Les réalités morbides de cette monarchie ubuesque sont parfaitement connues depuis belle lurette, écrivant quotidiennement et sous nos yeux son cortège d’abominations, au vu et su de tous, comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe. Mais… motus et bouche cousue ! Jusqu’à très récemment, il était proprement inconcevable de lire dans la grande presse occidentale quoique ce soit un tant soi peu critique à l’encontre de cette « dictature protégée ». Alors, pourquoi les plumes, les langues et les oreilles se délient-elle seulement aujourd’hui ?
Nouvelle donne géopolitique
On peut d’abord avancer trois causes géopolitiques « larges » : un redéploiement et une délocalisation des intérêts américains ; le retour de l’Iran dans le concert des nations ; une résurgence le l’ancestrale confrontation des mondes sunnite/chi’ite. Viennent ensuite une série de considérations plus « micros » : la faillite des révoltes arabes ; la surenchère entre Al-Qaïda et l’organisation « Etat islamique » ; l’extension territoriale du terrorisme islamiste ; enfin, une guerre de succession récurrente au sein même de la monarchie saoudienne. D’une manière générique et hormis le livre pionnier de Jean-Michel Foulquier, quelques candides dont Alain Chouet[1], Xavier Raufer[2], Pierre Conesa[3] et votre serviteur[4], répètent depuis plus d’une vingtaine d’années que l’Arabie saoudite constitue l’épicentre de l’Islam radical, de son financement et de son extension. Depuis toutes ces années, les mêmes étaient remisés au rayon, soit des doux rêveurs, soit des dangereux subversifs ou encore plus clairement accusés d’être des amis des dictateurs officiels, les nationalistes arabes s’entend !
Plus sérieusement, les éditorialistes parisiens comme nos gouvernants ont oublié l’une des annonces les plus importantes faites par le président Barack Obama au début de son second mandat. En substance, ce dernier expliquait que, pour les trente à quarante ans à venir, les intérêts stratégiques américains fondamentaux se situaient dans l’Asie-Pacifique et en Asie centrale. Par conséquent, les Proche et Moyen-Orient perdaient leur centralité, jusqu’ici incontestée dans l’agenda des priorités du Département d’Etat et des grandes sociétés américaines. Cette annonce officialisait ainsi l’obsession « eurasienne » martelée depuis des décennies par l’ancien conseiller à la sécurité du président Carter et inspirateur inoxydable des administrations démocrates - Zbigniew Brzezinski -, notamment dans son livre programme Le Grand échiquier - L’Amérique et le reste du monde[5].
Dans cette perspective, il devenait impératif pour Washington de normaliser ses relations avec l’un des pays clef de cette Route de la soie vitale allant de Venise à Vladivostok, à savoir la Perse éternelle… Ce fut la signature de l’accord sur le nucléaire iranien. Rarement dans les annales de la diplomatie, une négociation aura été aussi longue et compliquée. Au terme de plusieurs prolongations et d’une ultime journée de tractations fiévreuses, l’Iran et les pays du « P 5+1 » (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne) sont finalement parvenus à un compromis sur le nucléaire iranien, aux premières heures de la journée du mardi 14 juillet à Vienne. L’arrangement fait près d’une centaine de pages, composé d’un texte principal et de cinq annexes. Lourd de conséquences majeures, immédiates et à plus long terme, cet événement historique déclencha l’ire de l’Arabie saoudite, des autres monarchies du Golfe et de plusieurs pays sunnites.
Le grand retour de l’Iran
Ce retour de l’Iran dans la communauté internationale entraîne plusieurs conséquences lourdes, notamment sur le plan pétrolier. En 2012, l’Iran, qui exporte quelque 1,5 million de barils de brut par jour, était le second plus grand exportateur des pays de l’Organisation des pays exportateurs. La même année, les autorités iraniennes estimaient que les revenus annuels générés par cette industrie pourraient atteindre 250 milliards de dollars en 2016. Selon les estimations les plus sérieuses, les revenus pétroliers de l’Iran ont augmenté d’un tiers sur l’exercice 2012 pour atteindre 100 milliards de dollars, malgré les sanctions américaines. Aujourd’hui, l’Iran prévoit d’investir un total de 500 milliards de dollars dans le secteur pétrolier avant 2025.
