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  • Bourrage de crâne : Jean-Michel Aphatie est il un chien ? a propos de la censure du film Merci Patron

    www.initiative-communiste.fr

    A propos de la censure du film , retour sur l’affrontement de classe Ruffin – classe des travailleurs vs Lagardère Europe 1 classe capitaliste

    Jean-Michel Aphatie est-il un chien ?

    par Denis Souchon, Henri Maler, mercredi 9 mars 2016

    À l’évidence, Jean-Michel Aphatie n’est pas un chien ! C’est un grand professionnel qui, quand il le croit nécessaire, remplit sa fonction… à la façon d’un chien de garde. Un chien de garde indigné par cette métaphore qui, à défaut d’être poétique, ne manque pas de réalisme, comme l’a montré, une fois de plus, son récent entretien avec François Ruffin.

    I. Où il est question d’un os qui ne passe pas

    Le 25 février 2016, Jean-Michel Aphatie publie sur son blog un article dans lequel il s’interroge doctement « Chiens de garde, la laisse et l’os : pourquoi des métaphores canines pour parler du journalisme ? ». Et le savant homme de s’insurger.

    Admirons son talent, puisqu’il réussit le tour de force, surprenant pour un individu si cultivé, de ne parler à aucun moment du livre de Paul Nizan (Les , 1932), de celui de Serge Halimi (Les Nouveaux Chiens de garde, paru en 1997 et actualisé en 2005) et du documentaire Les Nouveaux Chiens de garde (sorti en 2012, réalisé par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat).

    Célébrons sa probité, puisque la métaphore qui le chagrine, contrairement à ce qu’il affirme, ne vise pas le journalisme, ni les journalistes, mais quelques gardiens du temple médiatique (et de l’ordre social).

    Et saluons sa finesse quand il écrit : « Il faut d’ailleurs noter, et ceci n’étonnera pas grand monde, que de tels qualificatifs sont employés aussi bien par ceux qui affirment se situer à la gauche de la gauche, individus autoproclamés de la “vraie” gauche par opposition à la “fausse” qui gouverne, que par des militants souverainistes ou d’extrême droite. Nul étonnement en effet tant les points de croisement sont nombreux entre ces deux mondes en apparence éloignés. » Si peu éloignés qu’Aphatie annonce le métissage de ces « deux mondes », ne laissant à la critique de la médiacratie que le choix d’être ou bien d’extrême droite, ou bien d’extrême droite.
    Mais quel est donc cet os qui lui est resté en travers de la gorge ? Un cadeau que lui a offert François Ruffin, la veille de la publication du billet, au terme d’une brève saga médiatique.

      Premier épisode. Le vendredi 19 février à 12h03, Europe 1 confirme par mail une invitation (faite trois semaines auparavant) à François Ruffin pour l’enregistrement le lundi 22 février et une diffusion le mardi 23 février dans « Europe 1 social club » d’une interview consacrée à Merci patron !. 4 minutes et 42 secondes plus tard, François Ruffin reçoit un nouveau mail d’Europe 1 lui annonçant que « l’interview était annulée » [1].

      Deuxième épisode. Le jour même, les réactions de solidarité se multiplient face à une censure qui semble s’expliquer par l’identité du héros du film : Bernard Arnault, milliardaire et première fortune de France, patron de LVMH, propriétaire des Échos ou du Parisien et l’« un des principaux annonceurs publicitaires, en particulier de la presse magazine et des titres détenus par Arnaud Lagardère » (le propriétaire d’Europe 1) [2].

     Troisième épisode. Le samedi 20 février, après avoir tenté d’expliquer l’acte de censure par la nécessité de trouver un contradicteur pour évoquer un film « polémique », Europe 1 fait volte-face et invite François Ruffin pour le soumettre à un interrogatoire en direct, confié à Jean-Michel Aphatie, le mercredi 24 février [3]. Ce faisant, Europe 1 remplace in extremis un animateur d’entretien – Frédéric Taddéi – par un contradicteur : Jean-Michel Aphatie, chargé de mission.

      Quatrième épisode. Le mardi 23 février, François Ruffin adresse une « Lettre ouverte à Jean-Michel Aphatie » dans laquelle il défie « le porte-parole de l’homme le plus riche de France [Bernard Arnault] » et lui annonce : « Tel un kamikaze des ondes, je viens pour commettre un attentat radiophonique » [4]. Cette annonce provocatrice n’était pas sans risques, face à un chargé de mission aguerri et prêt à toutes les parades.

      Enfin Jean-Michel Apathie parut. Le 24 février 2016, à 12h45, dans « Europe Midi » sur Europe 1, à l’occasion de la sortie en salles de Merci patron !, Jean-Michel Aphatie reçoit François Ruffin, le réalisateur de ce film. Et l’entretien s’achèvera par l’offrande, par l’interviewé, d’un os en plastique à l’intervieweur.

    Comme on le voit, « l’entretien » avait déjà commencé avant l’entretien lui-même. Il met face à face non un journaliste et son invité, mais les protagonistes d’un affrontement qui est loin d’être dénué de toute signification sociale. Au cours de cet affrontement, Jean-Michel Aphatie (qui sait être dégoulinant de sollicitude quand il a affaire à des interlocuteurs qu’il juge dignes de lui) a fait usage de toutes les ficelles du métier – disons de… garde-barrière, pour ne pas l’offenser… – afin de neutraliser son invité, qui a l’outrecuidance de critiquer l’oligarchie dont fait partie le patron de… Jean-Michel Aphatie. Un garde-barrière revêtu d’un uniforme de cuisinier.

    II. Où il est question de la cuisine d’un chef

    Cet entretien, en effet, expose involontairement les recettes et tours de main qui font la réputation d’un grand cuisinier passé maître dans l’art d’étouffer dans l’œuf tout début de contestation de l’ordre établi.
    Recette n°1 : Neutraliser en déformant
    Jean-Michel Aphatie commence l’interview en n’évoquant aucune des péripéties, gênantes pour la réputation de son employeur, dont elle est l’aboutissement. Seul l’intéresse le film, du moins dans l’interprétation d’emblée tronquée, voire mensongère, qu’il juge utile d’en retenir !

    « [Merci patron !] qui met en scène un couple d’ouvriers du Nord au chômage, ils ont travaillé pour une filiale de LVMH, ils sont au chômage depuis 4 ans. Et avec vous, François Ruffin, ils contactent la direction de LVMH, ils veulent en quelque sorte un dédommagement pour ce que LVMH leur a fait subir, et LVMH à la surprise générale, peut-être à la vôtre, peut-être pas, va leur verser 40 000 euros. J’imagine que quand vous avez monté tout ce scénario et quand vous l’avez filmé, parce que c’est la vraie vie, vous en avez été un peu surpris. »

    Comme si le couple de chômeurs avait bénéficié, après une simple prise de contact, d’un geste de charité désintéressé ! Comme si le versement de 40 000 euros n’avait pas été effectué sous condition de silence de ses bénéficiaires et au terme d’une lutte qui est l’objet même du film !
    Recette n°2 : Neutraliser en plaisantant
    François Ruffin, plutôt que de répondre à la suggestive suggestion de Jean-Michel Aphatie, préfère lui remettre un fromage du Nord (un maroilles) en lui demandant de le donner à Arnaud Lagardère, propriétaire d’Europe 1, afin de le remercier « pour le plan com’ » suscité par la censure du passage dans l’émission de Frédéric Taddéi et l’« élan de solidarité » que cette censure a provoqué. Jean-Michel Aphatie, en professionnel chevronné, tente de désamorcer la critique. D’abord avec bonhomie : « C’est très bon le maroilles j’en ai déjà mangé. J’ai été rubricard à La Voix du Nord dans l’Aisne, donc je connais le maroilles et j’en ai mangé. » Puis en faisant mine de remercier François Ruffin pour ses remerciements : « C’est très gentil […] Écoutez, ces remerciements lui [Arnaud Lagardère] iront droit au cœur. »
    Recette n°3 : Neutraliser en recentrant
    Mais comme François Ruffin insiste sur la solidarité d’oligarques entre Arnaud Lagardère et Bernard Arnault, Jean-Michel Aphatie tente d’esquiver cette mise en cause, en feignant la sollicitude pour son invité et en lui rappelant qu’il est supposé parler de son film, baptisé « documentaire » :

    « Et je pense, je pense que vous avez conscience que le temps de parole que vous prenez là pour remercier Arnaud Lagardère, à qui je ferai passer le maroilles, c’est du temps de parole que vous n’aurez pas pour parler de votre documentaire. Et d’ajouter, pour revenir à son (étrange…) question initiale : « Est-ce que vous avez été surpris de la somme qu’ont récupérée les époux… »

    Marquons une pause. Jean-Michel Aphatie prétend parler du film en réduisant son sens et son enjeu à la somme perçue par les époux Klur. François Ruffin prétend qu’il s’agit d’un film qui met en cause l’oligarchie. C’est très exactement ce dont Jean-Michel Aphatie a décidé qu’il ne fallait pas parler. Les recettes suivantes en découlent aussitôt. Et d’abord :
    Recette n°4 : Neutraliser en coupant la parole
    Dans sa « Lettre ouverte à Jean-Michel Aphatie » évoquée plus haut, François Ruffin mentionnait la vidéo d’un entretien daté du 7 novembre entre Jean-Michel Aphatie et Bernard Arnault. Et il relevait cette répartition du temps de parole : « 1’36’’ de temps de parole pour vous, présentation comprise, et le reste, 5’46’’ pour votre interlocuteur – soit 21,7% pour vous, et 78,3% pour lui ». Et il précisait : « Bref, vous ne l’interrompez pas trop et il peut dérouler tranquillement son argumentaire. Nul doute que vous me réserverez le même traitement. »

    Le « traitement » réservé à François Ruffin ? Jean-Michel Aphatie s’octroie plus de 40 % de temps de parole, soit deux fois plus qu’avec le patron de LVMH, et interrompt plus de 25 fois François Ruffin alors qu’il n’avait osé « interrompre » (avec déférence)… qu’une seule fois le milliardaire. Selon que vous serez Ruffin ou Arnault…
    Recette n°5 : Neutraliser en simulant un contrat tacite
    Pour parvenir à déjouer la tentative d’« attentat radiophonique » (imprudemment) annoncée par François Ruffin et pour tenter de juguler son expression, Jean-Michel Aphatie n’a eu de cesse de lui rappeler le contrat implicite (qui lie l’interviewer et l’interviewé). Ce contrat qu’ont en tête presque tous les auditeurs (et cela alors que la plupart d’entre eux ignorent l’affrontement dont l’entretien n’est que le dernier épisode) dans la version qu’en propose Jean-Michel Aphatie est le suivant : la conversation doit porter sur le film et non sur le sens qu’entend donner François Ruffin à ce film et donc à cette conversation – celui d’un « combat contre l’oligarchie » que représente Bernard Arnault, mais aussi Arnaud Lagardère, propriétaire d’Europe 1. Rien de plus simple alors pour Jean-Michel Aphatie que d’endosser le rôle de celui qui respecte et veut faire respecter à François Ruffin les règles de la bienséance, quitte à l’interrompre fréquemment pour lui rappeler le thème de l’interview.

