Mohamed Hassan : « Pas touche à l’Érythrée ! »
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Le drame humanitaire des migrants en Méditerranée a placé un pays de la Corne de l'Afrique relativement méconnu au centre de l'attention médiatique. L'Érythrée serait en effet le plus grand pourvoyeur de réfugiés. Les témoignages de ces derniers construisent l'image d'un État terrifiant où règnent dictature, torture et famine. Très peu de journalistes se sont pourtant rendus en Érythrée. À contre-courant des quelques informations qui nous parviennent sur ce mystérieux pays, Mohamed Hassan dénonce une campagne de diabolisation. Spécialiste de la Corne de l'Afrique, il interroge ce qui se dit, mais surtout ce qui ne se dit pas sur l'Érythrée. Et il se joint aux représentants des communautés érythréennes d'Europe réunis ce 22 juin à Genève pour lancer un message clair à l'Occident : « Pas touche à l'Érythrée ! » (#handsoffEritrea)
Depuis le dernier naufrage de migrants en Méditerranée, l’Érythrée est au centre de l’attention. Vous qui connaissez bien ce pays et qui vous y rendez souvent, que pensez-vous de ce qu’on écrit sur l’Érythrée dans la presse occidentale ?
Il faut tout d’abord s’interroger sur la manière dont les médias nous informent sur l’Érythrée. Les témoignages des réfugiés sont nombreux. Mais avez-vous entendu ceux de la diaspora qui soutiennent le gouvernement érythréen ? Avez-vous pu lire les réponses du président, d’un ministre ou même d’un ambassadeur aux attaques qui sont adressées à l’Érythrée ? Imaginez que vous deviez informer sur Cuba, que vaudrait votre analyse si vous ne preniez que les témoignages des Cubains exilés en Floride ? Quand la presse procède de la sorte, de manière unilatérale, sans donner la parole à toutes les parties, on est plus dans la propagande que dans l’information.
Les témoignages rapportés ne sont-ils pas fiables selon vous ?
Évidemment, ceux qui fuient l’Érythrée ont leur point de vue. Mais je remarque quelques lacunes systématiques dans le portrait qui est dressé de ce pays. Par exemple, on pointe le fait qu’aucune élection n’ait été organisée depuis l’indépendance du pays en 1993. On évoque aussi les mesures prises par le gouvernement en 2001 à savoir la fermeture des médias privés et l’arrestation d’opposants politiques. Mais on ne dit rien sur le contexte. On pourrait dès lors croire tout simplement que le président Isaias Afwerki a été soudainement frappé d’un excès d’autoritarisme. On dresse ainsi le portrait d’un tyran lunatique. On l’accuse même d’être alcoolique et d’avoir de l’argent planqué en Suisse. Sans apporter la moindre preuve évidemment. La réalité est différente. Isaias Afwerki est un homme lucide qui n’a aucun problème avec la boisson. Quand on connait un minimum l’Érythrée, c’est aberrant de devoir tordre le cou à de telles rumeurs ! Le président est modeste. Si vous vous rendez à Asmara, vous le croiserez peut-être en train de se balader dans la rue, en sandalettes et sans gardes du corps. On est loin de l’image du tyran mégalomane qui exploite son peuple pour sa richesse personnelle.
Vous parliez des mesures de 2001. Que s’est-il passé que les médias n’évoquent pas ?
En 2001, l’Érythrée sortait d’une guerre terrible avec son voisin éthiopien. L’Érythrée était une ancienne colonie d’Éthiopie, elle a mené la plus longue lutte du continent africain pour obtenir son indépendance. Mais l’Éthiopie ne l’a jamais digéré et un conflit a éclaté entre les deux pays en 1998. Durant la guerre, certains médias privés d’Érythrée corrompus par l’Éthiopie ont appelé à renverser le gouvernement érythréen. Des politiques et des officiers de l’armée ont également collaboré avec l’ennemi, espérant profiter du conflit pour prendre le pouvoir à Asmara. Cette guerre a ainsi fait tomber bien des masques en Érythrée, d’autant plus que personne ne donnait cher de la peau du gouvernement. Mais il a finalement réussi à repousser l’invasion éthiopienne. Et il a ensuite pris des mesures de sécurité en interdisant les médias privés et en emprisonnant ceux qui avaient collaboré avec l’ennemi. Rappelons également que des élections étaient prévues avant la guerre. Une commission électorale avait été mise sur pied et préparait le scrutin juste avant l’invasion.
