États-Unis espéraient simplement une nouvelle fois cantonner les réfugiés dans les pays voisins. C’est d’ailleurs ce qu’ils font classiquement pour tous les autres conflits qu’ils suscitent pour le contrôle du gaz, du pétrole et des minerais stratégiques. Ainsi en 2000, les seize millions de réfugiés reconnus par le HCR se répartissent comme suit : « Sur les 16 millions de réfugiés, 3,6 millions se trouvaient en Afrique, 9,1 en Asie, 2,3 en Europe et 0,6 en Amérique du Nord, et le reste en Amérique Latine et en Australie(4). » Terminons avec les données quantitatives en donnant un dernier chiffre du HCR pour l’année 2013 : les pays industrialisés n’accueillent que 14 % de l’ensemble des réfugiés(5).

    Il s’agit clairement de cantonner la misère du monde produite par les politiques économiques des grandes puissances impérialistes d’une part et par les guerres pour le contrôle des matières premières d’autre part, à la périphérie des pays riches. Nous sommes en présence d’une des multiples déclinaisons de l’ultralibéralisme : privatiser les gains et socialiser les pertes et/ou les coûts.

    Les hypocrites reconvertis

    Nous avons assisté dans la semaine qui a suivi la diffusion de la photo du cadavre du petit Aylan à de subites reconversions à l’humanisme. Ainsi par exemple le député de droite des Alpes Maritimes Eric Ciotti écrit sur son compte Twitter dès le 3 septembre : « Image d’horreur insoutenable que celle d’une enfance sacrifiée. Indignation et écœurement face à l’inaction intolérable de la communauté internationale ». Le même estimait il y a à peine un mois, le 10 août, que « l’Union européenne doit engager sans plus attendre des opérations militaires visant à détruire les filières de passeurs à la source et créer des centres de rétention pour migrants dans les pays d’entrée en Europe(6) ».

    Au PS la reconversion est tout aussi radicale. François Hollande annonçait lors du sommet européen extraordinaire sur le drame des migrants en Méditerranée, le 23 avril dernier, son intention de proposer une résolution à l’ONU pour détruire les bateaux des trafiquants. On se demande au passage comment les soldats chargés de cette tâche reconnaîtront les bateaux concernés. Il considère maintenant que l’accueil des réfugiés syriens « C’est le devoir de la France, où le droit d’asile fait partie intégrante de son âme, de sa chair(7)". Après « l’esprit du 11 janvier » nous avons maintenant « l’âme et la chair de de la France ».

    De nombreux médias ont repris ce mythe d’une France qui a toujours été ouverte aux opprimés du monde. S’il est indéniable que des militants et/ou des citoyens ont été accueillis en France dans le passé, il est en revanche mensonger de présenter ce fait comme massif, constant et intégré à « l’âme et la chair » du pays. Nous commençons à avoir l’habitude de ces envolées lyriques visant à écrire un roman national idéologique masquant la réalité historique contradictoire. En janvier 2015 la liberté d’expression était présentée comme une constante française occultant en passant les multiples interdictions des journaux, revues et livres qui s’exprimaient contre la guerre d’Algérie. En 2004 lors du vote de la loi sur le foulard à l’école c’est l’égalité entre les sexes qui est présentée comme une constante française occultant en même temps les inégalités présentes et les combats que les militantes féministes ont dut mener pour diminuer les inégalités réelles.

    Certains médias ont même osé citer l’exemple des républicains espagnols fuyant le fascisme de Franco. Il n’est pas inutile de rappeler les conditions de cet accueil. Voici ce qu’en dit l’historien Marc Ferro :

    Dès 1937, des réfugiés basques affluent, des instructions sont là, qui très vite, oublient les soucis humanitaires des premières semaines. On les fait retourner en Espagne par les Pyrénées orientales. (…). Dès l’automne 1937, Marx Dormoy, ministre de l’intérieur d’un gouvernement Front populaire, demande à la police d’établir un « barrage infranchissable » … Surtout, on montre le peu d’empressement des populations d’accueil à aider les réfugiés, souvent choquées par la passion politique de leurs hôtes(8)

    Plusieurs centaines de milliers de républicains furent « accueillis » dans des camps qu’ils durent eux-même construire. Les familles étaient séparées et les camps étaient entourés de barbelés et surveillés par des gardes mobiles. Les français qui voulaient les aider étaient contraints de jeter nourritures et habits au-dessus des barbelés.

    Il n’y a aucune « âme et chair » française qui comporterait comme caractéristique essentielle l’humanisme et l’accueil des persécutés. Il n’y a également aucune reconversion à propos des réfugiés mais simplement des « reconversions hypocrites » mises en scènes médiatiquement à des fins d’instrumentalisation de l’émotion de l’opinion publique.

    Le discours sur le tri

    A part le Front National qui propose de « ne plus accueillir personne(9) », le consensus sur « l’âme et la chair » de la France réunit désormais la droite et partie importante de la « gauche ». Le second trait du consensus porte sur la nécessité du « tri » entre « réfugiés légitimes » et « réfugiés illégitimes », entre « vrais réfugiés » et « faux réfugiés ». Les propositions fusent et constituent un excellent analyseur de notre société, de sa classe politique et de ses médias lourds.