    Ce qui donne lieu à des interventions qui alternent les rappels à l’ordre (« Alors de quoi on parle ? » ; « On parle de votre documentaire ou on en parle pas ? ») et la simulation de la liberté d’expression concédée à l’interlocuteur : « Ah bon d’accord. Bah parlez de ce que vous voulez alors. »

    Avec cette touche finale qui signe le triomphe du critique de cinéma : « Bon vous ne voulez pas parler de votre documentaire. Libération dit : au fond, ce que vous avez filmé ne montre pas grand-chose, c’est une fable bien faite, mais on reste un peu sceptique sur le message qui est le vôtre. » [5]

    Jean-Michel Aphatie : « On reste un peu sceptique… »

    Recette n°6 : Neutraliser en tournant en dérision

    Il suffit pour cela de discréditer les visées subversives de l’invité par l’appel au réalisme des auditeurs et en lui parlant comme à un enfant que l’on essaie de raisonner.

    François Ruffin tente de présenter le film comme un film de combat contre l’oligarchie et s’attire sarcasmes et ricanements de Jean-Michel Aphatie : « Sauf à vous méprendre sur votre propre pouvoir, vous n’êtes pas prêt à renverser l’oligarchie […]. À moins que vous ne pensiez que ce renversement-là est tout proche dans les minutes qui viennent et qu’à partir de ce studio […] l’appel au coup d’État que vous avez lancé peut trouver quelque écho, à moins que vous ne pensiez cela… »

    François Ruffin s’étant risqué à affirmer que le film enfonce un coin dans la domination de l’oligarchie, Jean-Michel Aphatie riposte : « Vous ne vous accordez pas trop de pouvoir ? »

    Le pouvoir de Jean-Michel Aphatie, en revanche, n’est pas contestable.
    Recette n°7 : Neutraliser en montrant ses crocs

    Jean-Michel Aphatie, en effet, se comporte alors avec François Ruffin comme un châtelain avec un de ses domestiques, ainsi que le montrent les deux extraits ci-dessous.

     
    – François Ruffin : « J’ai cinq minutes de temps de parole… »
    – Jean-Michel Aphatie le coupe : « Ah je sais pas si vous avez cinq minutes, ça c’est pas vous qui décidez du temps de parole »
    – François Ruffin : « … sur toute l’année, et vraisemblablement c’est mon dernier passage à Europe 1… »
    – Jean-Michel Aphatie (le coupe) : « Mais peut-être pas, non non. »
    – François Ruffin : « Peut-être pas. Peut-être qu’Europe 1 sera renationalisée ou qu’on peut espérer quelque chose comme ça et que je serai à nouveau invité… »
    – Jean-Michel Aphatie le coupe : « On vous reçoit avec plaisir vous savez, on vous reçoit avec sympathie vous savez, voilà, avec tranquillité. »

    Ayant complètement occulté l’histoire conflictuelle à l’origine de cette interview, Jean-Michel Aphatie tente de faire croire aux auditeurs que François Ruffin ne doit sa présence au micro d’Europe 1 qu’au bon vouloir de sa seigneurie Aphatie, tout en condescendance :

     
    – François Ruffin : « […] je ne suis pas là parce que vous m’avez accordé ce temps de parole … »
    – Jean-Michel Aphatie (le coupe) : « Vous êtes là, vous savez pourquoi vous êtes là ? »
    – François Ruffin : « Bah dites-moi. »
    – Jean-Michel Aphatie : « Parce qu’on vous a invité »
    – François Ruffin : « Non … »
    – Jean-Michel Aphatie : « Sinon vous ne seriez pas là. »
    – François Ruffin : « Non, non, vous êtes là parce qu’il fallait éteindre… »

    François Ruffin voulait sans doute soutenir qu’Europe 1 avait été obligé de l’inviter pour répliquer à la mobilisation contre la censure. Il ne pourra pas achever sa phrase : Jean-Michel Aphatie, non sans arrogance et contre toute vraisemblance, défend la libéralité de sa station.


    – François Ruffin : « Non, non, vous êtes là parce qu’il fallait éteindre… »
    – Jean-Michel Aphatie : « Si on ne vous avait pas invité Monsieur Ruffin, vous ne seriez pas là »
    – François Ruffin : « Alors c’est toujours vous qui tendez l’os, c’est toujours vous qui tendez l’os ? Vous croyez ça ? »
    – Jean-Michel Aphatie : « Et on vous a invité, vous savez pourquoi on vous a invité ? Parce qu’on avait envie de vous inviter, voilà. »

    François Ruffin fait alors couiner un os en plastique puis le remet à Jean-Michel Aphatie
    – Jean-Michel Aphatie : « Voilà donc ça c’est un os, voilà… »
    – François Ruffin : « C’est un os que je vous remets… »
    – Jean-Michel Aphatie (le coupe) : « Et monsieur Ruffin se lève et il va quitter le studio mais nous vous remercions d’avoir accepté l’invitation d’Europe Midi, et nous vous ré-inviterons pour votre prochain documentaire. Merci Patron !, ça sort en salle aujourd’hui ! »

    La fin de l’interview résume l’affrontement et, en particulier, le combat livré par Jean-Michel Aphatie. En s’efforçant de rester courtois (non sans laisser échapper des répliques et quelques intonations d’une suave agressivité) et en donnant l’impression d’être centré uniquement sur son travail d’intervieweur, Jean-Michel Aphatie a tenté de faire passer François Ruffin pour un malotru mal élevé qui refuse la discussion.

    * * *
    Quoi que l’on pense de la prestation de François Ruffin (qui n’a pas toujours convaincu celles et ceux qui l’ont soutenu face à Europe 1), force est de constater qu’il a eu affaire à un grand professionnel et qu’il est décidément malaisé de déjouer et de contester dans les médias dominants la domination qu’ils exercent. Il faut en effet compter avec la force d’un dispositif incarné/intégré par un intervieweur parfaitement affûté et entraîné à user de tous les moyens de neutralisation d’une parole qui va à contre-courant du prêt-à-opiner dominant [6].

    Jean-Michel Aphatie et ses semblables ne sont pas seulement des rouages : ce sont aussi des agents (très actifs) d’une domination multiforme qu’ils exercent sur leur propre terrain et à leurs propres conditions.

    L’entretien de François Ruffin avec Jean-Michel Aphatie confirme la leçon de Spinoza (un adhérent récent d’Acrimed…) : « Il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie. » Tout ne peut pas être dit, n’importe où et devant n’importe qui. Nombreux sont les contestataires – nous-mêmes y compris – qui l’ont appris et l’apprendront à leurs dépens : les rapports de forces nécessaires (pour pouvoir réellement s’exprimer dans un entretien) ne se construisent pas prioritairement devant les micros. Et devant les micros, des conditions sont requises pour pouvoir exposer des « idées vraies » (ou du moins peu admises) de manière recevable pour des auditeurs non préparés à les entendre, et cela face à des intervieweurs qui se comportent en chiens de garde, garde-barrières ou chefs cuisiniers : au choix !
    Henri Maler et Denis Souchon (grâce à la transcription réalisée par Martin Coutellier)

    N.B. – Passer dans les médias ? Avec quel objectif ? Dans quelles conditions ? Avec quelle stratégie compte-tenu de l’objectif fixé et des probables conditions d’intervention ? Avec quelles chances de pouvoir réellement s’exprimer ? Sans prétendre au rôle (peu recommandable) de conseiller en communication, nous reviendrons sur ces questions qu’il nous est déjà arrivé d’aborder [7].

    Le film Merci patron ! censuré au Parisien

    Communiqué des syndicats SNJ, FO, SNJ-CGT et de la SDJ du Parisien (Acrimed).

    Les syndicats SNJ, SNJ-CGT et FO ainsi que la SDJ ont été reçus lundi à leur demande par le directeur de la rédaction à propos du film Merci patron ! dont notre journal n’a pas parlé sur décision « assumée » de Stéphane Albouy.

    Ce film auquel le journal Le Monde a consacré deux pages et Le Canard Enchaîné une demi page met en scène le groupe LVMH. Bien que diffusé dans moins de 10 salles parisiennes et une trentaine en province, il a attiré 80 000 spectateurs – ce qui est un très gros succès pour un film hors des grands circuits de diffusion – et fait l’objet d’un énorme buzz sur les réseaux sociaux.

    Pourtant, ordre a été donné aux confrères du service culture-spectacle qui avaient visionné le long métrage de ne pas le chroniquer, fut-ce en 10 lignes. De même a été repoussée plus tard une proposition de sujet du service politique sur le buzz suscité à gauche par le film sous prétexte qu’il s’agissait « d’un sujet militant », « et qu’il y avait d’autres sujets prioritaires ce jour là ». L’argument est étonnant car s’il ne faut plus parler dans nos colonnes des actes militants, la rubrique politique a-t-elle encore une raison d’être ?

    À nos yeux, et malgré les dénégations de la direction, c’est un acte de censure qui a été posé. Ou plus précisément d’auto censure. Demain sera-t-il impossible de parler d’une marque appartenant à LVMH ou de Bernard Arnault autrement qu’en termes laudateurs ? Aura-t-on le choix entre louange bien dosée ou silence honteux ? En l’espèce, c’est le silence qui a été choisi et cela nous semble encore plus préjudiciable à l’image et l’intégrité de la rédaction vis-à-vis de ses lecteurs comme des observateurs.