Sur le plan démocratique, la situation n’est donc pas des plus réjouissantes, certes. Mais lorsque l’on aborde ce problème, il faut avoir une analyse globale qui tient compte du contexte. Ce que les médias occidentaux ne font pas.
Il n’y a plus eu de guerre avec l’Éthiopie depuis quinze ans. Mais toujours pas d’élections non plus. Et l’information reste aux mains de l’État. Pourquoi ?
Tout d’abord, les tensions restent palpables entre les deux pays. Le gouvernement éthiopien se lance régulièrement dans des diatribes belliqueuses à l’encontre de son voisin. C’est d’ailleurs à la lumière de ce contexte tendu qu’il faut analyser la question de la circonscription en Érythrée. Contrairement à ce qui a été dit dans la presse, les jeunes ne sont pas enrôlés de force et à vie pour le service national. Avant la guerre, la durée de ce service était fixée à dix-huit mois. Elle a augmenté ensuite durant le conflit, mais a été ramenée depuis à sa durée initiale. L’Érythrée compte quelque 6 millions d’habitants. C’est presque la moitié de la Belgique. De l’autre côté, l’Éthiopie a une population de 90 millions d’habitants. Vous comprenez très vite que l’Érythrée n’a pas les moyens humains ni matériels pour construire une grande armée capable de tenir tête à son voisin. Le gouvernement n’a pas non plus la volonté de dépenser beaucoup d’argent là dedans. D’où le service national qui permet de faire appel à une armée de réserve en cas de conflit.
Ensuite, n’oublions pas que l’Érythrée est située dans une des régions les plus chaotiques de l’Afrique. Sur cette question d’ailleurs, le gouvernement a un avis très intéressant dont on n’entend malheureusement pas parlé. Il estime que l’ingérence des puissances néocoloniales est principalement responsable des conflits qui traversent la Corne de l’Afrique. Et pour apaiser les tensions, l’Érythrée préconise de rassembler tous les acteurs régionaux autour de la table pour dialoguer pacifiquement, sans interférences des puissances étrangères. Enfin, le gouvernement est assez franc sur le sujet : les élections et les médias privés ne sont pas sa priorité, n’en déplaise à la vision ethnocentriste des Occidentaux qui glorifient le bulletin de vote au détriment d’autres enjeux plus cruciaux. Le gouvernement érythréen se bat avant tout sur le terrain du développement. Cela, les médias n’en parlent pas si bien qu’ils passent, selon moi, à côté de l’essentiel. En effet, après son indépendance, l’Érythrée a refusé les aides de la Banque mondiale et du FMI, ainsi que les programmes qui allaient avec. « Les Érythréens savent mieux que ces institutions internationales ce qui est mieux pour l’Érythrée », avait rétorqué le président Afwerki.
Ce faisant, l’Érythrée est devenue le premier pays d’Afrique à atteindre les objectifs du millénaire. Ce programme avait été mis au point par les Nations unies en 2000 pour éradiquer la famine, développer les soins de santé et l’éducation, améliorer les conditions de vie des femmes et des enfants, etc. Il reposait essentiellement sur l’aide de l’Occident, mais est quelque peu tombé aux oubliettes avec la crise économique. Or, ce que nous montre l’Érythrée et qui est exceptionnel, c’est qu’un pays africain n’a pas besoin de l’aumône de l’Occident pour se développer. Il faut au contraire mettre un terme au pillage organisé par la Banque mondiale, le FMI et toutes ces institutions qui veulent imposer le néolibéralisme aux pays du Sud.
Début juin, le Haut Commissariat pour les Droits de l’Homme des Nations Unies a publié un rapport accablant sur l’Érythrée. D’après ce rapport, le gouvernement érythréen est « responsable de violations flagrantes, systématiques et généralisées de droits de l’homme ». Le rapport ajoute que « ces violations pourraient constituer des crimes contre l’humanité ».
