J’ai commencé la rédaction de ce livre sur cette terre où des milliers de paysannes et paysans, d’intellectuels et de professionnels, de religieuses et de prêtres qui, au nom de leur foi en un Évangile libérateur, ont versé leur sang pour prendre la défense des victimes de la guerre, pour s’opposer à des politiques assassines et à une économie prédatrice, pour consoler les affligés, redonner courage à un peuple à bout de souffle. Ces femmes et ces hommes demeurent une inspiration pour quiconque croit encore qu’un autre monde est possible.
El Salvador, septembre 2008
L’avion descend, enveloppé d’énormes cumulus blancs. En bas, les champs de canne à sucre et de maïs, les pâturages, les vergers et les plantations de café dessinent une splendide courtepointe d’ocres et de verts. Dans les campos, on distingue des villages et des hameaux disséminés dans les montagnes. Les toits de tôle des fermettes brillent au soleil. De nombreux volcans se pointent fièrement dans ce paysage bucolique du Salvador, le plus petit pays des Amériques. Le visage rivé au hublot, mon esprit plane dans le passé récent, celui de la guerre des années 80. Tant de sang versé a imbibé cette terre durant l’insurrection populaire qui affronta le pouvoir oppresseur de quelques familles de propriétaires terriens et une armée appuyée généreusement par les États-Unis. Ce sang semble s’écouler encore aujourd’hui dans les rivières limoneuses qui irriguent le grand corps de la Mère nourricière.
Me revient à la mémoire la voix de l’évêque martyr Oscar Romero, assassiné en 1980 pour avoir pris la défense des victimes de cette folie meurtrière. Pendant plus d’une heure, dans son homélie du dimanche à la cathédrale, il énumérait les crimes commis durant la semaine.
— Le 13 mars, dans les zones contigües à Las Vueltas ont été assassinés les paysans José Aristides Rivera, Orestes Rivera et leur mère. On a retrouvé le cadavre de José Efraín Arévalo Cuellas qui avait été capturé le 9 mars à San Miguel ; il portait des marques de torture. Ce même jour furent capturés les jeunes Osmín Landeverde, Manuel Sanchez, Javier Mejía et Carlos García de Quetzaltepeque… (1)
…et l’évêque d’égrener ainsi un interminable chapelet d’horreurs vécues par son peuple.
Mon souvenir se porte aussi vers Ita Ford avec qui j’avais œuvré au Chili : elle et sa compagne Carla Piette, toutes deux de la congrégation de Maryknoll (2), avaient accepté l’invitation de l’évêque Romero à venir travailler auprès des réfugiés de la guerre à San Salvador. Huit mois après l’assassinat de Romero, le 2 décembre 1980, Ita et trois autres missionnaires étasuniennes furent enlevées, violées et assassinées par des soldats sur la route de l’aéroport, là même où je roule présentement sous un ciel soudainement courroucé.
J’ai commencé la rédaction de ce livre sur cette terre où des milliers de paysannes et paysans, d’intellectuels et de professionnels, de religieuses et de prêtres qui, au nom de leur foi en un Évangile libérateur, ont versé leur sang pour prendre la défense des victimes de la guerre, pour s’opposer à des politiques assassines et à une économie prédatrice, pour consoler les affligés, redonner courage à un peuple à bout de souffle. Ces femmes et ces hommes demeurent une inspiration pour quiconque croit encore qu’un autre monde est possible.
Dans cette cathédrale de San Salvador d’où la parole prophétique de l’évêque Romero a retenti jadis à travers toute l’Amérique centrale convulsionnée, règne aujourd’hui un calme plat. On y célèbre un culte hors-la-vie, une religion-refuge loin des réalités sociales qui divisent toujours profondément la nation : disparité économique, pauvreté endémique, violence des gangs de rue, corruption.
L’archevêque Lacalle a exilé la dépouille vénérée de son prédécesseur Romero au sous-sol du temple, agacé par l’affluence des petites gens qui viennent quotidiennement prier sur sa tombe. Une Église des catacombes naît, souterraine, marginalisée, bannie par les instances hiérarchiques. Venus des quartiers populaires périphériques, les disciples de Mgr Romero se réunissent dans la crypte tous les dimanches et maintiennent vive leur espérance envers et contre tous.
À la défense de la théologie de la libération
Oscar Romero fut un prophète des pauvres de toute l’Amérique latine. Il fut isolé par ses confrères évêques, dont certains intégraient les Forces armées comme aumôniers. Le pasteur s’était plaint à ses proches que le pape Jean-Paul II ne le comprenait pas. En condamnant la théologie de la libération, le Vatican s’est acharné sur cette Église des pauvres qui naissait dans les communautés de base (3) de tout le continent.
En mai 2007, Benoît XVI se rendait à Aparecida au Brésil pour inaugurer la Conférence des évêques des Amériques. Lors d’une conférence de presse qu’il donna durant le vol, le pape Ratzinger renouvelait ses accusations. J’ai alors décidé de m’adresser à mon frère Benoît pour l’inviter respectueusement à écouter le peuple des croyantes et des croyants et à laisser de côté ses condamnations.
La réaction à ma lettre fut enthousiaste et universelle : sur Internet, elle fut reproduite dans toutes les langues européennes par des organisations, des paroisses, des revues chrétiennes prestigieuses. Des centaines de témoignages me sont parvenus d’Amérique latine, du Canada, d’Europe de l’Ouest et même de diocèses orthodoxes de Moscou et de Lettonie ! Je retiens ce commentaire laissé par une Péruvienne sur le web :
« La latino-américaine que je suis comprend ta vie, ton parcours fidèle à Jésus qui t’a appelé à le suivre en mettant les pieds sur la terre crevassée, là où les problèmes cessent d’être des théories, se transforment en vérités douloureuses et exigent dialogue, amour et compassion avec ceux et celles qui souffrent. Dans nos pays, on ne peut occulter la pauvreté et tu l’as compris avec ta propre vie… C’est pourquoi je t’exprime ma profonde admiration et ma reconnaissance parce que toi, frère, tu es de ceux qui ont joué leur vie, dans un sacerdoce au service du peuple violenté et appauvri et, même si je ne te connais pas, je suis certaine que ton visage exprime la joie de ceux qui ont aimé profondément notre Maître unique contemplé parmi les pauvres et les petits. Merci de m’aider à penser ma vie, merci de t’être dépensé sur nos terres. »
Signé : Lucrecia.
Voilà ce qui m’a pressé d’écrire ce livre, témoignage de ce que mes yeux ont vu des efforts titanesques que les peuples ont déployés pour s’en sortir dans ce continent saigné par le grand capital. C’est aussi un plaidoyer pour des dizaines de milliers de religieuses missionnaires, de laïques et de prêtres qui ont accompagné avec passion et enthousiasme les populations opprimées de l’Amérique latine et des Caraïbes. Venus de tous les coins du monde, ces personnes ont fait leurs les aspirations des peuples qui les ont accueillis.
Notes:
- Homélie du 16 mars 1980 ; il sera assassiné le 24 mars durant la messe.
- Maryknoll est la Société des Missions-étrangères des États-Unis : elle est composée de religieuses, de prêtres et de laïques.
- Regroupement de familles croyantes qui partagent leur vécu et leur foi dans un quartier ou un hameau
Source: extrait du livre « En mission dans la tourmente des dictatures. Témoignage de Claude Lacaille. Haiti-Equateur-Chili, 1965-1986 ». Novalis, Montréal, 2014. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.