    Stéphane Albouy a justifié sa décision en la banalisant : « C’est mon choix, un arbitrage comme j’en fait des dizaines d’autres ». Sauf que si l’arbitrage est banal, le sujet lui est loin de l’être. « Il fallait voir le film. Ce que j’ai fait » a-t-il dit. Il ajoute n’avoir pas voulu « même en 10 lignes, faire la promotion d’un procédé déloyal, malhonnête qui a instrumentalisé les Klure » (un couple licencié par une filiale de LVMH, menacé d’expulsion de sa maison, auquel le groupe de Arnault, sous la menace du réalisateur, donne 40 000 euros et un CDI au mari chez Carrefour en exigeant en retour le secret absolu). Faudra-t-il donc désormais passer sous silence toutes les enquêtes menées en caméra cachée ou sous couvert d’anonymat de type « Cash Investigation » ? Si le procédé est à condamner, Le Parisien doit avoir la liberté de le dire et d’interroger ce fait.

    Ainsi, par exemple, la critique du film aurait pu être assortie d’un édito, ou d’un billet, sous la plume du directeur de la rédaction, pour poser clairement un certain nombre de reproches quant aux procédés du film, mais en garantissant ainsi l’indépendance de la rédaction.

    Stéphane assure qu’il n’y a eu aucune pression ni consigne venue d’en haut. Nous le croyons volontiers. C’est justement le principe de l’autocensure que de rendre inutile les pressions, en anticipant la conduite supposément attendue.

    Se pose alors la question de la confiance dans la direction de la rédaction à garantir notre liberté éditoriale et notre capacité à faire notre métier de journaliste, au risque de déplaire à notre puissant actionnaire. Nous étions attendus sur ce premier virage, comme nous l’étions par le passé pour parler des accidents sur le Paris-Dakar ou du dopage sur le Tour de France, propriétés du groupe Amaury. Il n’y avait qu’une bonne option : faire notre travail normalement et librement.

    Au final, le choix retenu est toxique : le silence pour lequel a opté le directeur de la rédaction est un message dangereux envoyé à l’actionnaire LVMH.

    Les syndicats SNJ, FO, SNJ-CGT et la SDJ du Parisien

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  • Les dix casseroles de Vinci, bétonneur de Notre-Dame-des-Landes

    par Tiffany Blandin (Reporterre)

     

    Il est le deuxième groupe de BTP au monde. Et champion français du béton, concessionnaire d’autoroutes, de parkings, de stades, d’aéroports. Il veut saccager la zone humide de Notre-Dame-des-Landes. Mais Vinci, c’est aussi une liste, non exhaustive, de dossiers destructeurs de l’environnement. Et de juteux arrangements financiers.

    Vinci : cinq lettres, un géant peu connu, le promoteur du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Aéroports du Grand Ouest (AGO), filiale du groupe et concessionnaire du site, a demandé à la justice l’expulsion immédiate des habitants historiques de la zone, qui refusent de quitter leurs terres. Le tribunal de Nantes a approuvé les expulsions lundi 25 janvier. L’éviction par Vinci de ces opposants permettrait le début des travaux de cette infrastructure très controversée.

    Mais qui connaît vraiment Vinci ? À Reporterre, nous avons eu envie de dresser un portrait du premier groupe de construction français. Qui est aussi le deuxième acteur du BTP (bâtiments et travaux publics) dans le monde, avec 38,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2014. Réparties dans une centaine de pays, plus de 185.000 personnes sont salariées par ce mastodonte.

    Quand l’État français décide de confier la construction et la concession de grands projets à une entreprise privée, la firme implantée à Rueil-Malmaison, près de Paris, remporte souvent le contrat. Elle gère ainsi 4.386 kilomètres d’autoroutes, de nombreux parkings souterrains, des stades, et même l’éclairage public de certaines communes. Le groupe se développe aussi à l’étranger. Un des principaux axes de sa stratégie est de se développer dans les aéroports, à l’étranger - et en France. Il en exploite 33. Pour connaître le détail des activités de Vinci, c’est par ici.

    Mais il y a évidemment un revers à la médaille. Bulldozers et pelleteuses massacrant l’environnement, soupçons autour de l’attribution des marchés, conditions de travail de ses salariés. Voici la liste, non exhaustive, des casseroles du géant du BTP.

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  • « Islamophobie », un mot, un mal plus que centenaire

     

    L’hostilité systématique à l’égard de l’islam est très anciennement ancrée dans la pensée occidentale. D’essence chrétienne, elle prend sa source dans l’esprit de croisade, fleurit pendant l’expansion coloniale et, après un temps de latence, reprend vigueur avec la « guerre contre le terrorisme ». Le mot « islamophobie » qui l’illustre a, quant à lui, une centaine d’années. Si désormais, au nom de la défense de la laïcité, certains intellectuels français très médiatiques ne craignent pas d’assumer la bêtise haineuse qu’il recouvre, d’autres, heureusement, s’emploient à la dénoncer.

     



    Historiquement, l’affrontement armé a encadré la totalité de l’histoire des rapports entre l’Occident et le monde musulman. Il fut le premier mode de contact, lors de la conquête arabe du sud de l’Europe, puis lors des Croisades, en Orient. Et si l’on s’en tient à la colonisation française à l’ère moderne, toutes les générations de Français depuis 1830 ont perçu des échos d’affrontements avec le monde arabo-musulman au sein de l’empire : prise d’Alger (1830), guerre menée par Abd el-Kader (1832-1847), révolte de Kabylie (1871), lutte contre les Kroumirs et établissement du protectorat sur la Tunisie (1880-1881), conquête du Maroc et établissement du protectorat sur ce pays (1907-1912), révolte en Algérie (1916-1917), guerre du Rif (1924-1926), révolte et répression en Algérie (mai 1945), affrontements avec l’Istiqlal et le sultan au Maroc (1952-1956), avec le Néo-Destour en Tunisie (1952-1954), cycle clos par la guerre d’Algérie (1954-1962). La parenthèse fut ensuite refermée...provisoirement, puisque le concept de « choc des civilisations » est revenu en force depuis le début du XXIe siècle.

    L’islamophobie, historiquement inséparable du racisme anti-arabe, a plusieurs siècles d’existence. N’est-il pas remarquable, par exemple, que certains éléments constitutifs de la culture historique des Français soient intimement liés à des affrontements avec le monde arabo-musulman ? Pourquoi Poitiers, bataille mineure, a-t-elle pris la dimension de prélude — victorieux — au « choc des civilisations » ? Pourquoi Charles Martel, un peu barbare sur les bords, est-il l’un des premiers héros de l’histoire de France, comme « rempart » de la civilisation ? Interrogez les « Français moyens », ceux en tout cas qui ont encore la mémoire des dates : Poitiers (732) arrive encore dans le peloton de tête, avec le couronnement de Charlemagne en 800, la bataille de Marignan en 1515 ou la prise de la Bastille en 1789.

    Pourquoi la bataille de Roncevaux en 778, où pas un seul musulman n’a combattu (les ennemis du preux Roland étaient des guerriers basques) est-elle devenue le symbole de la fourberie des Sarrazins, attaquant en traîtres à dix contre un ? Nul ancien collégien n’a oublié qu’il a fait connaissance avec la littérature française, naguère, par la Chanson de Roland. Et nul ne peut avoir chassé de sa mémoire la personnification du Bien par les chevaliers de lumière venant d’Occident et celle du Mal par les sombres guerriers de la « nation maudite / Qui est plus noire que n’est l’encre ». C’est plusieurs siècles avant les théoriciens et illustrateurs de la pensée coloniale que l’auteur écrit : « Les païens ont tort, les chrétiens ont le droit. » La guerre entre « eux » et « nous » commençait sous les auspices du manichéisme le plus candide. Oui, le racisme anti-arabe, longtemps (toujours ?) inséparable de l’islamophobie, a plusieurs siècles d’existence, remonte au Moyen-âge (croisades), puis à la Renaissance avec, notamment, les matamores, littéralement les tueurs de maures, de la Reconquista espagnole.

    Plus tard, à l’ère coloniale, l’hostilité fut énoncée avec la plus parfaite bonne conscience, sur le ton de l’évidence : « C’est évident : l’islam est une force de mort, non une force de vie » (1). Persuadés d’être porteurs des vraies — des seules — valeurs civilisationnelles, les contemporains de la conquête, puis de la colonisation, allèrent de déboires en désillusions : les catholiques et les missionnaires constataient, navrés, que la religion musulmane était un bloc infissurable ; les laïques intransigeants se désolaient, rageurs, de voir que leur conception de la Raison ne pénétrait pas dans ces cerveaux obscurcis par le fanatisme… Dès lors, les notions d’« Arabes » — la majorité des Français appelaient Arabes tous les colonisés du Maghreb — et de musulmans se fondirent en une sorte de magma incompréhensible, impénétrable. Hostilité de race et hostilité de religion se mêlèrent en une seule « phobie ».

    Il revenait à Ernest Renan de synthétiser tout l’esprit d’une époque :

    "L’islam est la plus complète négation de l’Europe. L’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile, c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : “Dieu est Dieu“." (La réforme intellectuelle et morale, Paris, Michel Lévy Frères, 1871)

    UN MOT QUI REMONTE À 1910

     

    Il faut nommer cet état d’esprit ; le mot « islamophobie » paraît le mieux adapté. Et contrairement à une vulgate répandue, il est plus que centenaire. La première utilisation du mot retrouvée date de 1910. Elle figure sous la plume d’un certain Alain Quellien, aujourd’hui oublié. Il proposait une définition d’une surprenante modernité :

    "L’islamophobie : il y a toujours eu, et il y a encore, un préjugé contre l’islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne. Pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen, l’islamisme (2) est la négation de la civilisation, et la barbarie, la mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de mieux des mahométans." (La politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, Paris, Émile Larose)

    Ainsi, dès sa première apparition écrite, le mot « islamophobie » était accompagné de celui de « préjugé » et du concept de « choc des civilisations ». Suivait une liste impressionnante de citations venant de tous les horizons, multipliant les reproches hostiles : l’islam était assimilé à la guerre sainte, à la polygamie, au fatalisme, enfin à l’inévitable fanatisme.