Avec la levée des sanctions, la reprise annoncée des investissements étrangers pourrait se concrétiser durant ce premier semestre. « On devrait enregistrer un dégel progressif des avoirs financiers iraniens à l’étranger à partir du début 2016 », explique Michel Makinsky, chercheur associé l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), « mais sur les 100 à 150 milliards de dollars que les Américains prétendaient bloqués, pas plus de 30 milliards ne semblent être, pour l’instant, mobilisables ». Face à ce marché de 80 millions d’habitants, les entreprises occidentales ont déjà repris le chemin de Téhéran depuis plusieurs mois dans un contexte politique très marqué par le président Hassan Rohani qui souhaite faire de l’Iran un « pays émergent prenant toute sa part dans l’économie mondiale et mondialisée ». Sur le plan financier, les autorités cherchent à restructurer le système bancaire autour de la Banque centrale et une relance des relations avec le Fonds monétaire international.
« Des politiques prudentes ont permis de retrouver une croissance positive l’an dernier et de réduire l’inflation à 15%, explique les experts du Fonds, « les autorités ont également stabilisé le marché des changes et avancé sur la réforme des subventions. Mais l’économie reste confrontée à des défis structurels. La forte baisse des prix mondiaux du pétrole a refroidi l’activité. Les entreprises pâtissent aussi d’une demande atone, le système bancaire étant confronté à des actifs improductifs élevés et des arriérés accumulés par le secteur public. Le chômage reste élevé, environ 10,5 % ». Le gouvernement iranien ambitionne d’atteindre un taux de croissance de 8 % par an, le FMI misant sur 4 à 5 % en 2017. Dans ce contexte, Téhéran souhaite lancer de grands chantiers d’infrastructures routières, portuaires et aéroportuaires. Les projets sont prêts mais les banques attendent l’effectivité de la levée des sanctions. Une mission européenne (France, Grande Bretagne, Allemagne) s’est récemment rendue à Washington pour obtenir des précisions auprès de l’administration financière américaine.
Mais dans l’ambiance de la primaire de leurs prochaines élections présidentielles, les Etats-Unis tentent toujours de freiner l’investissement européen dissuader les Européens en Iran. Quoiqu’il en soit et quel que soit le prochain président des Etats-Unis, le retour du pétrole iranien sur le marché mondial et la reprise des investissements étrangers s’annonce d’ores et déjà comme un mouvement irréversible. Dans tous les cas de figures, ces prévisions placent l’Iran en situation de s’imposer comme la véritable puissance régionale face à ses deux principaux concurrents de proximité que sont la Turquie et Israël. Cette reconfiguration régionale et internationale ne manque pas de raviver Une guerre de cinq mille ans, pour reprendre les mots du grand journaliste Paul Balta[6].
Une guerre de cinq mille ans
Dans ce contexte, l’une des premières initiatives du nouveau roi Salman d’Arabie saoudite est d’intervenir militairement au Yémen voisin contre la rébellion houthi, politiquement soutenue par Téhéran. À partir du 26 mars 2015, la force aérienne royale saoudienne, avec l’appui de plusieurs pays sunnites dont l’Égypte et les membres du Conseil de coopération du Golfe excepté Oman, effectue des bombardements sur de nombreuses positions houthis dans l’ouest du pays, dont l’aéroport international El Rahaba et le palais présidentiel de Sanaa. L’ambassadeur saoudien à Washington précise que « l’opération vise à défendre le gouvernement légitime du Yémen et à empêcher le mouvement radical houthi (soutenu par l’Iran) de prendre le contrôle du pays ».
Les États-Unis déclarent également fournir un soutien opérationnel en matière de logistique et de renseignement. Selon la chaîne de télévision Al-Arabiya basée à Dubaï, le royaume saoudien engage dans cette opération une centaine d’avions de guerre et plusieurs dizaines de milliers de soldats. Depuis plus de dix mois, l’aviation saoudienne ravage l’un des pays les plus pauvres du monde, avec l’aval de Washington et des pays européens sans que cela n’émeuve beaucoup la grande presse internationale, les professionnels des droits humains et des indignations sélectives. Dans ce conflit oublié mais très meurtrier, la monarchie wahhabite combat aujourd’hui ses anciens alliés Zaydites qui ont affronté, entre 1962 et 1970, les forces de la République arabe du Yémen, à l’époque soutenues par l’Egypte. A l’époque, Riyad n’hésitait pas à s’allier avec les parents des Houthis actuels, en réalité très éloignés du chi’isme duodécimain iranien, contre des « tribus républicaines » soutenues par Nasser, le Grand Satan d’un nationalisme arabe appuyé par Moscou.
