« Les quartiers populaires ne sont pas le problème mais la solution »
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Depuis des années, le pouvoir médiatique et politique martèle des expressions telles que "quartiers sensibles", "apartheid", "territoires perdus de la République", etc. Par la banalisation de ces termes, les habitants des quartiers populaires se retrouvent ciblés et stigmatisés de façon récurrente. Malgré cela, ces derniers s'auto-organisent pour faire valoir leurs droits, dans un contexte de forte régression sociale. Ils contribuent ainsi à la transmission d'une mémoire des luttes à l'échelle nationale.
Quand et comment est né le FUIQP ?
Le Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires est né en France en 2012. Il a quatre racines historiques.
La première parce qu’il est né à la suite d’un travail de terrain sur plusieurs années, qui a fait se rencontrer deux dynamiques nationales : le Forum Social des Quartiers Populaires (2007-2011) et les Rencontres Nationales des Luttes de l’Immigration (2009-).
Ces deux rassemblements nationaux ont réuni des dizaines d’organisations, « historiques » ou plus récentes, de chibanis ou de jeunes, de femmes et d’hommes, venus de toute la France et issus des luttes autonomes des quartiers populaires et de l’immigration. De cette rencontre sont nées deux stratégies : l’une consistant en la création d’un parti politique (La Force Citoyenne Politique) dans laquelle se sont reconnues certaines associations ; l’autre consistant en la création d’un Front (FUIQP) dans lequel se sont investies d’autres associations. Car, contrairement à ce que prétendent les médias dominants, les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques. Des centaines de collectifs existent, des milliers de personnes se battent chaque jour pour leurs droits, leur dignité, contre l’injustice et la hoggra (le mépris et l’humiliation).
La seconde racine est plus ancienne. Le FUIQP est aussi l’héritier des Marches pour l’Egalité et contre le Racisme de 1983-84-85, et des nombreuses expériences historiques qui ont œuvré à créer un mouvement autonome des quartiers populaires et de l’immigration au niveau national. (1)
Il s’agissait de refuser le paternalisme infantilisant les habitants des quartiers populaires, et d’affirmer que nous sommes des sujets pensant et parlant par nous-mêmes et selon nos propres intérêts.
La troisième racine est celle des luttes de 1960-70, organisées ou résistances plus informelles des pères et mères des quartiers populaires et immigrés, des ouvriers immigrés (automobile, textile, charbon, agriculture, services, etc.), Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA), comités de soutien à la Palestine, luttes contre l’impérialisme et la colonisation, associations de femmes des quartiers, luttes des foyers de travailleurs immigrés, luttes contre les bidonvilles, premières mobilisations des jeunes des quartiers, grèves de la faim des immigrés devenus sans papiers, mobilisations contre les crimes racistes et sécuritaires, lutte contre les débuts de la « rénovation urbaine », etc.
La quatrième racine correspond à cinq siècles de résistances et de luttes acharnées des peuples contre l’esclavage, contre la colonisation, contre l’impérialisme, contre le capitalisme, contre le patriarcat. Nous sommes aussi les héritiers de tous ces hommes et de toutes ces femmes qui se sont battus par tous les moyens nécessaires pour affirmer leur dignité et pour refuser l’oppression.
Le FUIQP est né de ces racines historiques à la fois profondes et puissantes. Nos parents et grands-parents, nos frères et nos sœurs, nos camarades, nous ont légué ce beau patrimoine qui nous renforce dans nos combats d’aujourd’hui. Cette histoire nous rend fiers de ce que nous sommes et donc plus sûrs de ce que nous pouvons faire.
Quelles sont les principales caractéristiques ainsi que les objectifs de votre collectif ?
L’objectif du FUIQP est de créer une force autonome de l’immigration et des quartiers populaires. Cela passe avant tout par la constitution d’un espace d’organisation politique pour défendre nos propres revendications. Nous sommes avant tout les premiers concernés par les luttes que nous menons parce que nous vivons nous-mêmes les oppressions que nous combattons.
Notre analyse politique se distingue par le fait que nous entendons combattre les dominations de classe, de race et de sexe dans toutes leurs dimensions et à travers toutes leurs formes. Nous les comprenons comme un tout et par conséquent nous affirmons que chaque lutte sectorielle est profondément liée à toutes les autres.
Nous entendons aller à la rencontre de plusieurs générations militantes et participer ainsi à la transmission de la mémoire des luttes et de l’expérience de nos aînés, pour en apprendre le plus possible. Nous cherchons donc à mettre en place des espaces d’autoformation par l’éducation populaire car c’est l’expérience des luttes qui nous permet d’avancer.