    La même année, Maurice Delafosse, étudiant lui aussi l’islam, cette fois en Afrique subsaharienne, l’emploie à son tour :

    Pris en bloc, et à l’exception de quelques groupements de Mauritanie encore hostiles à la domination européenne, l’état d’esprit des musulmans de l’Afrique occidentale n’est certainement pas opposé à notre civilisation (…). Quoi qu’en disent ceux pour qui l’islamophobie est un principe d’administration indigène, la France n’a rien de plus à craindre des musulmans en Afrique occidentale que des non musulmans (…). L’islamophobie n’a donc pas de raison d’être dans l’Afrique occidentale. (Revue du Monde musulman, vol. XI, 1910)

    Deux ans plus tard, Delafosse publie son maître ouvrage, dans lequel il reprend mot à mot son article de 1910, en remplaçant seulement les mots « Afrique occidentale » par « Haut-Sénégal-Niger ».

    En 1912, le grand savant Louis Massignon rapporte les propos de Rachid Ridha, un intellectuel égyptien, lors du congrès international des oulémas. Évoquant les attitudes des différentes puissances à l’égard de l’islam, Massignon reprend le mot à son compte : « La politique française pourra devenir moins islamophobe » (sous-entendu : que les autres puissances coloniales). De façon significative, il titre son article « La défensive musulmane » (3). On a bien lu : « défensive » et non « offensive ».

    Après guerre, Étienne Dinet, grand peintre orientaliste converti à l’islam et son ami Slimane ben Ibrahim réemploient le mot dans deux ouvrages, en 1918 puis en 1921 (4). Dans le second, ils exécutent avec un certain plaisir un jésuite, le père Henri Lammens, qui avait publié des écrits à prétention scientifique, en fait des attaques en règle contre le Coran et Mohammed. Dinet conclut : « Il nous a semblé nécessaire de dévoiler, non seulement aux musulmans, mais aussi aux chrétiens impartiaux, à quel degré d’aberration l’islamophobie pouvait conduire un savant. »

    Le mot apparaît également dans la presse, justement dans une critique fort louangeuse du premier de ces ouvrages : « Le fanatisme de Mohammed n’est ni dans sa vie ni dans le Coran ; c’est une légende inventée par les islamophobes du Moyen Âge » (5).

    UN MENSONGE HISTORIQUE QUI DURE

     

    Le mot (non la chose) va ensuite disparaître du vocabulaire jusqu’aux années 1970-1980. En 2003, deux écrivaines, Caroline Fourest et Fiametta Venner, publient dans leur revue un dossier au titre évocateur, « Islamophobes… ou simplement laïques ? » (6). Le titre de l’article introductif utilise le mot « islamophobie » assorti d’un prudent — et significatif — point d’interrogation. Il commence par cette formule : « Le mot “islamophobie“ a une histoire, qu’il vaut mieux connaître avant de l’utiliser à la légère ». Certes. Mais elles se fourvoient et, exposition médiatique aidant, elles ont fourvoyé depuis des dizaines d’essayistes, probablement des milliers de lecteurs. Car elles affirment que les mots « islamophobie » et « islamophobe » ont été en quelque sorte des bombes à retardement déposées par la révolution iranienne, puis repris par des obscurantistes musulmans un peu partout en Occident. Les deux essayistes affirment en effet :

    "Il [le mot « islamophobie »] a été utilisé en 1979 par les mollahs iraniens qui souhaitaient faire passer les femmes qui refusaient de porter le voile pour de “mauvaises musulmanes“ en les accusant d’être “islamophobes“. Il a été réactivité au lendemain de l’affaire Rushdie, par des associations islamistes londoniennes comme Al Muhajiroun ou la Islamic Human Rights Commission dont les statuts prévoient de “recueillir les informations sur les abus des droits de Dieu“. De fait, la lutte contre l’islamophobie rentre bien dans cette catégorie puisqu’elle englobe toutes les atteintes à la morale intégriste (homosexualité, adultère, blasphème, etc.). Les premières victimes de l’islamophobie sont à leurs yeux les Talibans, tandis que les “islamophobes“ les plus souvent cités par ces groupes s’appellent Salman Rushdie ou Taslima Nasreen !"

    Cette version, qui ignore totalement l’antériorité coloniale du mot, sera reprise sans distance critique en 2010 par l’équipe du Dictionnaire historique de la langue française : « Islamophobie et islamophobe, apparus dans les années 1980… », donnant ainsi à cette datation – une « simple erreur » d’un siècle — un couronnement scientifique.

    Cette « erreur » reste très largement majoritaire, malgré les mille et un démentis. Caroline Fourest a ensuite proposé en 2004 dans son essai Frère Tariq, une filiation directe entre le khomeinisme et le penseur musulman Tariq Ramadan, qui le premier aurait tenté selon elle d’importer ce concept en Europe dans un article du Monde Diplomatique de 1998. En fait, si le mot y figure effectivement, entre guillemets, ce n’est que sous forme de reprise : « On peut parler d’une sorte d’ “islamophobie“, selon le titre de la précieuse étude commandée en Grande-Bretagne par le Runnymede Trust en 1997 » (7). Il paraît difficile de faire de ce membre de phrase une tentative subreptice d’introduire un concept dans le débat français. D’autant… qu’il y figurait déjà. Un an plus tôt, dans le même mensuel, le mot était déjà prononcé par Soheib Ben Cheikh, mufti de la mosquée de Marseille : « La trentaine ardente et cultivée, il entend “adapter un islam authentique au monde moderne“, combattre l’ “islamophobie“ et, simultanément, le sentiment de rejet, de frustration et d’“enfermement“ dont souffrent les musulmans de Marseille » (8).

    LE « SANGLOT » DE L’HOMME BLANC

     

    Pour les deux écrivaines déjà citées, c’est le mot même qui est pourtant à proscrire, car il est porteur de « terrorisme intellectuel », il serait une arme des intégristes dans leur lutte contre la laïcité, interdisant de fait toute critique de l’islam.

    L’essayiste Pascal Bruckner, naguère auteur du Sanglot de l’homme blanc, sous-titré Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi (1983), pourfendeur plus récemment de la Tyrannie de la pénitence (2006), ne pouvait que partager les convictions de ses jeunes collègues :

    "Forgé par les intégristes iraniens à la fin des années 70 pour contrer les féministes américaines, le terme d’“islamophobie“, calqué sur celui de xénophobie, a pour but de faire de l’islam un objet intouchable sous peine d’être accusé de racisme (…). Nous assistons à la fabrication d’un nouveau délit d’opinion, analogue à ce qui se faisait jadis dans l’Union soviétique contre les ennemis du peuple. Il est des mots qui contribuent à infecter la langue, à obscurcir le sens. “Islamophobie“ fait partie de ces termes à bannir d’urgence du vocabulaire »." (Libération, 23 novembre 2010)

    Pour sa part, Claude Imbert, le fondateur et éditorialiste historique du Point, un hebdomadaire en pointe en ce domaine, utilisa — et même revendiqua — le mot dans une déclaration sur la chaîne de télévision LCI le 24 octobre 2003 :

    "Il faut être honnête. Moi, je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire (…). J’ai le droit, je ne suis pas le seul dans ce pays à penser que l’islam — je dis bien l’islam, je ne parle même pas des islamistes — en tant que religion apporte une débilité d’archaïsmes divers, apporte une manière de considérer la femme, de déclasser régulièrement la femme et en plus un souci de supplanter la loi des États par la loi du Coran, qui en effet me rend islamophobe."

    Cette déclaration suscita diverses critiques, qui amenèrent le journaliste à répliquer, la semaine suivante, lors de la même émission : « L’islam, depuis le XIIIe siècle, s’est calcifié et a jeté sur l’ensemble des peuples une sorte de camisole, une sorte de carcan ». Il se disait « agacé » par l’accusation de racisme dont il était l’objet : « L’islamophobie (…) s’adresse à une religion, l’islam, non pas à une ethnie, une nation, un peuple, pas non plus à des individus constituant le peuple des musulmans… ».

    Est-il bien utile de poursuivre la liste de ces nouveaux combattants, de ces modernes « écraseurs de l’infâme » (9) ? Chaque jour, parfois chaque heure, ils ont l’occasion de répéter leurs vérités, dans des hebdomadaires à couvertures en papier glacé, à la télévision, dans des cénacles, sans craindre des contradicteurs ultra-minoritaires… ou absents.

    Si l’utilisation du concept par certains musulmans fondamentalistes, à la moindre occasion, peut et doit irriter, il paraît cependant difficile de contester que des islamophobes existent et qu’ils agissent. Tout acte hostile, tout geste brutal, toute parole insultante contre un(e) musulman(e) parce qu’il (elle) est musulman(e), contre une mosquée ou une salle de prière, ne peut être qualifié que d’acte islamophobe. Et, puisqu’il y a des islamophobes, qu’ils constituent désormais un courant qui s’exprime au sein de la société française, comment qualifier celui-ci autrement que d’islamophobe ?

    Les musulmans de France n’ont nullement besoin d’avocats. Dans leur grande majorité hostiles à la montée — réelle — de l’intégrisme, ils placent leur combat sur le terrain de la défense d’un islam vrai, moderne, tolérant, tout en restant fidèle à la source.

    RÉFUTER LA LOGIQUE D’AFFRONTEMENT

     

    Parallèlement, une forte réaction s’est dessinée, par des auteurs ne se situant pas du tout dans une vision religieuse, pour réfuter et dénoncer la logique d’affrontement. Alors que l’usage même du mot apparaissait à beaucoup comme une concession aux terroristes (au moins de la pensée), Alain Gresh titra justement : « Islamophobie » un article novateur du Monde Diplomatique (novembre 2001). En 2004, le sociologue Vincent Geisser publiait aux éditions La Découverte la première étude synthétique sur la question, La nouvelle islamophobie. L’année suivante, un autre chercheur, Thomas Deltombe, décortiquait chez le même éditeur L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005.

