L’islamisme sunnite #4 : L’islam insécable n’existe pas
Depuis l’avènement de la République islamique d’Iran, les tensions n’ont jamais cessé de croître entre Téhéran et Riyad. Derrière cette rivalité se cacherait en vérité une guerre entre les chiites et les sunnites. Cette idée est corroborée par certains médias. Par exemple, selon une carte du journal Le Monde titrée Le Proche-Orient déchiré entre chiites et sunnites, les antagonismes entre les deux principales branches de l’islam seraient à l’origine des tensions actuelles1. Les crises syrienne et yéménite cristallisent encore davantage les rivalités et favorisent la propagation de cette grille de lecture. On se trouverait alors actuellement en pleine guerre au cœur même de l’islam. Toutefois, les affrontements au Moyen-Orient sont-ils réellement de nature confessionnelle ?
Georges Corm nous donne un premier élément de réponse. D’après lui, définir les conflits du Moyen-Orient comme étant de source religieuse est une approche réductrice permettant de légitimer la thèse du « choc des civilisations »2. Les causes réelles des guerres seraient trop souvent éludées au profit d’approches simplificatrices et binaires3. Or, ce sont les hommes qui font les religions et non l’inverse. Comment est-il possible de comparer la pratique de la religion musulmane sous le Sultan ottoman Abdhülhamid II et celle pratiquée par les millions de musulmans en France ?
Étudier l’islam comme une notion dénuée de toutes disparités c’est faire fi de l’espace et du temps. À l’aide de quelques exemples, il nous faut donc mettre un terme à cette lecture apocalyptique des événements qui se déroulent au Moyen-Orient. Nous verrons alors que le facteur religieux est instrumentalisé à des fins profanes par les pouvoirs en place. Démystifier les conflits pour mettre un terme à l’idée d’une guerre millénariste entre les chiites et les sunnites, voilà notre objectif.
Le mythe du front chiite
L’idée d’une lutte éternelle entre chiites et sunnites commence à se répandre après l’avènement de la République islamique d’Iran en 1979. Depuis, il est devenu récurrent d’accuser Téhéran de pratiquer une politique chiite au Moyen-Orient. L’Iran favoriserait le soulèvement des minorités chiites de cet Orient compliqué4. Des expressions comme « croissant chiite » (al-hilal al-shi’i) sont utilisées pour faciliter la compréhension des conflits de la région. Cette formule souligne les liens entre Téhéran, Damas, Bagdad et la banlieue sud de Beyrouth, le fief du Hezbollah. Ces quatre pôles incarneraient une menace pour la stabilité du monde.
Cette idée émerge véritablement à la suite de l’intervention américaine en Irak en 2003. La chute de Saddam Hussein a en effet pour conséquence de propulser la majorité chiite à la tête du pays. Le roi Abdallah II de Jordanie est le premier à brandir l’arme d’un « croissant chiite ». Selon lui, le délitement de l’Irak a redynamisé le chiisme politique arabe5. L’arrivée d’une majorité chiite au pouvoir à Bagdad en 2006, le renforcement du Hezbollah, les révoltes à Manama, au Bahreïn, et la répression du régime de Bachar al-Assad – défini comme alaouite, une branche du chiisme – sont des exemples censés illustrer le bien-fondé de cette théorie6. Autrement dit, l’appartenance religieuse des individus primerait sur l’identité nationale et Téhéran bénéficierait du soutien de toutes les communautés chiites. En réalité, il s’agit dès le début d’un slogan politique visant à contrer l’influence grandissante de l’Iran plutôt que de véritables faits.
Cette vision est réductrice. En effet, rien n’est dit sur le fait que le Hezbollah est d’abord une conséquence de l’intervention israélienne de 1982, répondant donc strictement à des impératifs internes. La chercheuse Aurélie Daher précise même qu’au départ, l’Iran ne souhaitait pas s’ingérer dans les affaires libanaises7. Rien n’est dit non plus sur les aspects socio-économiques des révoltes au Bahreïn en 2011. Concernant la Syrie, les croyances religieuses des alaouites étaient il y a encore quelques décennies très loin de l’islam8. En outre, les alaouites constituaient d’abord une branche à part entière de cette religion avant d’intégrer le chiisme. Ce n’est qu’en 1952 qu’ils ont réussi à se faire reconnaître comme branche du chiisme.
Le rapprochement s’intensifie ensuite durant la présidence d’Hafez Al-Assad (1971-2000). Le développement des liens répond du reste plus à des objectifs géopolitiques qu’à des critères d’ordre doctrinaire confessionnel9. Enfin, les relations entre les « chiites duodécimains »10 et les alaouites sont loin d’être idylliques. La doctrine de ces derniers a toujours été considérée comme une hérésie. Bernard Hourcade, géographe et spécialiste de l’Iran, explique d’ailleurs que les fondements de la politique iranienne en Syrie ne répondent pas à des objectifs religieux11.
Vu d’Iran, Téhéran craint d’être encerclé par des pouvoirs à la solde des monarchies du Golfe. En conclusion, la dimension religieuse donne certes une consistance à cet axe chiite, mais il convient d’en relativiser la portée politique12. Nous avons plus affaire à un slogan qu’à une réalité, car les alliances politiques dépassent largement les liens religieux. Il est par ailleurs admis qu’aussi bien les chiites que les sunnites ont combattu lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988) selon des critères strictement nationaux13.