Dans la soirée du vendredi 15 juillet, des putschistes de l’armée turque ont tenté de renverser le gouvernement d’Erdogan. Après une nuit de chaos marquée par des affrontements entre les conjurés et les forces loyalistes, le président a repris la main. Depuis, 6.000 personnes ont déjà été arrêtées, Erdogan promettant « d’éliminer le virus de toutes les institutions étatiques ». Bahar Kimyongür nous éclaire sur cette mystérieuse tentative de coup d’État et ses possibles répercussions.
Qui sont ces putschistes et quelles étaient leurs motivations ?
Sur les putschistes, nous avons eu très peu d’informations, dont certaines contradictoires. La confrérie Gülen a été accusée. Ce mouvement d’inspiration soufie est très influent dans le monde musulman. Son fondateur, Fetuhllah Gülen, a notamment financé grâce à de riches donateurs la construction d’écoles un peu partout. Il a soutenu la montée au pouvoir de l’AKP, le parti d’Erdogan. Mais un conflit a ensuite éclaté entre les deux hommes forts. En 2014, un scandale d’écoutes téléphoniques a mis en lumière des affaires de corruption au sein de l’AKP. Gülen qui dispose de nombreux relais au sein de la police et de la magistrature était déjà pointé du doigt. Depuis 2014, 1800 personnes soupçonnées d’appartenir à la confrérie ont été arrêtées. En janvier, un procès retentissant a condamné Gülen pour haute trahison. Mais ce dernier est exilé aux Etats-Unis. C’est depuis la Pennsylvanie qu’il a réfuté les accusations sur le coup d’État ce week-end.
D’autres voient dans cette tentative de putsch la main d’officiers kémalistes de l’armée, des soldats qui se réclament du nationalisme laïc lancé par le père fondateur de la République de Turquie, Atatürk. Mais aucun élément ne permet d’étayer ces propos. Avec les procès Balyoz et Ergenekon, des purges ont été menées ces dernières années pour liquider les derniers kémalistes de l’armée. D’ailleurs, ceux du Parti républicain du peuple n’ont pas soutenu le putsch. En fait, aucune formation politique n’a appuyé la tentative. Et pour cause, l’identité des conjurés et leur mode opératoire ont soulevé de nombreuses interrogations. Inconnus au bataillon, ils ne disposaient visiblement d’aucun relais au sein de la population, dans les médias ou parmi la classe politique. Ils ont même bombardé le Parlement, conduisant les députés à se réfugier dans un abri. Les putschistes se sont ainsi aliénés tous les partis politiques, y compris ceux de l’opposition qui sont pourtant engagés dans une lutte féroce contre Erdogan. Cette tentative de coup d’État a ainsi débouché sur la publication d’un communiqué conjoint des partis politiques pour condamner l’opération. C’est du jamais vu en Turquie. Erdogan reste détesté par beaucoup de monde. Mais son slogan « La démocratie a été sauvée« , bien que totalement fallacieux, est parvenu à rassembler différentes composantes de la population.
Finalement, la véritable opposition est restée spectatrice d’un conflit qui a opposé deux franges du pouvoir, avec Erdogan d’un côté et Gülen de l’autre. D’autant plus que cette tentative de coup d’État est arrivée à un moment inattendu. En Égypte par exemple, le putsch du général Sissi est survenu au lendemain d’une grande manifestation populaire contre le gouvernement de Morsi. Mais en Turquie, nous savions que la grande majorité de la rue était acquise à Erdogan. Il n’y avait pas de mouvement social qui aurait pu appuyer cette opération militaire qui finalement, se résume à un coup d’épée dans l’eau. L’armée turque s’est pourtant déjà illustrée avec force dans ce genre d’exercice. Nous l’avons vu à l’œuvre avec le coup d’État de 1960 qui a conduit à la pendaison du Premier ministre islamo-libéral et pro-US, Adnan Menderes. C’est encore l’armée turque qui intervient dans le putsch de 1971 avec la pendaison de leaders de mouvements estudiantins marxistes. Enfin, la grande muette a frappé à nouveau avec le coup d’État de 1980. Là, tout le monde y est passé avec 650.000 personnes arrêtées et torturées, 49 pendaisons, 300 disparitions… Nous n’avons pas assisté à une telle démonstration de force vendredi. La tentative de putsch ressemble surtout à un dernier baroud d’honneur de quelques soldats minoritaires. Il y avait des rumeurs selon lesquelles de nouvelles purges allaient être menées. Les conjurés sentaient sans doute leur fin venir et ont tenté un dernier coup de poker, de manière précipitée.