    Les essais plus récents d’Edwy Plenel, Pour les musulmans (La Découverte, 2013) et de Claude Askolovitch, Nos mal-aimés, ces musulmans dont la France ne veut pas( Grasset, 2013) ont entamé une contre-offensive. Ce dernier affirme, dans son chapitre de conclusion :

    "Ce que la France a construit depuis vingt-cinq ans à gauche comme à droite, à force de scandales, de lois et de dénis, de mensonges nostalgiques, c’est l’idée de l’altérité musulmane, irréductible à la raison et irréductible à la République ; la proclamation d’une identité en danger, nationale ou républicaine, et tout sera licite — légalement — pour la préserver..."

    Chez les catholiques progressistes, même réponse :

    "Schizophrénie. Tandis que les révolutions arabes témoignent d’une soif de démocratie de la part des musulmans, la peur de l’islam empoisonne l’atmosphère en France et, à l’approche des élections, l’épouvantail est agité plus que jamais. Sarkozy n’a-t-il pas voulu un débat sur la place de l’islam dans la République ? Il reprend ainsi un des thèmes favoris du Front national." (Revue Golias, n° 137, mars 2011)

    Autre écho contemporain, sous la plume de Jean Baubérot, spécialiste de la sociologie des religions et de la laïcité :

    "De divers côtés, on assiste à la multiplication d’indignations primaires, de propos stéréotypés qui veulent prendre valeur d’évidence en étant mille fois répétés par le moyen de la communication de masse. L’évolution globale est inquiétante, et cela est dû à la fois à la montée d’extrémismes se réclamant de traditions religieuses (au pluriel) et d’un extrême centre qui veut s’imposer socialement comme la (non) pensée unique et rejette tout ce qui ne lui ressemble pas (…). L’Occident est le “monde libre“ paré de toutes les vertus face à un islam monolithique et diabolisé." (Le Monde, 6 octobre 2006.)

    Suit dans le même article un parallèle entre l’antisémitisme du temps de l’affaire Dreyfus et la montée de l’islamophobie au début du XXIe siècle : « De tels stéréotypes sont permanents : seuls changent les minorités qu’ils transforment en boucs émissaires. La lutte contre l’intolérance ne dispense pas de la lutte contre la bêtise haineuse ». En ces temps où les grands qui nous dirigent n’ont que le mot « guerre » à la bouche ou sous la plume, il est des phrases réconfortantes (10).

    Notes :

    (1) Arnold Van Gennep, La mentalité indigène en Algérie, Mercure de France, septembre-décembre 1913.

    (2) À l’époque synonyme d’islam.

    (3) Revue du Monde musulman, vol. XIX, juin 1912.

    (4) La vie de Mohammed, Prophète d’Allah, H. Piazza & Cie ; L’Orient vu de l’Occident, Piazza & Geuthner.

    (5) Édouard Sarrazin, Journal des Débats, 6 août 1919.

    (6) Revue ProChoix, n° 26-27, automne-hiver 2003.

    (7) Commission présidée par le professeur Gordon Conway, Islamophobia : Fact Not Fiction, Runnymede Trust, octobre 1997.

    (8) Cité par Philippe Pons, juillet 1997.

    (9) NDLR. Surnom de Voltaire, pour qui l’« infâme » était le fanatisme religieux.

    (10) On notera la prise de position de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) qui a entériné le terme d’islamophobie dans son rapport de 2013.

    Source : OrientXXI

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  • A qui profite la crise des réfugiés ?

     

    La guerre et les persécutions ont engendré un nombre record de réfugiés dans le monde entier, indique un rapport du bureau du Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations Unies. Actuellement, ce sont 59,5 millions de personnes - soit près d’un pourcent de la population mondiale – qui sont réfugiés, demandeurs d’asile ou déplacées dans leur pays. La moitié d’entre eux sont des enfants. Cette crise a fait couler beaucoup d’encre, notamment sur la réponse à lui apporter, mais très peu se demandent à qui profite cette situation tragique.

     



    La réalité est que la guerre et les conflits actuels au Moyen-Orient nourrissent la migration et l’extrémisme. La guerre bénéficie également à l’industrie de l’armement en augmentant ses profits et, par la même occasion, son influence sur les politiques publiques. Par exemple, l’US Air Force a déjà tiré tellement de missiles et de bombes (plus de 20,000) sur les positions de Daech qu’elle est sur le point d’être à court de ce type d’armement, selon un article d’USA Today daté du 3 décembre 2015. Une bonne nouvelle pour Lockheed Martin (première entreprise américaine et mondiale de défense et de sécurité), qui fabrique les missiles Hellfire.

    Selon Zacks.com, un site de recherche d’investissement, les tensions géopolitiques obligent les nations du monde à améliorer leurs capacités défensives : On peut y lire que « L’augmentation de la menace… a stimulé la demande d’armes américaines […] Ce qui bénéficie aux entreprises américaines d’armement ».

    Les cadres du complexe militaro-industriel ont assuré aux géants de la finance mondiale que plus de guerre signifie plus de marchés pour leurs produits. Le directeur financier de Lockheed Martin, Bruce Tanner, a annoncé lors d’une conférence au Crédit Suisse que la guerre au Moyen-Orient donnerait à son entreprise « un avantage non négligeable » et qu’elle a augmenté la demande de jets F-22 et F-35. A la même réunion, le journal The Intercept a rapporté que le président d’Oshkosh, Wilson Jones, avait affirmé que la menace grandissante de l’Etat Islamique allait multiplier la demande de véhicules armés.

    Pendant ce temps, les Etats du Golfe fournissent déjà des armes fabriquées aux Etats-Unis aux rebelles en Syrie. C’est en tout cas une information du Daily Mail qui cite le directeur d’une entreprise d’armement basée aux Etats-Unis « La Syrie est une zone de croissance exponentielle pour nous ».

    Selon une analyse de The Intercept, ce n’est pas une coïncidence si la valeur des stocks d’entreprises telles que Raytheon, General Dynamics, Booz Allen, Lockheed Martin et Northtop Grumann ont bénéficié d’une augmentation inopinée au lendemain des attaques terroristes sur Paris.

    La tendance est à la hausse pour la vente d’armes au niveau international, et les Etats-Unis s’accrochent à leur position de leader mondial. « Le volume du transfert d’armes majeures s’est élevé de 16% durant la période 2010-2014 par rapport à la période 2005-2009 » rapporte l’Institut International de Recherche pour la Paix basé à Stockholm.

    Pour les Etats-Unis, la vente d’armes a augmenté de 23%. « Plus que n’importe quel autre fournisseur, les Etats-Unis ont livré des armes majeures à au moins 94 destinataires entre 2010 et 2014 », selon une recherche de l’Institut. Les armes ont été dispersées partout dans le monde, mais un tiers des exportations états-uniennes ont été destinées au Moyen-Orient.

    Les armes vendues aux alliés des Etats-Unis, comme l’Irak ou l’Arabie Saoudite, ne restent pas au même endroit. « Les combattants de Daech utilisent principalement des armes pillées dans les stocks de l’armée irakienne, armes qui ont été fabriquées dans plus de douze pays, y compris la Russie, la Chine, les Etats-Unis et des pays européens », selon Amnesty International.

    « La quantité et la diversité du stock d’armes et de munitions de Daech témoignent de décennies d’irresponsabilité quant aux transferts d’armement vers l’Irak, mais aussi de multiples erreurs commises lors de l’occupation états-unienne pour la sécurisation des livraisons et des stocks d’armement, ainsi que de la corruption endémique régnant en Irak », selon le récent rapport d’Amnesty

    La Recherche sur les Conflits Armés, un groupe basé à Londres qui a analysé l’arsenal djihadiste, indique que « Daech n’a pas eu beaucoup de difficultés à piocher dans l’immense stock d’armes qui entretient le conflit en Irak et en Syrie. Armes fournies non seulement par des grandes puissances mondiales, mais aussi par des allers-retours d’exportateurs tels que le Soudan », selon un rapport du Centre pour l’Intégrité Publique. L’un des fournisseurs de munitions est une usine de Lake City, dans le Missouri, gérée par Alliant Techsystems qui a, en 2014, dépensé $1,35 milliards en lobbying.

    Et le cycle continue. Le complexe militaro-industriel utilise son poids de lobby et les contributions de la PAC (Comité d’Action Politique) pour remporter des contrats de production d’armes. Les armes utilisées outre-Atlantique créent de nouveaux ennemis. Ces ennemis interceptent ces armes et les retournent vers des cibles états-uniens.

    Les migrants désespérés recherchant la sécurité ont provoqué des vagues accrues de xénophobie, entraînant de nouvelles violences en Occident. Plus de peur et plus de violence : voilà ce qui crée de nouveaux marchés pour l’industrie de l’armement. L’augmentation des ventes fournit plus d’argent à dépenser dans le lobbying, dans les campagnes présidentielles et chez les groupes d’experts pro-conflit.

    Nous pouvons briser cette spirale en arrêtant la guerre, en accueillant les réfugiés et en interrompant l’influence injustifiée de ceux qui profitent de la violence. Le président Dwight D. Eisenhower avait raison lorsque, il y a 54 ans déjà, il mettait en garde contre « l’acquisition d’une influence injustifiée, voulue ou non voulue, par le complexe militaro-industriel ».

    « Seuls un signal d’alarme et des citoyens éduqués peuvent contraindre l’immense réseau de l’industrie et de la manufacture militaire de défense, en utilisant des méthodes et des objectifs pacifiques, afin que la sécurité et la liberté puissent prospérer ensemble », insistait Eisenhower.

    Il est temps de répondre à son appel !

    Tous droits réservés à Truthout, ne doit pas être réédité sans accord préalable.

    Traduit de l’anglais par T. F. pour Investig’Action

    Source : Truthout

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  • « C'est de l'enfer des pauvres qu'est fait le paradis des riches » (Victor Hugo)

     

    Victor Hugo a un jour écrit : « C'est de l'enfer des pauvres qu'est fait le paradis des riches ». Ce glaçant constat dressé il y a plus d'un siècle par l'auteur des Misérables est plus que jamais d'actualité. Pendant que de plus en plus de gens font face à la précarité, au chômage, à la pauvreté, à l’exclusion, l'élite mondiale des ultra-riches, elle, ne connaît pas la crise, mieux, elle en profite pour s'enrichir.