Là encore, le rapport se base uniquement sur des témoignages de réfugiés, le gouvernement érythréen ayant refusé l’accès à la commission d’enquête des Nations unies. Or, un rapport construit à partir des seuls témoignages de demandeurs d’asile ne peut être fiable. En effet, pour obtenir le statut de réfugié politique, certains n’hésitent pas à travestir leur nationalité et à raconter ce que le pays d’accueil veut entendre. Parmi les réfugiés érythréens, vous avez ainsi des Éthiopiens qui se font passer pour ce qu’ils ne sont pas afin d’obtenir le droit d’asile. En 2013, deux parlementaires français ont remis au ministre de l’Intérieur un rapport pointant la proximité dangereuse entre ceux qui aspirent au statut de réfugié politique et les migrants économiques. Pour ces derniers, des réseaux mafieux qui gèrent les filières de passage vers l’Europe proposent de faux témoignages et des dossiers de persécution tout préparés. Ensuite, si certains inspecteurs de l’ONU font leur travail courageusement quitte à déplaire aux grandes puissances, d’autres n’hésitent pas à sacrifier leur devoir d’objectivité sur l’autel des intérêts politiques. En 2011 par exemple, le même Haut Commissariat pour les Droits de l’Homme facilitait l’intervention de l’OTAN en dénonçant la répression en Libye de manifestants pacifiques à coups de tanks, d’hélicoptères et d’avions. Aujourd’hui, on sait que ces accusations étaient totalement farfelues. Mais elles visaient à mettre la pression sur le gouvernement libyen. La même chose se produit avec l’Érythrée.
Qui veut mettre la pression sur l’Érythrée et pourquoi ?
Sur le plan économique et politique, l’Érythrée est un caillou dans la chaussure du néocolonialisme occidental. L’Afrique est un eldorado pour les multinationales. C’est le continent le plus riche... avec les gens les plus pauvres ! Et voilà qu’un pays africain déclare et prouve par la pratique que l’Afrique ne peut se développer qu’en s’affranchissant de la tutelle occidentale. Le président Afwerki est très clair sur la question : « Cinquante ans et des milliards de dollars d’aide internationale postcoloniale ont fait très peu pour sortir l’Afrique de sa pauvreté chronique. Les sociétés africaines sont devenues des sociétés d’éclopées. » Et il ajoute que l’Érythrée doit pouvoir se tenir sur ses deux propres pieds. Alors, comme tous les leaders africains qui ont tenu ce genre de discours contre le colonialisme, Isaias Afwerki est devenu un homme à abattre aux yeux de l’Occident.
Le gouvernement érythréen ne facilite-t-il pas la campagne de diabolisation en refusant d’accueillir une commission d’enquête des Nations unies ?
Il faut comprendre ce qui peut apparaitre comme une attitude fermée. Tout d’abord, l’Érythrée traine un lourd contentieux avec les Nations unies. Le pays avait été colonisé par les Italiens. Après la Deuxième Guerre mondiale et la défaite de Mussolini, l’Érythrée aurait dû obtenir son indépendance, mais on l’a rattachée à l’Éthiopie contre sa volonté. L’ancien Secrétaire d’État US, John Foster Dulles, déclara à l’époque : « Du point de vue de la justice, les opinions du peuple érythréen doivent être prises en considération. Néanmoins, les intérêts stratégiques des Etats-Unis dans le bassin de la mer Rouge, et les considérations pour la sécurité et la paix dans le monde, rendent nécessaire que ce pays soit rattaché à notre allié, l’Éthiopie. » Cette décision a eu des conséquences catastrophiques pour les Érythréens. Ils ont été littéralement colonisés par l’Éthiopie et ont dû mener une lutte terrible pendant trente ans pour obtenir leur indépendance.
De plus, durant ce combat, les Érythréens ont affronté un gouvernement éthiopien soutenu tour à tour par les Etats-Unis et l’Union soviétique. Durant la guerre froide, vous faisiez généralement partie d’un bloc ou de l’autre. Mais vous ne vous retrouviez pas avec les deux superpuissances de l’époque sur le dos ! Ça laisse des marques évidemment.
Voilà pourquoi l’Érythrée estime aujourd’hui qu’elle n’a pas de comptes à rendre à la soi-disant « communauté internationale ». Elle défend farouchement sa souveraineté pour mener à bien sa révolution. Tout n’est pas parfait évidemment. Les Érythréens sont d’ailleurs les premiers à le reconnaitre. Malgré les résultats exceptionnels pour un tel pays en matière de santé, d’éducation ou de sécurité alimentaire, tous vous répondront avec beaucoup d’humilité qu’il y a encore beaucoup à faire. Mais pour que l’Érythrée continue à progresser, la meilleure chose à faire est de ne pas vouloir décider à la place des Érythréens. C’est pourquoi je me joins à la diaspora pour interpeler les Nations unies : « Pas touche à l’Érythrée ! »
Source : Investig’Action
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