Je poste ici un assez long papier de réflexion méthodologique sur l’histoire sociale (et politique) de la Russie.
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La comparaison entre deux époques d’un même pays, comme dans le cas de la Russie d’avant 1914 avec l’URSS ou de cette dernière avec la Russie actuelle, est un exercice privé de sens s’il se limite à dresser la liste de ce qui est semblable (les soi-disant archaïsmes) ou de ce qui est différent. Il n’y a d’intérêt à se livrer à une telle comparaison que si l’objet en est de suivre des processus, d’observer comment des éléments nouveaux s’appuient, s’articulent sur des éléments anciens, ou au contraire les transforment voire les détruisent. Il faut alors être attentif aux questions que soulèvent ces différentes trajectoires. Traduisent-elles des logiques de diffusion de l’innovation, que celle-ci concerne les institutions ou les pratiques, les produits comme les formes d’organisation, par percolation ou par renversement des obstacles; les innovations repérables sont-elles à même de profiter des éléments préexistants ou au contraire ces derniers les limitent-ils, aboutissant à cantonner le changement dans des espaces clos? La comparaison ne vaut donc qu’à travers ce qu’elle nous donne à voir comme éléments de généralité ou au contraire de spécificité. Elle est l’autre face d’une tentative à penser en terme de modèle, c’est à dire de propositions cohérentes et de relations synthétisées. Radicalement opposée à une démarche platement empiriste, elle vise à soumettre le modèle à une critique salutaire pour éviter l’enfermement dans une axiomatique d’autant plus rigoureuse qu’elle serait en réalité de nature circulaire.
L’usage de la comparaison est, on l’aura compris, une démarche parallèle à celle de l’interdisciplinarité[1]. Cette dernière est avant tout programmatique et non accumulative; elle procède non pas d’emprunts successifs, ad hoc, mais de l’élaboration de programmes visant à répondre aux limites de chaque discipline, tout en en respectant les règles propres de justification et de controverse. Cette interdisciplinarité, qui récuse la fusion des disciplines comme leur enfermement sectaire, se pratique avant tout par l’échange d’objections. La comparaison transhistorique, on le devine, est une source féconde de telles objections, à condition de ne pas tenter de lire le passé à travers la norme, implicite ou explicite, d’un futur magnifié. Il n’est pas de représentation plus perverse que celle des “lendemains qui chantent”, que ceux-ci soient le socialisme ou le marché généralisé. Le passé est alors entièrement soumis à une vision normative du futur, à laquelle il ne sert que de justification, positive ou négative.
Mais, cette comparaison soulève alors la question de la « spécificité », que cette dernière concerne des caractéristiques de la société étudiée, ou qu’elle concerne au contraire un fait majeur dans l’environnement dans lequel se développe cette même société. Et, ici, il nous faut bien entendu considérer la spécificité de la situation créée par la guerre de 1914-1918. Les guerres sont, naturellement, des moments de ruptures sociales particulièrement importants. Mais, la guerre de 1914-1918, parce qu’elle concentre en elle toute une série de caractéristiques poussées à l’extrême, qu’il s’agisse de la violence tant individuelle que sociale, qu’il s’agisse de la mobilisation totale, rêvée ou réelle, de la société, constitue bien un environnement hautement spécifique. Le fait que cet événement soit survenu au moment où la société russe traversait spontanément un phase de transformations importantes a constitué un choc dont l’importance ne saurait être sous-estimé.
Russie, URSS, Russie : le choc de 1914.
L’histoire économique et sociale de la Russie et de l’URSS, s’inscrit sur une période longue qui fut traversée par plusieurs conflits armés : Guerre de Crimée, Guerre Russo-Turque de 1876-77, Guerre Russo-Japonaise (1904-1905), Première et Deuxième Guerre mondiale. Mais, ces conflits n’ont pas tous la même importance. Les trois premières guerres sont des tests de résilience de la société et de l’économie russe. Si elles ont un rôle important sur des choix politiques, elles affectent assez peu les formes d’organisations de la société et de l’économie. Il n’en va pas de même pour la Première Guerre Mondiale. Ce conflit apparaît souvent, pour certains auteurs, comme fondateur dans les ruptures que la Russie a connues et qui ont données naissance à l’URSS. Voilà qui repose la problématiques des continuités, des accidents et des ruptures dans le cours de l’histoire sociale.