     


    Un constat alarmant

    L’organisation non gouvernementale (ONG) Oxfam a publié cette semaine un rapport sur l’état des inégalités dans le monde. Autant dire tout de suite que les riches ne se sont jamais aussi bien portés qu’aujourd’hui. Les chiffres ont de quoi donner le tournis. En effet, l’ONG prévoit qu’en 2016, les fameux 1% les plus riches posséderont plus de la moitié de la richesse mondiale. Les 99% restants devront se partager le reste du gâteau. Les 80 plus grosses fortunes de la planète détiennent ainsi autant de richesses que les 3,5 milliards des plus pauvres. Chaque adulte de cette élite possède personnellement plus de 2,7 millions de dollars. Des inégalités qui au fil des années ne cessent de se creuser. En 2010, les 1% détenaient 44% de la richesse mondiale contre 56% pour le reste. En 2020, on estime que la part de leur richesse atteindra 52,5%.

    Par ailleurs, selon une étude réalisée par la banque suisse UBS en partenariat avec le cabinet de recherche singapourien Wealth X, le nombre de milliardaires dans le monde s’élève en 2014 à 2.235, soit une augmentation de 7% par rapport à 2013. La crise économique de 2008 n’a en rien affecté l’élite mondiale, bien au contraire. Alors que des millions de personnes se retrouvaient sur le carreau du jour au lendemain, renvoyés de leur travail après de bons et loyaux services, pendant que des millions d’Européens, d’Etats-uniens sombraient brusquement dans la pauvreté et la précarité et que des pays du Sud subissaient des famines toujours plus dévastatrices, l’élite capitaliste mondiale faisait exploser ses comptes en banques. Cette énième crise du capitalisme a mis une nouvelle fois à nu ce système injuste et cruel. Et aucun pays de l’OCDE n’est épargné par cette dérive inégalitaire.

    En France par exemple, tandis que les grands patrons et les actionnaires se goinfraient de dividendes, de stock options et de retraites chapeau, la masse de la population recevait et continue de recevoir les foudres de ce système basé sur l’hyper profit de quelques-uns et l’exploitation du plus grand nombre. Les statistiques sont là pour en témoigner. Alors que, dans toute son histoire, la France n’a jamais été aussi riche, on compte plus de 140.000 sans domicile fixe. Selon l’Insee, le taux de pauvreté était de 12,6% en 2004, il a grimpé à plus de 14% en 2012. De plus, ce sont plus de 3,5 millions d’individus qui bénéficient de l’aide alimentaire et 3,8 millions de personnes qui perçoivent les minimas sociaux. Et les riches dans tout ça ? Ne nous inquiétions surtout pas pour eux, ils vont très bien ! L’Europe est en récession mais par contre la croissance des milliardaires, elle, est affolante. En effet, selon le magazine Challenges ils étaient 55 en 2013. En 2014, ils étaient 12 de plus. Leur patrimoine lui aussi se porte bien. Ce dernier a augmenté de 15% en un an, atteignant ainsi les 390 milliards d’euros. Après, on vient nous raconter que l’État est ruiné et qu’il n’a plus d’argent pour assurer les services publics.

    Aux États-Unis, pays de l’argent-roi, le constat est encore plus inquiétant. 22%, c’est la part de la richesse nationale détenue par...0,1% de la population alors qu’en 1970, cette oligarchie en possédait « seulement » 7%.

    Les 75.000 individus les plus riches détiennent, tenez vous bien, 10.265 milliards de dollars soit plus de deux tiers du PIB du pays. Depuis quelques mois, tous les médias dominants encensent l’économie états-unienne qui affiche un taux de croissance de l’ordre de 3 à 4%. Mais croissance économique ne rime pas avec réduction des inégalités. Cette croissance est en effet accaparée par les plus riches. Par ailleurs, les classes laborieuses ne profitent pas des fruits de cette croissance. Le salaire moyen stagne, voire régresse, et atteint un niveau à peine plus élevé qu’en...1964. Le salaire minimum, lui, reste bloqué à un maigre 7,25 dollars de l’heure malgré les nombreuses protestations des salariés, notamment de chaînes de fast-food qui réclament des hausses de salaires.

    Un problème éminemment structurel- L’Etat au service des riches

    Après la seconde guerre mondiale, les États ont joué un rôle prépondérant dans la conduite de l’économie permettant aux puissances occidentales d’afficher des taux de croissance annuels avoisinant les 10%. L’État se posait alors en arbitre des conflits de classes entre le capital et le travail et veillait à que les inégalités n’explosent pas. Ces taux de croissance ont permis de développer des services publics performants dans le domaine de la santé, de l’éducation, des transports, de l’énergie. Néanmoins, malgré les avancées sociales dues notamment à l’important rapport de force qu’entretenaient les syndicats et les partis communistes avec les bourgeoisies nationales, les structures économiques, sociales, politiques et culturelles ne furent pas modifiées. La domination capitaliste s’étatisa. Voilà pourquoi on parle de « capitalisme d’État » pour définir cette période des « trente glorieuses ». Cependant, il ne faut pas oublier que la prospérité qu’ont connue les pays capitalistes occidentaux au lendemain de la seconde guerre mondiale s’est faite sur le dos des peuples du Sud. Colonialisme, impérialisme, pillage des ressources naturelles, imposition par le « Nord » de dettes « odieuses »...

    La richesse des uns a provoqué la misère des autres, tout comme aujourd’hui. Puis tout a commencé à basculer avec le virage néolibéral initié aux États-Unis par Ronald Reagan et en Angleterre par Margaret Tchatcher, avant de se propager dans le reste du monde occidental et finalement dans toute la planète. Le néolibéralisme se caractérise par l’ouverture de nouveaux domaines à la loi du marché, par une financiarisation croissante de l’économie et surtout par un désengagement important de l’État dans sa participation à la gestion de l’économie. Ce désengagement est l’une des causes majeures de cette recrudescence des inégalités. Prenons quelques exemples très concrets : depuis maintenant près de 30 ans, une petite musique lancinante s’impose aux oreilles des citoyens européens. C’est la fameuse musique de la « dette ». « La dette explose ! », « L’État n’a plus les moyens » « Il faut dégraisser le mammouth », l’ « État est obèse ». Principaux dirigeants politiques, économistes, « experts », chroniqueurs, éditorialistes... Ils ont appris la chanson par cœur et la chantent à merveille. Alors, on nous répète à longueur de journée que l’ « État a trop dépensé » (pour les services publics), que l’ « État vit au-dessus de ses moyens » et qu’il faut donc baisser les dépenses sociales dans la santé, l’éducation, les allocations... Puis, on nous répète qu’il faut privatiser les entreprises appartenant à l’État et donner plus de marges aux entreprises, baisser l’impôt des plus riches...Bref, il faut libéraliser radicalement notre économie. Notons au passage que le mot « radical » n’est pas connoté de la même manière quand il s’agit de prôner un radicalisme de « gauche » ou un radicalisme de « droite ».

    Dans le vocabulaire de la noble pensée, le premier est connoté péjorativement tandis que le second est qualifié positivement. Ainsi, il faut « se serrer la ceinture ». Mais lorsqu’on regarde les chiffres de plus près, surprise, la réalité s’avère bien différente. En effet, selon un rapport du Collectif citoyen de la dette (CAC), 59% de la dette française est purement et simplement illégitime. Pourquoi ? Parce que cette dette n’est pas le fruit d’un emprunt contracté par l’État français pour financer l’économie et ainsi œuvrer à servir à l’intérêt général. Non ! Cette dette est due à une politique extrêmement avantageuse menée en faveur des plus riches. Autrement dit, l’État s’est volontairement privé de rentrées fiscales pour satisfaire la classe des plus riches. Niches fiscales, « boucliers fiscaux » (600 millions d’euros donnés aux plus riches), exonérations d’impôt, baisse de la fiscalité pour les ménages les plus aisés et les grandes entreprises comme Total (qui ne paye pas un centime d’impôt en France) … Autant de cadeaux fiscaux qui ont vidé les caisses de l’État.

    Ainsi, la part du PIB lié à ces recettes fiscales a fondu de 5 points, de 22% dans les années 1980, elle est passée à 17% au cours des trois dernières années. Et les dépenses publiques, ont-elles vraiment explosé comme aiment à nous le répéter les prédicateurs néolibéraux ? Eh bien encore une fois, le système médiatique a menti. Les dépenses publiques ont diminué en part du produit intérieur brut (PIB) passant en moyenne de 22,7% en 1980 à 20,7%. Nous avons ici l’exemple type du genre de politiques économiques qui ont favorisé l’aggravation des inégalités. L’État a donc artificiellement créé les conditions pour qu’émerge une forte inégalité entre les très riches et le reste de la société. Les messagers de la sacro-sainte parole libérale nous avait pourtant assuré que cette politique en faveur des riches profiterait à la population. Résultat ? La France connaît un chômage de masse qui touche plus de 5 millions de personnes et le nombre de travailleurs pauvres ne cesse d’augmenter. Malgré ce cuisant échec, les serviteurs politiques au service de la classe possédante persistent et signent.

    Un autre exemple très concret montre comment l’État participe à l’accroissement des inégalités. C’est le cas de l’Angleterre. Les grands patrons, qu’ils soient français, allemands, espagnols appuyés par les médias et les dirigeants politiques ne manquent jamais l’occasion de dénoncer « l’assistanat », les « assistés » autrement dits les chômeurs, les bénéficiaires d’allocations et parfois même les étudiants ou les retraités. Ces gens qui, nous dit-on, « profitent du système », ces personnes qui vivent aux « crochets de la société »... Vraiment, ces individus sont-ils vraiment les assistés du système ? Ne sont-ils pas au contraire les premières victimes de cette société injuste et inégalitaire ? Allons, remettons les choses à l’endroit et un peu d’ordre dans toute cette confusion entretenue par l’oligarchie au pouvoir. Les « assistés », les vrais, ce sont les plus riches, les grandes entreprises, les grandes fortunes, ceux qui vivent grâce à l’État, cet État « prédateur » qu’ils dénoncent quand il intervient dans l’économie et qu’ils vénèrent lorsqu’il sauve les banques de la faillite. En Angleterre donc, l’État investit dans des infrastructures qui profiteront non pas à la population mais au secteur privé. Dans le secteur ferroviaire, la situation est inédite. Depuis que le réseau a été privatisé en 1993, les dépenses publiques ont été multipliées par six ! Le réseau est privatisé mais c’est l’État qui continue à payer les frais d’entretien car les compagnies privées n’investissent pas assez. Entre 2007 et 2011, les cinq principales compagnies ferroviaires ont reçu 3 milliards de livres de l’État. C’est ce qu’on appelle communément se faire « plumer ».