    Le maire de Roanne, Yves Nicolin propose que le tri se fasse sur une base religieuse :

    Si la France décide d’accueillir sur son sol un certain nombre de familles, et qu’elle décide de les intégrer, c’est-à-dire de leur donner des papiers, et bien la ville de Roanne, je pense, pourra jouer ce rôle-là, accueillir peut-être une dizaine de familles mais à la condition qu’il soit bien question de réfugiés Chrétiens qui sont persécutés parce que Chrétien en Syrie par Daesh (…) Ce que je souhaite c’est qu’on puisse avoir l’absolue certitude que ce ne sont pas des terroristes déguisés. C’est la raison pour laquelle je pense que demander à ce que ce soit des Chrétiens peur représenter une garantie suffisante(10)

    Il est suivi dans cette proposition par Gérard Dézempte maire Charvieu-Chavagneux et par Damien Meslot maire de Belfort. Après l’étoile jaune permettant de distinguer les juifs dans le passé, il faudrait donc faire porter à l’avenir un croissant vert pour éviter les fraudes à l’asile politique. Ces positions sont certes marginales mais suffisent à souligner la banalisation de l’islamophobie en France. Elles indiquent qu’un verrou a sauté en matière d’islamophobie et que celle-ci fait désormais partie de la sphère du « légitime » dans le débat politique.

    Mais le critère de « tri » le plus largement partagé et mentionné est celui de la différence entre « migrants » et « réfugiés ». De nombreux journalistes prennent un ton docte pour nous expliquer cette différence entre les uns qui seraient « économiques » et les autres qui seraient « politiques ». L’accueil des uns serait impossible et exigerait de la fermeté alors que l’accueil des autres serait nécessaire et exigerait de la solidarité. La distinction entre « réfugiés » et « migrants » est même présentée par un journaliste de Libération de la manière suivante :

    La crise humanitaire actuelle est traitée comme une aggravation, certes spectaculaire, mais une simple aggravation d’une « vague migratoire » qui, depuis des années, vient s’échouer sur les côtes européennes, aujourd’hui italiennes et grecques, hier espagnoles. Ce n’est pas un hasard si on parle de « migrants » ou de « clandestins » et non de « réfugiés ». Au fond, pour les Français, Aylan n’est qu’une victime de plus de cette « misère du monde » attirée par l’eldorado européen. Ces masses indifférenciées qui forcent nos frontières au péril de leur vie, et c’est le discours du Front national, ne sont que des « migrants-immigrés » venant au mieux voler le pain des Français, au pire importer le jihad. Le mot « migrant » est un cache-sexe sémantique qui permet de nier la spécificité du drame humain qui se joue à nos frontières, un mot connoté négativement : après tout, dans « immigrant », n’y a-t-il pas « migrant » ? Or, l’immense majorité de ceux qui cherchent à se rendre en Europe n’auraient jamais songé, il y a quelques années, à quitter leur pays : ils ne « migrent » que parce qu’ils fuient la guerre, les massacres, les persécutions, les viols, les tortures, la mort(11).

    Nous partageons le souci de ce journaliste d’une prise de mesure de l’urgence de la situation et de l’ampleur du drame. Cependant cette urgence ne doit pas nous faire oublier la communauté des causes et des responsabilités conduisant à l’émigration dite « économique » et à l’exil politique. Les mêmes puissances de l’OTAN imposent des règles économiques mondiales qui appauvrissent les plus pauvres les contraignant ainsi à l’émigration et interviennent militairement pour le contrôle des matières premières produisant systématiquement des drames humanitaires contraignant à la fuite des millions de personnes : Irak, Afghanistan, Libye, etc. Comme pour les réfugiés, les émigrés dits « économiques » n’auraient jamais songé, il y a quelques années, à quitter leur pays. L’insistance du gouvernement comme de l’opposition sur la distinction entre ces deux catégories de victimes n’a qu’un objectif : justifier le refus de séjour pour les émigrés économiques et même pour les réfugiés ne relevant pas des zones arbitrairement choisies par les pays riches comme étant dangereuses.

    Il est vrai qu’une nouvelle fois les reportages et discours médiatiques ont été centrés sur les conséquences de la situation et non sur les causes. Tout se passe comme si brusquement nous étions en présence d’une tornade imprévisible et non face aux résultats prévisibles des déstabilisations stratégiques dans lesquelles nos gouvernants ont une responsabilité majeure. Le même silence sur les causes aboutit consciemment ou non à masquer la responsabilité des pétromonarchies dans l’offensive de Daesh. Il est vrai que celles-ci sont des amis de l’Europe et des États-Unis. Il conduit consciemment ou non à masquer la responsabilité de la Turquie dans l’offensive de Daesh par la guerre qu’elle mène contre les résistants kurdes. Il est vrai que la Turquie est membre de l’OTAN. Mais le discours médiatique se caractérise également par un autre silence assourdissant : celui concernant le massacre que l’armée Saoudienne et les armées des émirats commettent chaque jour au Yemen contre une révolte populaire. Il est vrai que ce sont « nos » alliés.