Il y a quelques années encore, Erdogan semblait tout puissant. La Turquie affichait l’une des plus belles croissances économiques et revenait au-devant de la scène internationale tandis que l’AKP engrangeait de beaux scores aux élections. Mais le président semble aujourd’hui de plus en plus contesté. Embourbée dans le conflit syrien, la Turquie est devenue le théâtre d’attentats. La croissance économique s’est essoufflée alors que le chômage et la dette ont augmenté. En juin 2015, après treize années de domination, l’AKP perd la majorité absolue aux élections législatives et n’a repris la main qu’au moyen d’un scrutin anticipé en novembre de la même année. Entretemps, la dérive autoritaire d’Erdogan a été largement critiquée. Comment expliquer cette évolution ? Le président turc est-il sur le déclin ?
Depuis son arrivée au pouvoir, Erdogan n’a jamais vraiment été inquiété. Sauf en 2013, avec les manifestations de Gezi. La population était descendue dans la rue pour protester contre le gouvernement. Toutes les formes d’opposition s’étaient alors rassemblées si bien qu’Erdogan avait été contraint de sortir le grand jeu répressif. Le scandale des écoutes téléphoniques a ensuite éclaboussé l’AKP en 2014. Une fois de plus, le président a répondu par une escalade de la violence avec de nombreuses arrestations dans le monde de la justice. Nous pouvons donc observer que tous ceux qui contestent trop le pouvoir d’Erdogan finissent en prison ou au chômage. Cela vaut tant pour les simples manifestants que pour les magistrats.
Avec ces affaires, Erdogan a perdu de sa crédibilité sur la scène internationale. Mais il reste très populaire en Turquie. Il a gagné le cœur et l’esprit de la population conservatrice à coup de grands travaux et de versets coraniques. Certains le voient comme une sorte de prophète. Un véritable culte s’est développé autour de sa personne. Et ce n’est pas nouveau. Déjà lorsqu’il était maire d’Istanbul, Erdogan était parvenu à tisser ses réseaux et à s’attacher les faveurs du petit peuple. En ce sens, il était très complémentaire de Gülen qui disposait pour sa part de relais islamistes au sein de l’élite et des hautes sphères de l’appareil d’État. C’est pourquoi Gülen a collaboré avec la coqueluche des masses, Erdogan, pour favoriser la montée de l’AKP. Jusqu’à ce qu’Erdogan se rende compte qu’il avait suffisamment d’assise populaire pour tourner le dos à son partenaire. Gülen a essayé de se venger avec l’affaire des écoutes. Et je pense qu’aujourd’hui encore, il lui restait suffisamment de relais pour lancer cette tentative de putsch. Si dans un conflit, nous avons tendance à voir les gentils d’un côté et les méchants de l’autre, en Turquie, le combat qui oppose Erdogan à Gülen nous offre les deux faces d’une même médaille. Sur le plan religieux, Gülen présente sans doute un islam plus discret et plus humble. Il vivrait d’ailleurs des allocations sociales dans un petit appartement aux Etats-Unis. Tandis qu’Erdogan est beaucoup plus bling-bling et affiche un islam clinquant pour conquérir les masses. Mais tous les deux ont des profils de dictateurs conservateurs. Ce sont des ultralibéraux sur le plan économique. Et ils entretiennent des liens étroits tant avec les Etats-Unis qu’Israël.