    Enfin, dernier exemple : l’État exonère annuellement de 88 millions de livres sterling les familles qui envoient leurs enfants dans les écoles privées. Ces écoles étant réservées aux plus riches, les familles aisées bénéficient de la grande générosité de l’État anglais. Pendant ce temps-là, le gouvernement ultra-libéral de David Cameron a décidé de réduire les prestations attribuées aux chômeurs et aux travailleurs. C’est plus de trois millions quatre cents mille personnes qui vivent avec le salaire de subsistance soit 7,20 de l’heure. Les budgets alloués au logement, à la santé ont diminué considérablement. Cette situation où l’État veille au bien-être des riches et néglige le reste de la société a été formulée de la manière suivante par l’écrivain Owen Jones : « socialisme pour les riches, capitalisme pour les autres ».

    Que dire également de ce grave phénomène qu’est l’évasion fiscale ? Là aussi, les États font mine de ne rien voir. Pourtant, ils sont en capacité d’agir et de punir ceux qui décident de déposer leur argent dans des paradis fiscaux. On estime qu’en France l’évasion fiscale représente un coût d’environ 60 milliards de dollars par an. Ce serait entre 80 et 100 milliards d’euros en Espagne, sans compter les 40 milliards détournés par la corruption. Au total, ce sont plus de 1000 milliards d’euros qui échappent aux pays de l’Union Européenne. Enfin, les gouvernements occidentaux ont trouvé la solution pour venir en aide aux pauvres : le développement de la philanthropie et de la charité. A défaut de servir l’intérêt général, l’État délègue ces fonctions à des milliardaires comme Bill Gates par exemple. Santé, école, alimentation, ces bienfaiteurs de l’humanité s’occupent des plus démunis. L’État se dirige vers des fonctions régaliennes (sécurité, justice) et laisse la « main invisible » du marché réguler l’économie.

    On demande à l’État d’intervenir de moins en moins dans la sphère économique tout en comptant sur lui au cas où il faudrait sauver des banques en faillite ou envoyer son arsenal répressif pour tuer de jeunes manifestants pacifiques... L’essor de la charité a également pour but de légitimer la richesse des riches en les rendant indispensable. Voilà comment la société dans laquelle nous vivons s’éloigne de ses responsabilités sociales, économiques pour faire émerger la figure du riche-sauveur et ainsi le légitimer alors que c’est lui le véritable responsable des maux dont souffrent nos économies.

    Mondialisation et accroissement des inégalités

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  • "La réforme de l’immigration d’Obama est de la pure hypocrisie"

     

    D'origine guatémaltèque et vivant à Chicago, Ilka Oliva Corado est une écrivaine très prolifique dont l’œuvre s'inspire des luttes sociales pour les droits des travailleurs sans papiers et pour la diversité sexuelle. Oliva s'insurge également contre les discriminations racistes au cœur de l'empire. Dans cette interview, l'auteure analyse le sort de ses compatriotes dans le contexte pré-électoral d'un pays gouverné pendant sept ans par le "premier président noir de l'histoire".

     


    Quelle est la situation actuelle de la communauté latino-américaine aux États-Unis ?

    Aux États-Unis, les Latino-américains sont victimes de discriminations tandis que, en ce qui concerne les migrants de n’importe quel pays d’Europe, d’Asie et d’Afrique, il est rare qu’ils soient discriminés ou expulsés vers ces continents. Pour être expulsés, ils doivent vraiment avoir commis un acte répréhensible. En revanche, les sans papiers latino-américains sont l’objet de discriminations même par des agents de la circulation.

    De quelle manière ?

    La Police cherche un certain profil. Par exemple, la communauté mexicaine est la plus grande ici. Les Mexicains utilisent souvent une camionnette, la cherokee, une voiture qui est généralement utilisée en Amérique latine sur un certain type de terrain. Mais le terrain ici est tout pavé, tout est plat. Donc, il n’y a aucune raison d’acheter une voiture de ce genre... le terrain ne s’y prête pas. Mais l’explication est simple : il s’agit de réaliser un rêve. Les gens qui viennent ici pour gagner leur vie ont fait le rêve d’avoir une voiture de ce genre, car ils n’en ont jamais eue dans leur pays. Ainsi, lorsque les policiers voient une de ces voitures sur la route, ils l’arrêtent immédiatement, même s’il ne s’est produit aucune violation du code de la route. Ils l‘arrêtent parce qu’ils savent que 90 % des conducteurs sont des Latinos ou des Mexicains. La première chose qu’ils demandent sont les papiers. Si la personne ne les a pas, elle sera expulsée. Voilà le profil qu’ils cherchent.

    Et dans le monde du travail ?

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  • Rejet de la liberté d’expression et criminalisation du Net

    par le PRCF : www.initiative-communiste.fr

    Jean-Claude PAYE

    La France représente à présent, avec l’Espagne, le point le plus avancé de l’offensive des gouvernements européens continentaux contre les libertés. L’introduction, dans le code pénal, de la notion de ’glorification du ’ lui permet d’accéder au même degré de déni du droit que son voisin espagnol. En peu de temps, la France a quasiment rejoint le niveau liberticide de la Grande Bretagne dans sa capacité légale de criminaliser toute parole d’opposition. Il ne lui reste plus qu’à introduire le délit de création, par ses déclarations ou ses écrits sur un quelconque sujet, d’une atmosphère favorable au terrorisme [1], pour rejoindre le modèle anglais.

     Une inflation de lois antiterroristes.

    En moins de deux ans, la France a connu une inflation de lois antiterroristes. D’abord la Loi de programmation militaire, promulguée le 13 novembre 2014, dont nous avons rendu compte dans un précédent article [2], ensuite cette Loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme du 14 novembre 2014 et ensuite la Loi sur le renseignement [3] définitivement adoptée par l’Assemblée nationale le 24 juin 2015.

    La loi de programmation militaire fusionne droit pénal et droit de la guerre et confond ainsi intérieur et extérieur de la nation. Elle instaure un état martial en autorisant le gouvernement à attaquer les systèmes informatiques de ses ressortissants et à capturer, sur simple demande administrative, les informations et documents des utilisateurs et non plus seulement leurs données de connexion.

    La loi sur le renseignement quant à elle installe des boites noires chez les fournisseurs d’accès permettant d’enregistrer, en temps réel, l’ensemble des données des utilisateurs.

    Elle met à la disposition de l’exécutif, un dispositif permanent, clandestin et quasiment illimité de surveillance des citoyens. Cette loi est le point le plus avancé le l’attaque du gouvernement français contre la vie privée. Le ministre de l’Intérieur Cazeneuve a d’ailleurs déclaré que celle-ci n’est pas une fondamentale.

    Quant à la loi de novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, elle participe également à la criminalisation d’ et autorise le blocage administratif de sites . Sa spécificité consiste en une attaque frontale contre la liberté d’expression par l’introduction dans le code pénal de nouvelles d’incriminations, dont le traitement était jusqu’à présent réglée par le droit de la presse.

    S’attaquer au ’parcours de radicalisation terroriste’

    La loi n° 2014-1353, renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, [4] fut votée en procédure accélérée, c’est à dire que le texte n’a effectué qu’un seul passage par assemblée. La loi est formellement destinée à lutter contre l’embrigadement dans des « parcours de radicalisation terroristes ». L’objectif affiché est d’empêcher les gens de rejoindre des zones de combat et de se radicaliser sur Internet. Il part du principe que l’embrigadement des apprentis terroristes se fait essentiellement sur le Web. Ce dernier est ainsi particulièrement visé, car il est considéré comme une zone de non-droit, rendue principalement responsable du risque terroriste.

    L’article L.224-1 instaure une possibilité d’interdiction de sortie du territoire et de confiscation des documents d’identité pour des personnes, sur lesquelles pèse un soupçon « d’une volonté de rejoindre des théâtres de guerre ». On part d’un motif extrêmement vague, l’hypothèse d’un départ sur un champ de bataille, croisée avec une supposition de dangerosité au retour, afin de restreindre la liberté de circulation d’individus, sur lesquels ne pèsent que des soupçons «  d’intention terroriste ». Grâce au croisement de données, cet article installe une logique de profilage, de « suivi » du « parcours de radicalisation ». Le numérique est privilégié comme moyen permettant de d’établir des suspicions ou « de sérieuses raisons de croire. »

    L’incrimination d’ « apologie du terrorisme ».

    L’article L. 421-2-5 de la loi punit « le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes ». Les peines sont aggravées lorsque les faits ont été commis en utilisant un service de communication en ligne. Il établit que « l’apologie du terrorisme » est assimilable à du terrorisme.

    Les délits « d’apologie du terrorisme » et de « provocation à la commission d’actes terroristes » étaient encadrés par la loi sur la presse du 29 juillet 1881. Cette loi concerne tous les délits relatifs à la liberté d’expression et ne porte pas seulement sur les journaux. Elle a pour objet les injures, la diffamation, les atteintes à la vie privée, les propos racistes ou négationnistes…. y compris ceux commis par des particuliers contre d’autres particuliers. Remarquons que l’apologie d’autres crimes que le terrorisme, comme les crimes de guerre et crimes contre l’humanité, reste dans la loi sur la presse. [5]

    En retirant l’apologie du terrorisme du droit de la presse, pour l’insérer dans le code pénal au sein de la définition du terrorisme, l’article établit une relation de causalité directe entre un discours et des actes. Considérer qu’un contenu, considéré comme « glorifiant le terrorisme », est du terrorisme est ostentatoire à la liberté d’expression, car la frontière entre opinion et apologie, information et propagande, est très floue. Les spécificités du droit de la presse sont faites justement traiter ce problème. L’emploi du terme “apologie” implique une condamnation des opinions et non des actes. Or, le régime protecteur de la loi de 1881 vise précisément à éviter la pénalisation du délit d’opinion.