Accidents et ruptures
Considérer que la comparaison transhistorique puisse être une démarche fructueuse a un certain nombre de conséquences. Il faut en particulier éviter de tomber dans une logique qui ne privilégierait qu’une continuité déterministe, obscurcissant le rôle des ruptures. La dimension mythique à laquelle la révolution d’Octobre a été haussée, par ses thuriféraires comme par ses adversaires acharnés, conduit d’ailleurs nécessairement à reprendre la question des ruptures, réelles ou imaginaires. Dans son livre consacré à ce qu’il appelle l’illusion du communisme, F. Furet très justement insiste sur l’importance de la guerre de 1914-1918 comme événement fondamental[2]. La description du conflit et des conséquences morales et psychologiques est frappante et sonne très juste. Cependant, à l’exception d’une évocation de la mobilisation à partir de Ernst Junger, la dimension de l’économie de guerre y est totalement occultée. Ceci n’est pas sans conséquence pour notre compréhension du système soviétique.
La guerre moderne, dont la Guerre de Sécession fut en un sens l’origine et le prototype, implique une interaction forte entre organisation sociale et production mises simultanément au service de fins militaires. Cette interaction fut portée à son apogée lors du premier conflit mondial, dont nous commémorons actuellement le centenaire (1914-2014). N’aborder ceci qu’à travers la mobilisation des hommes, et la question militaire, est fortement réducteur car on aboutit alors à l’occultation de la dimension organisation. On peut être légitimement surpris de l’absence dans le livre de F. Furet de certaines références, comme les ouvrages de G. Feldman[3], F. Guarneri[4] et de G. Hardach[5], pour ne point parler ici de travaux plus spécialisés et portant sur les conséquences de l’expérience du premier conflit mondial. De même, est plus que regrettable l’absence de référence à l’œuvre remarquable de B. Carroll[6]. Il ne s’agit point ici d’exiger d’un auteur une présentation exhaustive du contexte et des sources. Une telle démarche n’aurait aucun sens, car l’exhaustivité n’a en réalité aucune limite. Tout travail en sciences sociales commence par un découpage, nécessairement arbitraire, du sujet. La gêne ici provient de l’accent mis dans les premières pages de l’ouvrage sur la guerre de 1914-1918. Dans la mesure où on veut y voir, à juste titre, un événement fondateur, il faut l’envisager dans son entièreté. Limiter le champ de ses explorations n’est pas neutre, et révèle en contrepoint un projet idéologique.
La focalisation sur la dimension politique laisse ainsi dans l’ombre l’immense révolution économique qui s’accomplit, tant dans les faits que les esprits, comme contrepoint nécessaire et obligé aux horreurs quotidiennes du front. Ce faisant, on se prive d’un élément essentiel pour l’intelligence de la rupture représentée par la “Grande Guerre”. La démarche politiciste[7], non comme prise en compte de la dimension politique et des représentations qui lui sont associées, mais au sens d’une relégation valant dénégation de la dimension économico-sociale aux marges du raisonnement, retire alors pertinence et intelligibilité à l’idée pleinement justifiée de s’attaquer au traumatisme de 1914-1918 pour comprendre l’expérience soviétique. Car cette révolution, si elle a son épicentre dans les manières de travailler et de produire, s’accompagne de transformations essentielles tout autant dans le domaine des représentations que dans celui des équilibres politiques. Pour ces derniers, pensons par exemple à l’institutionnalisation du rôle de partenaire dévolu aux syndicats, qui n’eut pas été possible sans leur participation aux structures de l’économie de guerre[8]. Les représentations politiques elles aussi ont été fortement affectées par le conflit.
La révolution russe et Walther Rathenau
Que Furet insiste sur la manière dont la Révolution russe a été reçue par les grands historiens de la Révolution française est intéressant et important. Qu’il oublie d’analyser l’évolution de nombreux dirigeants allemands, dont W. Rathenau qui fut tout à la fois homme politique éminent du Zentrum allemand, grand industriel et responsable de l’organisation de l’économie de guerre allemande, est à cet égard édifiant. Car voilà un homme politique qui, à la suite de son expérience en tant qu’administrateur de l’économie de guerre allemande, se permit d’écrire : “…la nuit, je suis bolcheviste. Mais le jour, quand je vois nos ouvriers, nos fonctionnaires, je ne le suis plus ou pas encore.”[9]
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