Par Jacques Sapir (source ici)
Dans l’entre-deux tours des élections, deux nouvelles importantes n’ont pas reçu la couverture médiatique qui s’imposait. Pour la première, la hausse du nombre des demandeurs d’emplois en février 2015, cela peut se comprendre. Le Premier ministre, plus que gêné aux entournures, a refusé de commenter ce qui apparaît comme une dénonciation de sa politique. On comprend le silence médiatique intéressé sur cette nouvelle. Mais la seconde est encore plus importante. Selon une estimation de l’INSERM, corroborée par une étude dont les résultats ont été publiés en décembre dans la revue International Archives of Occupational and Environmental Health, le chômage pourrait « tuer » entre 10 000 et 20 000 personnes par an[1]. Ce fait, brut, nos rappelle que, derrière les chiffres, il y a des souffrances, des drames.
Le chômage tue.
Mon collègue Alberto Bagnai avait publié, à la fin de 2013, un remarquable article où il attaquait tous les hypocrites défenseurs de l’Euro et qui s’intitulait « L’eau mouille et le chômage tue »[2]. C’est ce que nous vérifions aujourd’hui.
Bagnai, dans son texte rappelait que : « On peut faire du mal à autrui pour plusieurs raisons : pour en tirer un avantage personnel, et dans ce cas on est un bandit ; sans avantage personnel, ou même avec un dommage pour soi, et dans ce cas on est un imbécile. Il s’ensuit que l’imbécile, au point de vue macroéconomique, est plus dangereux du bandit. Appauvrir sans s’enrichir, voire en appauvrissant soi-même, ne saurait pas être vu comme une bonne politique. » Cela revient à cette phrase de Gogol sur la Russie dont les deux plaies étaient les routes et les imbéciles. En France, les routes sont plutôt bonnes, mais nos imbéciles sont redoutables. Ils sont même meurtriers.
En fait, le chômage tue à la fois par les conséquences directes, souvent psychosomatiques qu’il induit, mais aussi parce que les chômeurs, privés de revenus décents, ne peuvent se soigner décemment. Il faut donc distinguer une surmortalité qui arrive rapidement (dans les 6 premiers mois) et qui est largement induite par le stress engendré par le chômage, d’une surmortalité de plus long terme induite par le décrochage social des chômeurs par rapport au système de santé. Mais, il faut aussi dire que l’état de santé des chômeurs est un “véritable ‘trou noir’ de la connaissance scientifique et médicale”, comme le déplore le psychiatre Michel Debout. En fait, ceci ne fait que conforter des analyses qui datent de plusieurs années.
Le rempart de l’ignorance.
Cette ignorance dans laquelle se complaisent les dirigeants français au sujet de a santé publique, car une sur-mortalité des 10000 à 20000 personnes par an EST un problème de santé publique, vient de loin. Il n’y a toujours pas en France d’évaluation des conséquences de l’échec des politiques économiques menées tant par la gauche que la droite parlementaire depuis le tournant eurolibéral de 1984 réside dans la montée des coûts économiques du stress au travail. Ce dernier, il faut le rappeler, se définit par une situation de « travail surchargé », telle qu’elle est définie par le modèle de Karasek. Ce modèle définit le « stress » comme résultant d’une situation ou d’un environnement de travail où une forte pression psychologique sur l’individu (par exemple accroître sans cesse l’intensité de son travail) s’associe à une faible latitude décisionnelle. C’est cette combinaison qui engendre une tension psychologique au travail (job strain) anormale, conduisant à l’émergence de maladies plus ou moins graves, mais toutes douloureuses et incapacitantes pour les individus[3].
Le stress au travail, comme le montrent les études empiriques, est en général directement induit par les politiques de flexibilisation et d’ouverture à la concurrence internationale ainsi que par leurs traductions dans des politiques nationales, comme la calamiteuse « Loi Macron » qui va renforcer largement ces pathologies. Elles conduisent à pousser les employeurs à demander toujours plus à des salariés qui sont, dans le même moment mis dans des situations grandissantes d’incertitude quant à leur emploi. Ses répercussions touchent toutes les catégories de personnel. De nombreux travaux scientifiques ont montré que le stress au travail est à l’origine de pathologies telles que troubles musculo-squelettiques (TMS), maladies cardio-vasculaires (MCV), dépressions…
D’autres pathologies doivent être prises en compte, telles les colopathies intestinales, les migraines chroniques et persistantes, les troubles de la vue et du comportement. L’étude épidémiologique des maladies dites psychosomatiques reste dans un état balbutiant et le corps médical est peu formé à leur identification[4]. Cependant, même dans ces conditions, les données empiriques montrent leur progression alarmante depuis le milieu des années 1980.