    Si les propositions de tri entre réfugiés chrétiens et réfugiés musulmans révèlent l’enracinement de l’islamophobie, celle entre émigrés économiques et réfugiés politiques révèlent la campagne consensuelle (consciente ou non, le résultat est le même) visant à masquer les causes des crises qui secouent notre monde.

    Une logique coloniale

    Le discours sur le tri conduit inévitablement à des propositions de dispositifs. Il est donc proposé à droite comme à gauche de multiplier les centre de tri ou « hotspot ». En bonne logique coloniale, il est proposé d’installer ces nouveaux centres dans les pays méditerranéens et en Afrique même. Il s’agit ni plus ni moins que d’externaliser le « sale boulot » pour qu’il demeure invisible. Le fait que des pays membres de l’Union européenne soient concernés souligne simplement que la logique coloniale s’étend au sein même de l’Europe. La dernière « crise grecque » et son dénouement illustre que ce pays est traité comme le sont les anciennes colonies c’est-à-dire avec la même logique de mise en dépendance et de pillage.
    Ces centres de tri existent déjà comme par exemple à Pozzallo en Italie. Il est géré par Frontex (l’agence européenne en charge des frontières(12)). Le centre de Pozzalo comme les autres sont régulièrement dénoncés par des militants des droits de l’homme comme attentatoires à la dignité des personnes :

    L’objectif ? Enfermer puis renvoyer les "mauvais" réfugiés chez eux, quitte à les maltraiter au passage et parfois les envoyer à la mort dans leurs pays d’origine. Ces prisons qui ne disent pas leur nom voient les policiers y utiliser la force pour obliger les réfugiés à donner leurs empreintes digitales qui sont ensuite enregistrées dans le fichier Eurodac. A Pozzallo, en octobre 2014, des récits, témoignages et enregistrements attestent des violences subies par les réfugiés dans ces centres. Plusieurs centaines de réfugiés avaient entamé une grève de la faim contre les prises d’empreintes forcées. A Pozzallo toujours, en mai 2015, des policiers utilisent des matraques électriques, notamment contre des mineurs qui refusent de donner leurs empreintes. Les policiers emploient également des techniques d’intimidation, les familles se voient menacées d’être séparées(13).
    La proposition de multiplier les « Hotspot » souligne l’absence de volonté d’agir sur les causes et le choix de ne se centrer que sur la gestion des conséquences en en externalisant les tâches les plus répressives.

    ∞∞∞

    Mais alors que signifie cette « conversion » massive de Merkel à Hollande, de Sarkozy à Valls ? Comme pour le 11 janvier, la réponse est à rechercher dans les décisions qui sont prises à l’occasion de cette mise en scène médiatique et politique d’un humanisme européen exemplaire. Si le drame de janvier a débouché sur une décision prise à la quasi-unanimité de l’assemblée nationale de poursuivre les frappes aériennes en Irak, le drame de septembre se conclut par la décision de Hollande d’entamer des frappes aériennes en Syrie. Il n’y a même plus besoin de vote désormais et le consensus dans les déclarations est frappant. A l’unanimité tous les ténors de droite et du parti socialiste se sont déclarés favorables à ces frappes.

    1 [http://www.unhcr.fr/559e2ca6c.html]
    2 Ibid,
    3 http://data.unhcr.org/syrianrefugees/regional.php#_ga=1.59556077.1786272980.1441787559
    4 Jean-Claude Chasteland , La population mondiale à l’orée du XXIème siècle, in Jean-Claude Chasteland et Jean-Claude Chesnais (coord.) , La population du monde, Les Cahiers de l’INED, n° 149, Paris, 2002, p. 57.
    5 http://www.unhcr.fr/53edc9a39.html
    6 http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/09/03/refugies-l-hypocrisie-d-eric-ciotti_4744749_4355770.html?xtor=SEC-33280887
    7 http://www.lepoint.fr/societe/hollande-la-france-prete-a-accueillir-24-000-refugies-07-09-2015-1962619_23.php
    8 Marc Ferro, Histoire de France, Odile Jacob, Paris, 2003.
    9 Déclaration à l’université d’été du Front National, le 5 septembre 2015.
    10 http://www.ouest-france.fr/roanne-le-maire-pret-accueillir-les-refugies-sils-sont-chretiens-3669778
    11 http://www.liberation.fr/monde/2015/09/04/ne-dites-plus-migrant_1375999
    12 Voir notre article de mars 2015 : https://bouamamas.wordpress.com/2015/03/22/le-mur-meurtrier-de-la-mediterranee-lassassinat-institutionnel-de-masse-de-lunion-europeenne/
    13 http://www.huffingtonpost.fr/alexis-kraland/pozzallo-centre-tri-refugies_b_8089980.html Source : Investig’Action, 11 septembre 2015

     

     
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