Sur cette base, nous essayons donc de mettre en place à la fois une pratique militante au quotidien, tout particulièrement en visant les quartiers populaires, et des activités de faire ensemble, des manifestations et rassemblements réguliers ou encore des actions de promotion de l’éducation populaire. Nous menons également des campagnes de solidarité avec un grand nombre de luttes, comme avec les chibanis de la SNCF, mais aussi à travers le soutien aux familles victimes de violences policières.
Nous tenons également à signaler que, depuis cette année 2015, le militant libanais de la résistance palestinienne Georges Ibrahim Abdallah, prisonnier politique en France depuis plus de 30 ans, a accepté d’être notre président d’honneur. Il symbolise pleinement notre combat pour la justice.
Quels sont vos moyens d’action et vos perspectives ?
Notre moyen d’action a été défini par nous-mêmes : c’est l’auto-défense politique par tous les moyens nécessaires afin d’empêcher les systèmes de domination et leurs agents de nous tuer, soit directement (à travers les crimes policiers par exemple), soit par des formes de meurtres de basse intensité mais à grande échelle. Cela passe par des violences économiques, par une surexploitation au travail qui détériore notre santé, des violences institutionnelles et médiatiques qui nous humilient, nous diminuent et contribuent à nous abîmer moralement et parfois à nous détruire mentalement, etc.
C’est aussi pourquoi nous avons à cœur d’entretenir un fort esprit de famille, de solidarité et de convivialité au sein de notre organisation, et que nous affirmons que tout le monde peut et doit s’investir pleinement dans celle-ci.
Nous cherchons à créer un mouvement populaire et puissant en partant d’en bas, en progressant pas à pas et en nous structurant selon les nécessités. Nous sommes donc en constante phase d’expansion et des comités du FUIQP existent actuellement dans plusieurs villes et régions de France.
Vous avez développé un important travail de sensibilisation autour de la montée du racisme en France, notamment de l’islamophobie mais aussi du racisme anti-rom et de la négrophobie. Selon vous, s’agit-il d’un phénomène que l’on pourrait qualifier de « spontané » et en lien avec la crise économique, ou alors sommes-nous face à un problème davantage structurel ?
Un phénomène spontané ? Non. Les médias mettent en lumière le racisme à certains moments stratégiques pour les classes dominantes, mais concrètement, il a toujours été présent dans la vie des personnes qui le subissent. Est-ce qu’il a eu un commencement historique ? L’esclavagisme, les premières immigrations ou même Christophe Colomb ? En réalité, il y a du racisme à partir du moment où il y a un besoin économique, à partir du moment où l’Occident a dû inférioriser les indigènes afin de justifier la colonisation qui était nécessaire au développement du capitalisme.
C’est clairement un phénomène continu et ancré dans l’inconscient collectif à travers les représentations du Noir, de l’Arabe, du musulman, dans les chansons, le cinéma, la publicité, etc. Bien sûr, à travers les époques, le racisme peut évoluer et prendre des formes différentes. L’arabophobie et la négrophobie se sont par exemple déguisées en islamophobie. Sous couvert de défense de la laïcité, voire d’anticléricalisme, on a en fait un authentique racisme "respectable", teinté de sexisme d’ailleurs, car touchant majoritairement les femmes.
Le problème majeur de la violence raciale en France est que celle-ci s’exerce du haut vers le bas : de l’État sur une partie de la population. C’est cela qu’on appelle le "racisme structurel", "institutionnel" ou "racisme d’État". Il se caractérise concrètement dans tous les domaines de la vie sociale par la discrimination à l’embauche, au logement, dans la scolarité, par les contrôles au faciès... et son aboutissement extrême est le meurtre policier. Alors oui, les "petites gens" sont plus xénophobes en période de crise économique quand les médias leur disent que les immigrés mangent le pain des Français, mais ce ne sont pas les gens d’en bas qui font subir le racisme aux dominés, c’est bel et bien l’État.
Selon vous, quelles sont donc les véritables causes du racisme ?
Le racisme a des causes économiques et historiques. Les conquistadors de 1492, tous les empires coloniaux européens, ont eu économiquement besoin d’inventer le racisme, pour justifier l’exploitation des humains pour le profit, pour le développement du capitalisme. Et c’est la même chose aujourd’hui : si les médias occidentaux stigmatisent les musulmans, c’est parce que les puissances impérialistes ont un besoin économique de faire la guerre aux pays pétrolifères. En France, il y a une proportion importante de musulmans, c’est donc encore plus « rentable » pour les gouvernements de propager le racisme, et en particulier l’islamophobie et la négrophobie. En effet, cela permet d’un côté d’aller faire des guerres coloniales (Lybie, Mali, Syrie…), et de l’autre de créer un ennemi intérieur, qui va cristalliser toutes les peurs et rancœurs du reste de la population. Et quand on se concentre sur le faux ennemi… on en oublie totalement le vrai : celui qui remplit les poches des patrons, qui est en train de détruire le système de protection sociale, qui vend le pays aux banques les plus généreuses.