Enfin, il faut ajouter qu’une proportion importante des accidents du travail provient de troubles antérieurs mais qui sont eux-mêmes issus du stress au travail (vertiges, perte d’acuité visuelle, etc.). On peut considérer que plus de 50 % de ces accidents sont « stress-induits ». Une partie importante de leurs coûts devrait donc, en réalité, être imputée au facteur stress. Les médecins qui se sont intéressés aux maladies psychosomatiques d’origine professionnelle le savent depuis les années 1960[5].
Un coût humain et économique exorbitant
Les estimations les plus crédibles indiquent que ce phénomène pourrait avoir un impact considérable qu’on le mesure sur son coût humain (les morts et les personnes en grande souffrance) ou qu’on le mesure par son coût économique pour les systèmes de sécurité sociale.
L’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail a publié en 1999 une évaluation du coût, pour la société, de tous les problèmes de santé liés au travail. Les estimations qui ont été faites dans un certain nombre d’États membres de l’Union européenne varient de 2,6 % à 3,8 % de leur PIB, soit de 185 à 269 milliards d’euros par an pour l’ensemble des quinze États membres de l’époque[6]. Ces sommes annuelles sont à mettre en regard des sommes que l’on a dépensées pour gérer la crise des dettes souveraines dans la zone Euro. A cela, il faut aussi ajouter que le stress serait à l’origine de 50 à 60 % de l’ensemble des journées de travail perdues. Une étude menée en Suisse en 2001, l’un des rares pays à avoir lancé une étude épidémiologique complète du phénomène, situe le coût du stress d’origine professionnelle dans une fourchette comprise entre 2,9 et 9,5 milliards d’euros[7]. Le chiffre très élevé de l’estimation haute de la fourchette s’explique par la méthodologie retenue dans cette étude. Elle intègre l’ensemble des coûts tangibles et intangibles liés au stress. Ainsi, il est demandé à l’individu d’attribuer une valeur, exprimée en unités monétaires, aux souffrances et pertes de bien-être que le stress lui occasionne. On peut considérer le procédé comme excessif[8]. Mais il faut préciser à ce moment que l’estimation « haute » de la fourchette n’inclut ni la production perdue lors des absences des travailleurs (l’équivalent d’un « coût d’opportunité » du stress au travail), ni les effets du stress sur la fréquence des accidents au travail et les coûts que ces derniers induisent. À ce titre, l’estimation « basse » de la fourchette apparaît largement sous-évaluée. Il en va de même des études de l’agence européenne European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, qui, elle aussi, ne tient compte ni du coût des pertes de production liées aux absences, ni de celui des accidents induits par le stress. Les médecins du travail et médecins généralistes ont du mal à repérer efficacement les troubles fonctionnels induits par le stress. Les études cliniques réalisées en France comme dans plusieurs pays européens montrent cependant que, dans des conditions de bonne formation au dépistage de l’origine de ces pathologies, leur fréquence monte rapidement et peut représenter de 25 % à 35 % des cas traités par les médecins concernés. Dans ces conditions, les estimations chiffrant à 2,5 %-3 % du PIB le coût du stress au travail doivent être prises comme des valeurs raisonnables, en particulier en raison de la non-intégration en leur sein du « coût d’opportunité ». Il est possible qu’en réalité elles soient sous-évaluées. Transposée à l’échelle de la France, l’évaluation suisse donnerait entre 50 et 75 milliards d’euros par an. Il faut alors comparer ce chiffre au déficit de la sécurité sociale…
Les conséquences sociales de la stagnation économique.