    Grâce à la nouvelle loi, des journalistes ou citoyens pourraient être poursuivis, pour avoir, par exemple, partagé une vidéo, mise en ligne par une organisation désignée comme terroriste ou donné la parole à des membres de réseaux politiquement diabolisés ? Depuis les attentats au journal Charlie-Hebdo, les procédures pour ’apologie du terrorisme’ se sont multipliées et une série de peines d’emprisonnement ont été prononcées. Si l’apologie consiste à justifier le terrorisme, le présenter sous un jour favorable ou l’encourager, en quoi l’exemple d’une jeune fille de 14 ans, mise en examen pour apologie du terrorisme pour avoir dit ’on est les soeurs Kouachi, on va sortir les kalachnikov’, rencontre-elle cette incrimination ? [6]

    L’apologie du terrorisme étant entrée dans le droit commun, on peut donc désormais la poursuivre en comparution immédiate, une procédure qui restreint considérablement les droits de la défense et qui permet au parquet d’ordonner l’incarcération immédiate.

     L’incrimination « d’entreprise terroriste individuelle ».

    Si le chanteur Renaud nous avait déjà appris que l’on pouvait former une « bande de jeunes à soi tout seul », cette loi, reprenant la notion étasunienne de « loup solitaire », établit qu’un individu isolé peu être considéré comme un membre d’une organisation terroriste internationale et poursuivi comme tel. L’article 421-2-6 crée l’incrimination d’« entreprise terroriste individuelle », afin de poursuivre des individus isolés selon les mêmes modalités que des groupes terroristes organisés. L’article demande que les actes d’un individu comprennent au moins deux infractions reprises sur une liste, afin de déterminer qu’il a bien une volonté de passer à l’acte. Parmi ces infractions, on relève la détention de substances dangereuses, le recueil d’informations destinées à passer à l’acte, mais aussi simplement la consultation de sites, considérés comme incitant au terrorisme.

    Ces conditions sont si «  ouvertes » qu’elles permettent à un grand nombre d’activistes, de citoyens, désirant de s’informer par eux-mêmes des problèmes de radicalisation politique ou terroristes, d’être poursuivis sur base de cet article. C’est tout l’activisme qui est en passe d’être visé, avec un volet numérique étendant de façon extrêmement large les possibilités d’incrimination.

    L’art. 421-2-6, combiné aux autres articles de la loi, confirme une logique dans laquelle tous les citoyens sont suspects. Un nombre minimal d’éléments de suspicion les classent parmi les terroristes potentiels. Les individus doivent donc constamment se demander ce que veut le pouvoir et ainsi adapter leur comportements, afin de ne pas être inquiétés.

    Blocage administratif des sites Internet.

    L’article 6-1 permet aux services de police de demander, aux fournisseurs d’accès internet, de bloquer l’accès à certains sites, afin d’empêcher les internautes, résidents en France, d’accéder à des contenus qui feraient l’apologie du terrorisme. Techniquement, les techniques de blocage sont connues pour être contournables très facilement par n’importe quel internaute sans connaissances techniques particulières. Ces instruments sont, en général, difficiles à mettre en œuvre sans risque de sur-blocage. Pour empêcher, de manière plus efficace, l’accès aux contenus sur le web, il faut mettre en œuvre des techniques de surveillance massive des connexions de l’ensemble des internautes. Ce qui est l’objet de la nouvelle Loi sur le renseignement [7] qui installe des boites noires chez les fournisseurs d’accès, enregistrant, en temps réel, la totalité des données de connexion.

    Le blocage des sites ou des contenus Internet est réalisé par la police, sans intervention préalable d’un juge. Ainsi, toute procédure contradictoire est évitée et aucune opposition ne peut contester la de l’administration. La loi s’attaque aux intentions plutôt qu’aux actes. La liberté d’information : consulter les sites internet désirés, la liberté de circulation : quitter son pays sans que les autorités ne préjugent des intentions, ainsi que la liberté d’expression sont remises en cause.

    En visant Internet, le gouvernement vise tout citoyen voulant s’informer et échapper aux injonctions de croire, promulguées par le pouvoir. La loi affecte l’ensemble de la population. Elle ne contient aucune disposition visant particulièrement le terrorisme. Cependant, elle a un impact décisif sur l’échange de communications et d’information sur Internet. Elle ne vise pas des personnes dangereuses, mais des personnes qui liraient des documents considérés comme potentiellement dangereux. Grâce au délit d’intention, les citoyens ne seront plus capables de s’informer sur ce que le gouvernement aura désigné comme « propagande terroriste ». [8] Les individus doivent donc intérioriser le surmoi et anticiper le regard du pouvoir sur leur vie privée. Afin de ne pas être éventuellement poursuivis, ils doivent faire preuve d’initiative dans l’autocontrôle de leurs comportements.

    Criminalisation de l’Internet.

    Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve a esquivé l’ensemble des questions posées, se réfugiant dans des demi-vérités, notamment sur l’intervention du juge administratif dans le processus de blocage, laissant penser que ce dernier interviendrait systématiquement, alors que le texte de loi ne le dit absolument pas. En effet, la loi ne prévoit que la supervision procédurale d’un magistrat de l’ordre judiciaire, censé s’assurer de « la régularité des conditions d’établissement, de mise à jour, de communication et d’utilisation » des sites dont l’accès est bloqué, sans qu’il ait pour autant de pouvoir décisionnaire concernant l’opportunité du blocage opéré.

    Le rapport du Conseil d’Etat sur le « Numérique et les  », publié en septembre 2014, [9] légitime également l’extra-judiciarisation des atteintes portées à la liberté d’expression dans le droit français. En parlant des « troubles beaucoup plus grands » à l’ordre public qu’induirait Internet, il tend à se situer dans la tendance de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui considère qu’Internet est un espace par essence dangereux, justifiant de plus grandes restrictions de la liberté d’expression. [10]

    Une censure automatisée.

    Outre la réhabilitation d’un pouvoir de police administrative, l’extra-judiciarisation, défendue par le Conseil d’État, passe par la légitimation de la censure privée sur Internet. Cette dernière s’est largement banalisée depuis dix ans, à mesure que des dérives, jurisprudentielles et législatives, confiaient aux hébergeurs, aux moteurs de recherche et autres réseaux sociaux, le soin de réguler la liberté d’expression. Ainsi, le rapport indique « quil ne serait pas réaliste de dénier aux acteurs privés le droit de décider du retrait d’un contenu ».

    À aucun moment, le Conseil d’Etat ne propose de préciser et de limiter la notion de contenu «  manifestement illicite », crée par les juges constitutionnels afin de contrecarrer les risques de censure privée, une notion rendue quasiment obsolète en raison d’une inquiétante extension jurisprudentielle. [11]

    Le Conseil d’État préfère conforter les logiques actuelles qui confient, aux hébergeurs et autres plateformes, la tâche de procéder à des déclarations d’illicéité. L’autre argument, avancé pour la défense de la censure privée, consiste à dire que la justice ne disposerait pas de moyens suffisants pour traiter les contentieux liés à Internet.

    Le peu de regard du Conseil d’État pour la liberté d’expression est confirmé par la lecture de la proposition n° 28 du texte, qui appelle à la censure automatisée à travers l’obligation, pour les hébergeurs et autres plateformes, d’empêcher toute nouvelle publication de contenus déjà retirés, un régime dit de « notice-and-staydown » qui ne peut être mis en œuvre qu’au travers de filtres automatiques, « scannant » les communications Internet et faisant courir d’importants risques de sur-blocage, [12]comme le reconnaît d’ailleurs le rapport.

    Jean-Claude Paye - sociologue, auteur de L’emprise de l’image. De Guantanamo à Tarnac, éditions Yves Michel 2012.

    > [1Jean-Claude Paye, ’Le modèle anglais’, colloque ’Pouvoirs exceptionnels et droits fondamentaux’, le 18 et 19 novembre 2007,Université de Caen, Faculté de droit, https://www.unicaen.fr/puc/images/crdf0606paye.pdf

    > [2Jean-Claude Paye, « Loi de programmation militaire. La France est-elle en guerre contre les Français ? », Mondialisation.ca, le 26 mars 2014, http://www.mondialisation.ca/loi-de-programmation-militaire-la-france-…

    > [3Assemblée Nationale, « Projet de loi relatif au renseignement », texte définitif, texte 542, adopté le 24 juin 2015, http://www.assemblee-nationale.fr/14/ta/ta0542.asp

    > [4« Loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme » ,JO n° 263 du 14 novembre 2014, http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000029754374&amp&nbsp ; ;categorieLien=id

    > [5« Apologie du terrorisme : la loi Cazeneuve, avant-après », L’OBS Rue 89, le 22 janvier 2015, http://rue89.nouvelobs.com/2015/01/22/apologie-terrorisme-loi-cazeneuve-avant-apres-257256

    > [6Celine Rastello, « Apologie du terrorisme : les juges vont-ils trop loin ? », L’OBS société ,le 21-01-2015 , http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20150120.OBS0379/apologie-du-terrorisme-les-juges-vont-ils-trop-loin.html

    > [7Assemblée Nationale, « Projet de loi relatif au renseignement », texte définitif, texte 542, adopté le 24 juin 2015, http://www.assemblee-nationale.fr/14/ta/ta0542.asp

    > [8« Loi Terrorisme : Sacrifier les libertés sous prétexte de lutte contre le terrorisme ? », La Quadrature du net.,https://presumes-terroristes.fr/

    > [9Conseil d’Etat, « Etude annuelle 2014 du Conseil d’Etat – Le numérique et les droits fondamentaux », La Documentation française, septembre 2014, p. 229, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/144000541/index.shtml

    > [10« L’Assemblée nationale ferme les yeux sur les dangers du projet de loi « Terrorisme », La Quadrature du Net,, le 8 sept. 2014 , https://www.laquadrature.net/fr/lassemblee-nationale-ferme-les-yeux-sur-les-dangers-du-projet-de-loi-terrorisme#footnoteref3_4ppnpih

    > [11« La , le juge et l’urgence d’une réforme », le 27 avril 2013, Wethenet.eu ,http://www.wethenet.eu/2013/04/la-lcen-le-juge-et-lurgence-dune-reforme/

    > [12« Surblocage », https://wiki.laquadrature.net/Surblocage

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