Vous associez immigration et quartiers populaires, deux termes actuellement soumis à des discours médiatiques et politiques particulièrement omniprésents et qui font l’objet d’une forte stigmatisation. Ainsi, nous entendons parler de "quartiers sensibles", "apartheid", "territoires perdus de la République", etc. Quelle signification recouvre ces termes ? Comment analysez-vous la continuité de cette stigmatisation des quartiers populaires ?
D’abord, ce n’est pas le FUIQP qui associe immigration et quartiers populaires. C’est un fait : les immigrés et leurs enfants, particulièrement issus des anciennes colonies, habitent majoritairement dans les quartiers populaires, en France. Nous sommes attachés à cette dénomination parce que « populaire », c’est le peuple, autrement dit toute la population qui n’exerce aucune forme de pouvoir et sur qui le pouvoir est exercé. Et cette impuissance est plus criante dans les quartiers que nulle part ailleurs.
Derrière chaque terme que l’on utilise, il y a une idée… quand on dit « quartier sensible », c’est pour euphémiser, ne pas parler des faits : de la pauvreté, du chômage, de la misère. Sensible ? Sensible à quoi ? C’est un joli mot… qui ne dit rien. Parfait pour les médias. Après, on pourrait décortiquer tous les termes qui sont utilisés : quartiers chauds, banlieues, zones périurbaines… Absolument aucun ne porte autant de vérité que « quartiers populaires », à notre avis. Les quartiers populaires, partout en France, sont les zones où les dominations sont les plus fortes, et c’est pourquoi ce sont de ces quartiers que partent les plus importantes formes de rébellion. Les révoltes des quartiers populaires sont les plus importantes depuis la Commune de Paris en 1871. C’est pour cette raison que le pouvoir médiatique et politique cherche à les stigmatiser de manière particulièrement raciste, pour en faire des territoires isolés et empêcher les opprimés de s’unir à un niveau national. Nous voulons au contraire montrer que les quartiers populaires ne sont pas le problème mais plutôt la solution.
Le FUIQP s’intéresse aussi à la question des violences policières et de l’impunité. Au lieu de rester sur le simple constat des statistiques, vous essayez de briser un mur de silence et ne pas laisser seules les victimes. Quelles ont été les expériences les plus marquantes pour vous dans ce domaine ?
L’expérience nous montre que seul le suivi (juridique, militant, etc.) par des collectifs permet de sortir du silence sur les crimes racistes mais aussi de relier chacun des drames aux mécanismes structurels qui les produisent. Nous ne sommes pas en présence de bavure mais du résultat d’un système étatique qui donne des missions aux forces de police ne pouvant que susciter des crimes : contrôle au faciès, surveillance des quartiers, création de la Brigade Anti-Criminalité, type d’armement des policiers, etc. Il est en conséquence important de ne pas se contenter du suivi de chaque situation mais de les relier politiquement. Il en découle la nécessite d’actions communes : manifestations nationales, forums police-justice, tribunal populaire. Ainsi nous lançons à partir du printemps une campagne « tu-me-tutoies-pas » car nous considérons que la violence suprême qu’est la mort est le résultat d’une multitude de petites violences du tutoiement au non respect des personnes.
Trente ans après la Marche pour l’Egalité vous avez fait appel à une mobilisation massive pour ce 31 octobre. Quelle fut l’importance historique de la Marche et quels sont les enjeux de cette mobilisation dans le contexte actuel ?
La Marche pour l’Egalité fut l’acte de naissance d’une génération militante. Elle fut productrice de dynamiques militantes qui ont marqué ces trois dernières décennies. Elle posa les questions de l’auto-organisation des immigrés et des quartiers populaires. Elle fut un acte de rupture avec le paternalisme antérieur. Elle fut un acte de dignité. Trente ans après, l’oppression subie est la même, les inégalités et les discriminations sont massives et systémiques. Les crimes policiers continuent en toute impunité. Pour toutes ces raisons, nous avons de nouveau besoin de mobilisations communes et nationales. Dans un monde où se multiplient les nouvelles guerres coloniales, où le racisme structurel est de nouveau à l’offensive, il est temps de reprendre l’offensive. C’est à cela que contribue la marche de la dignité. Nous voulons faire le maximum pour qu’elle soit une véritable reprise de l’initiative par nous-mêmes, selon nos priorités et pour nous-mêmes.
Note :
1) A travers une succession d’associations telles que Mémoire Fertile, le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues, le Mouvement Autonome de l’Immigration, le Mouvement des Indigènes de la République, etc.
Source : www.investigaction.net
Sur la Marche de la Dignité