La situation de l’économie française telle que nous la connaissons depuis le début des années 2000 montre tous les signes d’une inquiétante dégradation. Ceci résulte d’une concentration et d’une accumulation d’effets négatifs : ils sont issus de l’ensemble du cadre institutionnel qui s’est mis progressivement en place depuis le milieu des années 1980 et de son interaction avec l’environnement économique extérieur. Ces effets négatifs se manifestent aujourd’hui par plusieurs symptômes, dont les plus visibles sont :
- Une croissance faible, inférieure à celle de nombreux autres pays, et marquée par un processus de désindustrialisation.
- Un déficit extérieur croissant, indiquant une perte de compétitivité de l’appareil productif.
- Un déficit budgétaire et des comptes sociaux montrant que les besoins à financer ne sont plus couverts par les modes actuels de prélèvements et entraînant un endettement dont le coût devient préoccupant.
- Une allocation des dépenses publiques inefficace, qui sacrifie la recherche, l’enseignement et l’ensemble des infrastructures à fortes externalités productives.
- Une détérioration du tissu social et une montée des coûts de la flexibilité qui – calculés à partir des effets du stress au travail tel qu’il est défini au niveau européen – pourraient représenter entre 2,5 % et 3 % du PIB, non compris les coûts d’opportunité (la production qui aurait pu être réalisée pendant les arrêts maladie et l’absentéisme induits par le stress au travail).
Ces symptômes confirment que la stratégie globale adoptée dans les années 1980 touche aujourd’hui à ses limites. Cette stratégie a été en réalité renforcée et accentuée par l’institution de l’Euro, et par les stratégies d’Euro-Austérité qui en découlent. L’épuisement du modèle économique mis en place sous la présidence de François Mitterrand, en 1983, semble patent et profond. Les conséquences de son renforcement avec l’Euro ont été désastreuses. Il ne s’agit pas, on le voit, d’un simple désajustement local. On ne pourra trouver de solution cohérente que par une remise en cause des institutions financières (et de l’Euro), ainsi que celles qui gèrent le degré d’ouverture de notre économie.
De cela, il convient de se souvenir avant de voter, que ce soit demain dimanche ou dans d’autres occasions.
[1] http://www.lexpress.fr/emploi/le-chomage-tuerait-entre-10-000-et-20-000-personnes-par-an_1664330.html
[2] http://goofynomics.blogspot.fr/2013/12/leau-mouille-et-le-chomage-tue.html
[3]. Dans une bibliographie aujourd’hui en pleine expansion, voir S. Bejean, H. Sultan-Taieb et C. Trontin, « Conditions de travail et coût du stress : une évaluation économique », Revue française des affaires sociales, n° 2, 2004 ; P. Legeron, Le Stress au travail, op. cit. ; Coll., « Expositions aux contraintes et nuisances dans le travail. SUMER 1994 », Les Dossiers de la DARES, n° 5-6, Paris, La Documentation française, 1998 ; I. Niedhammer, M. Goldberg et al., « Psychosocial factors at work and subsequent depressive symptoms in the Gazel cohort », art. cité.
[4]. Voir M. Sapir, La Formation psychologique du médecin, Paris, Payot, 1972 ; M. Sapir (éd.), Formation à la relation soignant-soigné, Grenoble, La Pensée sauvage, 1989.
[5]. L. Chertok et M. Sapir (éd.) La Fatigue, Toulouse, Privat, 1967 ; P. Aboulker, L. Chertok et M. Sapir, Psychologie des accidents, Paris, Expansion scientifique française, 1961.
[6]. P. Lunde-Jensen et I. Levy, « A model for assessing the costs of stressors at national level : socio-economic costs of work stress in two EU member states », European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, Bruxelles, 1996.
[7]. D. Ramaciotti et J. Perriard, « Les coûts du stress en Suisse », Genève, Groupe de psychologie appliquée (GPA) de l’université de Neuchâtel et ERGOrama, 2001.
[8]. Il faut cependant remarquer que cette approche est parfaitement cohérente avec la doctrine néolibérale et ses fondements néoclassiques. La valeur correspond à l’utilité subjective perçue par les individus. Si l’on récuse cette approche dans l’évaluation des coûts du « stress au travail », alors, pour être cohérent, il faut la récuser quant à l’identification des prix de marché comme des prix « vrais »…