Mais l’intervention yéménite actuelle a été précédée par des soutiens réitérés au soulèvement des tribus sunnites et des groupes terroristes qui ne supportent pas l’avènement d’un nouveau pouvoir chi’ite en Irak dès le printemps 2003. Le GID, les services secrets de Riyad, n’hésitent pas à financer et armer Abou Moussab al-Zarqawi, le chef d’Al-Qaïda en Irak qui opère à partir du Kurdistan d’Irak. C’est à ses tueurs qu’on doit, notamment l’assassinat de Sergio de Mello, le représentant spécial de l’ONU à Bagdad le 29 août 2003 et une série d’attentats meurtriers à Bagdad, ciblant de manière récurrente, personnalités, quartiers et mosquées chi’ites.
En fait, depuis la fin des années 1980, les services du prince Turki al-Faysal Bin Abdulaziz - l’un des parrains d’Oussama Ben Laden - financent et appuient les groupes salafo-jihadistes au Liban et les Frères musulmans de Jordanie. Le 8 décembre 2004, à l’occasion d’un entretien avec le Washington-Post, le roi Abdallah II de Jordanie - un pays allié de Riyad, de Washington et de Tel-Aviv - avait surpris aussi bien le monde arabo-musulman que ses partenaires occidentaux en mettant en garde contre l’émergence d’un « croissant chi’ite » allant de l’Iran au Liban, comprenant également l’Irak post-Saddam, la Syrie des Assad, Bahreïn et les régions pétrolières d’Arabie saoudite…
Décapitations publiques
En écho à ce fantasme de la menace grandissante d’un croissant chi’ite et accompagnant la montée en puissance des révoltes arabes (printemps 2011), Riyad arme la rébellion sunnite en Syrie, l’encourageant à renverser le régime de Damas (alaouite, composante hétérodoxe du chi’isme). Simultanément, en mars 2011, l’armée saoudienne réprime dans le sang les manifestations de la place de la Perle à Manama, la capitale de Bahreïn dont la population est majoritairement chi’ite. Autrement dit, cette politique saoudienne de la canonnière antichi’ite vient de loin, connaissant une dernière péripétie aggravante avec l’accident survenu à Mina durant le pèlerinage de La Mecque le 24 septembre 2015.
Environ un millier de personnes, essentiellement chi’ites trouvent la mort lors d’un mouvement de foule provoqué par les forces de l’ordre accompagnant le déplacement d’un prince saoudien. Non seulement les services locaux de sécurité sont en-dessous de tout, mais circonstance aggravante : l’ancien ambassadeur d’Iran à Beyrouth, en charge notamment des liaisons avec le Hezbollah libanais, participant au pèlerinage, disparaît lui aussi dans de mystérieuses circonstances. La goutte d’eau qui fait déborder le vase, c’est bien-sûr le communiqué de l’agence officielle saoudienne SPA annonçant l’exécution – le 4 janvier dernier - d’un homme condamné à mort pour un meurtre de droit commun. Ahmed ben Obeid al-Harbi avait été reconnu coupable d’avoir tué par balle un autre Saoudien à la suite d’une dispute. Cette sentence porte à 48 le nombre d’exécutions depuis le 1er janvier 2016. En une seule journée - le 2 janvier - 47 personnes, dont le dignitaire chiite Nimr Baqr al-Nimr, ont été exécutées en Arabie saoudite après avoir été condamnées pour « terrorisme ». L’année dernière, selon un décompte de l’AFP basé sur des chiffres officiels, le royaume avait en effet mis à mort 153 personnes, contre 87 en 2014. Les exécutions ont généralement lieu par décapitation et en public. Elles concernent aussi bien des Saoudiens que des étrangers.
Le 7 octobre 2011, le dignitaire chi’ite saoudien Nimr Baqer al-Nimr écrivait[7] : « depuis notre naissance, nous sommes soumis à l’oppression, à l’intimidation, aux persécutions et à la terreur, au point que même les murs nous faisaient peur. Même les murs ! Y a-t-il quelqu’un qui n’a pas subi l’injustice et l’oppression dans ce pays ? J’ai plus de 50 ans, soit un demi-siècle. Depuis que je suis venu au monde, je ne me suis jamais senti en sécurité dans ce pays, nulle part, depuis mon enfance. Nous sommes continuellement accusés, menacés et agressés de toutes parts... Nos poitrines resteront nues face à vos balles et nos mains resteront vides (sans arme), mais nos cœurs resteront emplis de foi… Nous n’avons qu’une alternative : vivre sur cette terre en hommes libres et dignes, ou y être enterrés avec les honneurs (après le martyre)… Nous ne cesserons de dénoncer votre oppression et de revendiquer nos droits ».
Révoltes arabes et guerres de succession
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