Il n’est d’ailleurs pas impossible que Washington ait donné son feu vert à Gülen qui vit aux Etats-Unis depuis de nombreuses années. Plusieurs personnalités turques, dont le ministre du Travail, ont accusé Obama d’avoir été secrètement favorable aux conjurés. Ce n’est pas rien ! Le président US a sobrement condamné la tentative de putsch. Si l’opération avait réussi, je ne pense pas qu’il aurait fustigé Gülen. Car ces derniers temps, Erdogan a trop souvent désarçonné les Etats-Unis. Washington a besoin de fonctionnaires dociles. Or, le président turc est un fonctionnaire instable. Il a profité de son partenariat avec les Etats-Unis pour mener son propre agenda néo-ottoman, quitte à marcher sur les plates-bandes d’Obama. Rappelez-vous, quand Obama a commencé à bombarder l’État islamique en s’appuyant sur les Kurdes au sol, Erdogan soutenait l’État islamique et bombardait les Kurdes !
Le putsch a échoué. Quelles pourraient être les conséquences de cette faillite ?
Nous allons assister à un retour en grâce d’Erdogan. En échappant au coup d’État, le président va pouvoir consolider sa mainmise sur la Turquie. Dorénavant, je vois mal comment la moindre forme de désobéissance institutionnelle pourrait être exprimée à l’égard d’Erdogan. Le président a profité de cette opération pour parachever le grand nettoyage qu’il avait commencé. On parle beaucoup des quelque 3000 militaires arrêtés. Mais il y a aussi 2450 magistrats qui ont été démis de leurs fonctions. 140 juges et procureurs ont été placés sous les verrous, dont deux juges de la Cour constitutionnelle. On voit bien que la répression dépasse largement le seul cadre de cette tentative de putsch. Le risque à présent, c’est que tout le monde se retrouve encore plus exposé à la violence d’Erdogan : les partis d’opposition, les syndicats, les mouvements estudiantins…
Il pourrait également y avoir des répercussions sur la scène internationale. Un revirement avait déjà été amorcé. Erdogan semble revenir à sa doctrine initiale, « zéro problème avec les voisins ». Cette stratégie consistait à établir des partenariats avec tous les pays de la région, sans exclusive ni accointance idéologique. Les Turcs y avaient renoncé pour mener une politique néo-ottomane plus offensive. L’objectif était de constituer une zone d’influence sunnite contrôlée depuis Ankara avec Erdogan pour sultan. Ils ont vu que ce projet était voué à l’échec. Soutenu par les amis de la péninsule arabique, il était rejeté en bloc par l’Égypte et la Syrie. Erdogan a donc commencé à se montrer plus raisonnable. La dimension économique a joué évidemment. La riviera turque est désertée. Les centaines de milliers de touristes russes qui venaient faire trempette en Turquie ont abandonné les plages et les hôtels. Si bien que les petits commerçants ont exprimé leur mécontentement au gouvernement. Le tourisme a pris une ampleur considérable ces dernières années et représente aujourd’hui 6 % du PIB turc. Le pays est devenu la sixième destination mondiale avec 36 millions de visiteurs par an. Mais les récents événements ont fait baisser les revenus du tourisme et augmenter le chômage.
Tout cela a conduit Erdogan à calmer le jeu. Il se montre plus conciliant avec Poutine et s’est excusé pour l’avion abattu. Il s’est également rapproché d’Israël. Il a émis l’hypothèse de nouer des liens avec Sissi en Égypte. Le dernier volet de cette volte-face diplomatique est venu du Premier ministre. Binali Yildirim envisage un début de normalisation avec le gouvernement syrien. On ne sait pas si c’est sincère. Mais on peut s’attendre à ce qu’Erdogan adopte une position plus apaisée sur la Syrie. Ce qui pourrait conduire à un gel des relations avec les jihadistes. Ces derniers souffriraient du blocage des frontières turques. Avec un risque de représailles évidemment. D’ailleurs, peu de temps après la reprise des discussions avec la Russie, la Turquie a essuyé un massacre à I ‘aéroport d’Istanbul. Nous n’avons pas beaucoup d’éléments d’information sur cet attentat, mais nous connaissons l’origine des terroristes : un Russe, un Ouzbek et un Kirghiz. Jusqu’à maintenant, l’État islamique semblait ménager la chèvre et le chou en évitant de revendiquer les attentats perpétrés en Turquie. Mais si le dernier corridor reliant le fief de l’État islamique, Raqa, au monde extérieur est fermé, les tensions risquent d’augmenter. Surtout si Erdogan se rapproche de la Russie et, par ricochet, de la Syrie.
Source: Investig’Action